Grand admirateur de Clémenceau, Manuel Valls n’a pas oublié une des fameuses tirades du vieux tigre: «Quand on veut enterrer un problème, on crée une commission.» Confronté à l’imbroglio du dossier des autoroutes, le Premier ministre a en effet botté en touche en décidant de constituer un groupe de travail dont les conclusions ne pourront aboutir avant début 2017, à la fin du quinquennat présidentiel.
Une façon de transmettre la patate chaude à son successeur, après le pétard allumé par Ségolène Royal sur les hausses injustifiées des péages autoroutiers et les hypothèses qui ont jailli pour récupérer la manne autoroutière au profit des caisses de l’Etat.
Les options les plus inattendues ont fusé à la suite des préconisations d’une mission parlementaire, comme la résiliation des contrats en cours ou la renationalisation des autoroutes. Qui peut imaginer que l’Etat, qui supporte déjà une dette de plus de 2.035 milliards d’euros, aurait intérêt à s’endetter d’une quarantaine de milliards supplémentaires, si on ajoute les indemnités à verser aux sociétés concessionnaires (soit quelque 2% de plus), alors que les rentrées fiscales pâtissent de l’absence de croissance pour remplir les caisses et que le vrai défi pour lui consiste surtout à réduire ses dépenses?
Dans un rapport, la Cour des comptes préconise une autre voie: obliger les concessionnaires à respecter leurs engagements et les représentants de l’Etat à assumer leurs responsabilités dans les contrôles. De toute façon, même dans l’hypothèse d’une renationalisation, les péages autoroutiers n’auraient pas été révisés à la baisse; l’automobiliste n’y aurait rien gagné. Et si l’on se réfère aux augmentations de certains tarifs publics comme à la SNCF, la nationalisation n’est pas non plus une garantie de hausses modérées.
Le groupe de travail créé par Manuel Valls aura pour mission d’étudier une renégociation des contrats ou leur résiliation. Si on exclut la deuxième hypothèse dans l’immédiat, la première a déjà été préconisée par l’Autorité de la concurrence, quitte à renégocier en contrepartie la prolongation des contrats de concession. Problème pour le gouvernement: une décision devait être prise avant le 31 décembre dernier. Trop court. Il fut donc décidé de ne rien décider, sauf la création d’un comité ad hoc, histoire de faire retomber la pression. Au moins ne résiliera-t-on pas à la légère...
Ecotaxe, le bricolage à tous les stades
On voit, avec l’exemple d’Ecomouv’, ce que peut coûter à l’Etat de ne pas honorer sa signature: en remettant en question le principe de l’écotaxe pour les poids lourds et en déchirant le contrat conclu avec la société chargée gérer le système, il va lui en coûter plus de 800 millions d’euros –la moitié en reprise de dettes bancaires et la moitié en indemnités. Sans présumer du contentieux dans lequel Ecomouv’ pourrait vouloir s’engager, ni du coût de la réaffectation ou du démantèlement des portiques qui étaient destinés à faire fonctionner le système.
Les automobilistes, qui vont payer 2 centimes de plus par litre de carburant pour compenser un manque à gagner qui était destiné à financer des projets de transports publics, apprécieront la manœuvre.
Les grands gagnants de cette volte-face sont… les routiers étrangers, qui ne seront pas touchés par l’écotaxe et ne paieront pas la surtaxe de 2 centimes, dans la mesure où ils prennent soin de remplir leurs réservoirs dans les pays où le carburant est moins taxé. Belle réussite, alors que l’objectif consistait précisément à renchérir le coût du transport pour relocaliser certaines opérations réalisées hors des frontières!
Il avait été question, au dernier trimestre 2014, d’une taxe de transit sur tous les poids lourds, qui aurait remplacé l’écotaxe. Mais elle a également volé en éclat. Et on voit mal comment, au nom de l’égalité de traitement, Bruxelles accepterait une surcharge fiscale pour les camions européens immatriculés dans d’autres pays membres. Les «bonnets rouges» ont fait plier l’Etat, qui perd sur toute la ligne.
Où est l’expertise acquise dans les délégations de service public?
Pourtant, dans les deux cas, il ne s’agit ni plus ni moins que de mettre en place des délégations de service public pour gérer l’exploitation de réseaux d’infrastructures. Les contrats de concession entrent dans cette catégorie. Et qu’il s’agisse de délégations «à l’ancienne» comme pour les transports urbains de voyageurs, l’approvisionnement en eau ou le ramassage des ordures, ou bien de partenariats publics privés (PPP), plus modernes mais fondés sur la même logique, la France dispose d’une très grande et très ancienne expertise.
On en connaît les avantages mais aussi les risques et les limites. Les retours d’expérience doivent permettre de mettre au point des contrats qui évacuent les mauvaises surprises. Aussi, lorsque la gauche et la droite décidèrent la création de l’écotaxe, il devait être possible de monter un système qui respecte les intérêts du public. On ne partait pas d’une page blanche.
La ponction de la société Ecomouv sur les recettes fut jugée largement excessive… une fois le dispositif mis en place. Mais pourquoi ce dérapage, imputable à la droite, qui était au pouvoir lors des appels d’offres et des négociations? Des experts, qui ne manquent pas dans la mise en place de tels contrats, ont-ils été consultés? Pourquoi la gauche n’a-t-elle pas tiré la sonnette d’alarme si la ponction était trop forte?
On a reproché au système de déléguer la perception d’une taxe à une société privée. Mais c’est bien le cas de tous les commerçants qui appliquent la TVA pour la rétrocéder au fisc, ou de tous les buralistes et autres distributeurs de carburant qui font payer à leurs clients les taxes sur le tabac et les hydrocarbures…
Au final, la gestion de ce dossier aura été un monstrueux gâchis obtenu par des lobbies alors que pourtant, certaines régions, comme la Bretagne et l’Aquitaine, avaient obtenu, au nom de leur éloignement, des allègements jusqu’à 50% sur la taxe à acquitter.
Même chose pour les autoroutes. La privatisation n’a-t-elle pas été suffisamment bordée? Pourtant, la première société privée, Cofiroute, fut créée en 1970; la concession autoroutière est, en France, une histoire ancienne. Et la privatisation du réseau fut en réalité entamée en 2002, ce qui aurait dû permettre de bien baliser l’opération engagée en 2006.
Certes, la décision de privatiser du gouvernement Villepin était contestable, et elle fut critiquée. Mais l’Etat s’est engagé, et il n’a pas les moyens de faire marche arrière. C’est aussi l’art du politique de composer avec l’existant. En revanche, il existe des clauses à faire respecter et des renégociations sont prévues, notamment à la fin des contrats de concession.
N’y a-t-il plus, dans les ministères, de conseillers pour gérer ces dossiers dans la durée, aussi bien sur les volets techniques et financiers que politiques, pour déminer le terrain? L’art de gouverner consiste-t-il aujourd’hui à allumer des pétards, plutôt que de chercher à anticiper pour gérer dans la continuité? En attendant, l’Etat aura perdu sur tous les tableaux, tant en termes financiers que d’image. Les automobilistes n’auront rien gagné, et aucun des deux dossiers n’a progressé, au contraire. A gauche comme à droite, on a surtout fait preuve d’amateurisme.