Thomas Piketty a refusé la Légion d’honneur et expliqué que nos dirigeants feraient mieux de s’occuper de relancer la croissance en France et en Europe. En fait, on ne voit pas très bien le lien entre les deux choses et la critique arrive au mauvais moment. Les économistes, sans tomber dans l’euphorie, sont majoritairement d’accord pour prévoir une année 2015 meilleure que 2014 et les années précédentes. Et, cette fois, les optimistes ont peut-être raison.
Evidemment, il faut rester prudent: comme nous le rappelle fort opportunément notre confrère Michel Turin, dans son ouvrage Le bal des aveugles, les propos optimistes des dirigeants politiques sont souvent démentis par les faits et les prévisions des économistes doivent être maniées avec beaucoup de précautions. Il n’empêche: si, cette année, la timide amélioration attendue ne se produit pas, c’est vraiment à désespérer de tout.
Les principales causes de ce modeste regain de confiance sont connues, mais il n’est pas inutile de les rappeler, tant il est rare que tant d’éléments favorables se retrouvent en même temps.
Le coût du crédit n’est plus un obstacle
Premier point: le bas niveau des taux d’intérêt. Avec un taux à trois mois qui oscille autour de 0,025% sur le marché interbancaire et un taux sur les emprunts d’Etat à dix ans tombé autour de 0,83% fin décembre, le coût du crédit n’est plus un obstacle majeur. Certes, les théoriciens de la «stagnation séculaire» comme l’économiste américain Larry Summers craignent que, dans une économie qui frôle la déflation, ces taux soient encore trop élevés pour permettre une véritable reprise de l’activité. L’argument n’est pas à négliger, mais, ce qui compte à ce stade, c’est la vigueur de la demande. Si les entreprises ont des perspectives plus attrayantes, elles n’hésiteront pas à recourir au crédit.
Or, justement, il semble que ces perspectives soient en train de s’améliorer. Car, c’est le deuxième point, la Banque centrale européenne continue à assouplir sa politique monétaire au moment où la Réserve fédérale des Etats-Unis arrête de déverser des milliards de dollars sur l’économie américaine et s’apprête même à commencer à remonter ses taux directeurs à partir d’une date encore inconnue mais qui devrait se situer vers le milieu de l’année. Cette divergence des politiques monétaires entre les deux rives de l’Atlantique est justifiée: la croissance est solidement repartie aux Etats-Unis, même s’il ne faut pas croire qu’elle pourra se maintenir au rythme de 5% l’an enregistré au troisième trimestre 2014 selon les derniers chiffres publiés, alors que la zone euro n’a pas dû faire mieux que 0,8% pour l’ensemble de l’année 2014.
La zone euro redevient plus compétitive
Ce double écart de conjoncture et de politique monétaire se retrouve dans les taux de change. Le 31 décembre dernier, l’euro s’échangeait à seulement 1,214 dollar pour un euro, alors qu’il s’établissait encore à près de 1,40 dollar au début du mois de mai.
Et ce recul de l’euro ne se limite pas à sa relation avec le dollar. Selon le dernier bulletin mensuel de la BCE, «le 3 décembre 2014, le taux de change effectif nominal de l’euro, mesuré par rapport aux devises des vingt principaux partenaires commerciaux de la zone, se situait 1,8% au-dessous de son niveau de début septembre et 3,9% au-dessous du niveau constaté un an auparavant». Pour un pays comme l’Allemagne, qui réussit à vendre ses produits dans le monde même avec une monnaie forte, cela ne change pas grand-chose; pour la France, ce peut être une aide bienvenue à l’exportation hors de la zone euro.
Les politiques budgétaires sont moins restrictives
Troisième point positif ou, plus exactement, moins négatif qu’il ne l’a été: l’effet récessif des politiques budgétaires s’atténue. Si l’on excepte Angela Merkel et bon nombre d’économistes allemands, la plupart des experts s’accordent à reconnaître que le fait de mener simultanément dans tous les pays de la zone euro des politiques budgétaires restrictives au moment où les entreprises et les ménages serraient aussi les freins a été une grave erreur de politique économique. Mais cette page est en train de se tourner.
Dans l’ensemble de la zone euro, le déficit public a été ramené à 2,9% du PIB en 2013, contre 6,1% en 2010. Les efforts qui continuent d’être fournis pour rétablir les finances publiques sont désormais plus mesurés et pèsent moins sur la conjoncture européenne. En France, la montée en puissance du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi ainsi que l’entrée en application du pacte de responsabilité doivent permettre une amélioration bienvenue de la santé financière des entreprises.
Le baril de pétrole brut est à moins de 60 dollars
Enfin est apparu au second semestre 2014 un quatrième élément favorable, qui ne doit rien à l’action de nos dirigeants, mais dont tous les pays consommateurs de produits pétroliers vont profiter: la baisse de moitié des prix du brut, avec un brent à 57,5 dollars le baril le 31 décembre.
Une telle conjonction d’éléments favorables doit normalement avoir un effet positif sur l’économie, et le taux de croissance du PIB de 1% sur lequel reposent les prévisions de rentrées fiscales du budget 2015 ne parait pas complètement hors d’atteinte, même s’il figure dans le haut des prévisions des différents instituts (0,7% selon la Commission européenne, 0,8% selon l’OCDE, 1% selon le FMI). Certes, ainsi que le constate Catherine Mann, chef économiste de l’OCDE, depuis la crise financière de 2007-2008, les prévisions de croissance se sont révélées trop optimistes année après année, mais annoncer que 2015 doit être meilleur que 2014 n’est pas déraisonnable.
Quelques risques à ne pas oublier
Toutefois, les possibilités d’un échec de ce scénario d’une amorce de reprise de l’activité après trois années de très faible croissance (0,3% ou 0,4% l’an) ne sont pas nulles. Beaucoup d’incertitudes viennent de l’Europe elle-même. Entrepreneurs et financiers attendent beaucoup du recours à des «instruments non conventionnels supplémentaires» annoncé le 4 décembre dernier par le président de la BCE Mario Draghi. Mais on ne sait pas encore quand seront annoncées ces mesures et quel sera leur contenu exact; des déceptions peuvent être enregistrées, car on sait qu’il n’y pas unanimité au sein du conseil des gouverneurs sur ce sujet (c’est peu dire que l’Allemagne renâcle!). De même, le plan Juncker de relance de l’investissement, que beaucoup d’économistes ont accueilli avec réserve, pourrait décevoir. Enfin, les derniers rebondissements de la vie politique grecque laissent penser que de nouvelles menaces pourraient peser sur la zone euro.
Des incertitudes fortes planent aussi sur la situation économique des grands pays émergents: la Russie s’enfonce dans la récession, le Brésil est à la recherche d’un nouveau souffle et la Chine tente d’accélérer. La chute des prix du pétrole, si elle est favorable aux consommateurs, pose un problème sérieux aux pays producteurs les plus fragiles, dont les revenus baissent. C’est vrai pour la Russie, mais aussi pour le Venezuela, au bord du gouffre après des années de mauvaise gestion, pour le Nigeria... Par ailleurs, les foyers de tensions internationales sont légion. Si reprise de l’activité il doit y avoir en 2015, celle-ci ne se fera pas dans un monde serein et les risques de déraillement seront bien présents pour des raisons qui échappent à la prévision économique.
Conclusion: une accélération du rythme de croissance en 2015 est tout à fait possible; c’est même le scénario le plus plausible. Mais François Hollande, dans ses vœux aux Français, s’est bien gardé de présenter cette perspective comme acquise. Il a préféré parler de «bataille» et, sur ce point, il a eu parfaitement raison. Il est bien placé pour savoir que les choses ne se passent pas toujours comme on pouvait l’espérer…
En réalité, ce qui semble déranger le plus Thomas Piketty, c’est que François Hollande n’écoute guère ses conseils et ne soit pas pressé du tout d’appliquer la mesure 14 de son programme de 2012: la grande réforme fiscale. Il ne faut pas se leurrer: la fusion annoncée de l’impôt sur le revenu et de la CSG ne se fera pas au cours de ce quinquennat. Il faut d’ailleurs s’en féliciter: réunir un bon impôt (la CSG) et un mauvais (l’IRPP) ne ferait que détériorer l’ensemble. Une grande réforme fiscale est nécessaire, mais pas celle-là. Piketty n’est pas près d’accepter la Légion d’honneur.