Abel Ferrara remporte haut la main la palme du plus authentique accent new-yorkais qu'il nous ait été donné d'entendre: originaire du Bronx, il crache encore aujourd'hui des «New Yawk», avale les mots, le tout entre deux ricanements rauques. A travers le filtre d'un combiné téléphonique et d'un enregistreur, l'effet produit est aussi réjouissant que cryptique pour l'oreille européenne.
Qu'à cela ne tienne. A 63 ans, remis, selon ses dires, de ses excès de psychotropes en tout genres et des affres de son précédent long-métrage (Welcome to New York, sur l'affaire DSK, sorti directement en VOD), le voilà, après son Pasolini en salles le 31 décembre, qui planche déjà sur son prochain film, où il sera «question de rêves et d'inconscient». Le tournage aura lieu, précise t-il par provocation, «dans le désert, dans la neige, dans la forêt et dans les étoiles».
Quel film de Pasolini conseillerait-il au néophyte? Ferrara tranche, évasif: «Tous». Pressé sur ses goûts, il n'hésite pas à nous sermonner, agacé: «C'est un grand! Il n'y a pas de Pasolini mineurs.» L'œuvre du cinéaste italien, avec laquelle il a entamé un dialogue depuis ses années d'étudiant en cinéma, n'est sans doute pas pour rien dans son propre penchant pour la subversion.
Le récit de cette ultime journée de Pasolini, le 2 novembre 1975, est composé à partir d'un scénario non-tourné, Porno-Teo-Kolossa, et d'un livre, Petrolio, avec l'un de ses acteurs fétiches, Ninetto Davoli, aujourd'hui sexagénaire. Son comparse Willem Defoe (Go Go Tales, 4h44 Dernier jour sur Terre…), dont la ressemblance avec le défunt est d'emblée frappante, fait de Pasolini un personnage ferraresque –forcément. Le tout sans enchaîner les figures imposées du biopic révérencieux ni élucider les circonstances de la mort violente du poète sur une plage d'Ostie.
Lorsque l'on rappelle à l'auteur tapageur de Bad Lieutenant que Pasolini a lui même été l'auteur d'un essai inspiré sur sa visite dans la Grosse Pomme en 1966, le cinéaste new-yorkais répond par l'anecdote suivante: «Vous savez, Pasolini avait prévu de faire un film sur Saint Paul. Celui-ci aurait débuté à Paris pendant la guerre, avec les partisans, et fini dans les sixties à New York.» Il poursuit: «D'ailleurs, il paraît que quand Pasolini est venu à New York, il passé quinze minutes au MoMa et a ensuite disparu pendant plusieurs jours... ha ha!»
Le Décaméron (1971)
«C'est le premier film de Pasolini dont je me souvienne. En 1971, j'avais vingt ans. A l'époque, je ne savais même pas qui c'était! Durant cette période, avec les copains, on allait voir tous les films italiens qui sortaient. Celui-ci en particulier m'a bluffé. Je ne l'ai revu que récemment, il y a six mois, et l’expérience a été tout aussi forte. Le film est bâti comme une plongée, un voyage dans l'esprit de Pasolini. On suit le tournage, on a l'impression que le film se fait devant nos yeux. D'ailleurs, on voit bien qu'il n'y a pas de scénario très écrit à l'avance.»
Salo ou les 120 journées de Sodome (1975)
«Je me souviens très bien que Salo est sorti à New York peu après la mort de Pasolini. A l'époque, le film passait dans un cinéma chic de la Cinquième Avenue, vers la 57e rue. Il devait y avoir environ quinze personnes dans la salle. Quand la lumière s'est rallumée, on n'était plus que sept! Par contre, il y a avait la queue dans toute la rue pour voir Superman...»
Ninetto Davoli dans Le Décaméron
«Quand j'ai vu Le Décaméron, j'ai été très frappé par le casting: ces mecs qui jouent dans le film venaient de la rue, c'était des gens normaux, comme vous et moi. Nous, on avait surtout l'habitude de voir des acteurs comme Jean-Paul Belmondo au cinéma. On était toute une bande de petits Italo-Américains et là on était impressionnés, on se disait: «Man, that's the real deal!» En plus, Ninetto Davoli vient aussi de la région de Naples, comme ma famille. Forcément, je pouvais m'identifier. »
L'évangile selon saint Matthieu (1964)
«Le truc chez Pasolini, c'est que sa vision, son énergie sont très personnelles et lui sont propres. D'ailleurs, il a rajouté le "saint" devant Matthieu, ce qui en dit long sur lui, je trouve. Il prend soin d'humaniser tous ces gens, il n'en fait pas des dieux pour autant. Son point de vue sur la religion est totalement moderne. En tant que cinéaste, on ne peut pas voir ses films sans être influencés par eux, c'est impossible. Ils font partie de votre ADN.»
Salo ou les 120 journées de Sodome
«Le sujet des films de Pasolini c'est, entre autres, la liberté individuelle. Il était activiste politique, ses films reflètent à la fois sa vie et ses croyances: il faut se souvenir qu'il a vécu l'invasion de l'Italie par les nazis, puis l'occupation. Salo reproduit ce qu'il a vu à ce moment là, et comment ne pas être révolté par tout ça? Des gens qui s'assassinent, se baisent et s'abusent les uns les autres, ce n'est pas choquant, ça? C'est dingue... Ce film m'a beaucoup perturbé à l'époque. En fait, je le trouve encore plus choquant en le revoyant aujourd'hui!» (Il se marre).
Pasolini
de Abel Ferrara, avec Willem Dafoe, Ninetto Davoli, Riccardo Scamarcio... Sortie le 31 décembre 2014. 1h24.