Le 25e président de la République française s'appelle Mohammed Ben Abbes. Polytechnicien et énarque, promotion Nelson Mandela, le président du parti Fraternité musulmane a été élu en 2022 face à Marine Le Pen, avec le soutien du PS et de l'UMP et lors d'un second tour organisé en deux fois après des attaques de bandes armées sur des bureaux de vote.
C'est du moins l'histoire des années à venir telle que la raconte Soumission, sixième roman de Michel Houellebecq, qui a déjà déclenché une intense polémique médiatique: œuvre provocatrice ou charge zemmourienne, voire crypto-lepéniste, de la part d'un auteur qui déclarait en 2001 que «la religion la plus con, c'est quand même l'islam»?
Hollande, sortant silencieux
Soumission est, selon des termes que reprend l'auteur lui-même, un «thriller» de «politique-fiction» qui utilise tous les dirigeants français de premier plan de ce début de XXIe siècle. Marine Le Pen, vêtue de tailleurs à la Merkel destinée à la présidentialiser. Nicolas Sarkozy, dont on comprend qu'il s'est à nouveau retiré de la vie politique après avoir été battu en 2017. François Bayrou, qui devient Premier ministre du président Ben Abbes. Manuel Valls, éliminé au premier tour de la présidentielle pour quelques centaines de milliers de voix. Ou encore Jean-François Copé, quatrième seulement avec 12% et qui, «hâve, mal rasé, la cravate de travers, [...] donnait plus que jamais l'impression d'avoir été mis en examen au cours des dernières heures». Les commentateurs politiques qui y font le tour des plateaux s'appellent Christophe Barbier, Renaud Dély, Yves Thréard. Voilà pour la politique.
Et la fiction? On l'a dit, un président issu d'un parti musulman et qui islamise progressivement la France, en commençant par son enseignement. Mais aussi un détail minuscule, et apparemment sans intérêt, sur lequel on peut s'arrêter, les dates auxquelles y ont lieu l'élection présidentielle: les 15 et 29 mai 2022. Des dates a priori impossibles, pour qui se souvient que la présidentielle 2012 a eu lieu les 22 avril et 6 mai, et que Jospin avait été éliminé un 21 avril –avec son second tour Fraternité musulmane-FN, Soumission nous offre d'ailleurs un 21 avril au carré.
Houellebecq, qui a travaillé à l'Assemblée nationale au début des années 90 comme informaticien, n'en a apparemment pas profité pour potasser sa Constitution, dont l'article 7 dispose que «l'élection du nouveau Président a lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l'expiration des pouvoirs du Président en exercice». Pour organiser une présidentielle aux dates données dans Soumission, il faudrait que cet article ait été abrogé pour donner toute latitude au gouvernement dans l'organisation du scrutin (hypothèse hautement improbable) ou bien que le mandat du président sortant ait commencé entre le 5 et le 20 juin 2017.
Cela serait possible, à l'extrême rigueur, si le président élu cette année-là était immédiatement décédé ou avait démissionné et si un autre scrutin avait été organisé dans la foulée. Mais non, pourtant, dans Soumission, la présidentielle de 2017 s'est passée normalement. François Hollande a été réélu face à Marine Le Pen, et il est bien là, sortant et quasiment silencieux, qui, quand il se présente «comme le "dernier rempart de l'ordre républicain"», suscite chez les journalistes «quelques rires, brefs mais très perceptibles».
«Aussi politisé qu'une serviette de toilette»
Conclusion: la chronologie politique présentée par Houellebecq dans Soumission est impossible (en 2022, selon toute probabilité, la présidentielle devrait plutôt avoir lieu les 24 avril et 8 mai, dates déjà utilisées en 1988). Reste à savoir pourquoi. Soit parce que, «aussi politisé qu'une serviette de toilette», comme le dit son personnage, Houellebecq n'a pas fait attention aux dates et s'en fiche: «pure foutaise» que «toute cette accumulation de détails réalistes», comme il faisait dire au narrateur d'Extension du domaine de la lutte... Soit il l'a fait exprès, peut-être pour, par goût du symbolisme, fixer au 29 mai ce jour où son narrateur tente de prendre la route de l'exil pendant que la France affronte, dans une atmosphère de guérilla, un second tour de scrutin cataclysmique –souvenons-nous qu'il a fait de son vote «non» au traité constitutionnel européen, lors du référendum du 29 mai 2005, un des rares qui ont compté dans sa vie d'électeur.
Mais que l'une ou l'autre hypothèse soit la bonne, la conclusion est la même: si le calendrier politique de 2022, tel que l'écrit Houellebecq, est impossible au vu de la France réelle de 2015, alors Soumission n'est pas tant une politique fiction qu'une uchronie: il s'est produit, avant 2015, dans son monde, une ou plusieurs choses (un évènement divergent) qui ont fait dévier sa réalité de la nôtre. Il y a quelques années, des fans de la série télé A la Maison Blanche, constatant que le calendrier électoral de la série n'était pas aligné sur celui de la vraie vie, s'étaient ainsi amusés à imaginer qu'ils avaient pu diverger au moment de la démission de Nixon en 1974.
Pour aboutir à une présidentielle dans la deuxième quinzaine de mai, on pourrait, de la même façon, imaginer que Jacques Chirac a fait adopter le quinquennat dès son entrée en fonction et, sa popularité en berne, a choisi de démissionner en avril 1997 plutôt que dissoudre. Le mandat présidentiel en eût été plus court, et toute la face de la politique française à venir changée –aboutissant, sous la plume du prix Goncourt 2010, ce casting évidemment totalement inimaginable dans notre monde réel: un président socialiste indécis, un leader centriste à l'ambition qui raye le parquet et un dirigeant de droite menacé par les affaires.