Culture

Les pires projets architecturaux de 2014

Temps de lecture : 9 min

Oubliez les centres commerciaux et les immeubles résidentiels moches: chez les stars de l'architecture aussi, on a eu droit à des gros ratés.

Quand Frank Gehry déclarait à des journalistes espagnols il y a quelques mois que «98% de tout ce qui se construit aujourd'hui est de la pure merde», il ne voulait pas forcément accabler ses collègues. Dans le fond, limitez le «tout» à ce qui se construit en Occident, ou même simplement aux nouveaux bâtiments qui surgissent dans les grandes métropoles, comme New York ou Chicago, et la majorité d'entre eux n'ont pas été conçus par des architectes que Gehry considérerait comme ses pairs.

C'est l'architecture commerciale et résidentielle, les boutiques anonymes et les immeubles locatifs qui constituent la matière noire de notre univers architectural, tous les trucs que nous détectons à peine et qui poussent pourtant tout autour de nous.

Ce qui fait que, lors de cette même conférence de presse hostile, la réponse de Gehry à une question d'un journaliste d'El Mundo sur son «architecture du spectacle» a été un beau majeur dressé. On le comprend: pourquoi focaliser votre haine sur l'architecture phénoménale, celle qui est justement faite se faire remarquer, quand l'univers est rempli de tant de bâtiments dont le seul but est de passer inaperçu?

Sur les 2% de notre environnement architectural qui ne sont pas de la pure merde, les motifs de détestation sont légion. La liste qui va suivre pourrait être un plaidoyer pour 2015: laissez Frank Gehry tranquille. Chaque exemple est bien pire que la Fondation Louis Vuitton de Gehry, qui a ouvert cet automne et qui pourrait bien être le meilleur projet architectural de 2014. Il est temps de changer de punching ball. Les designs hasardeux et les fanfaronnades égotistes rassemblés ici prouvent que, cette année encore, le pire a eu lieu en architecture.

The Broad (Los Angeles, Diller Scofidio + Renfro)

L'immeuble d'angle ajouré a été un incontournable de 2014. Ces trois projets conçus par quelques-uns des cabinets d'architecture les plus réputés au monde semblent sortis du même moule.

Certes, seul l'un d'entre eux verra à coup sûr la lumière du jour. A Los Angeles, la construction du Broad, un musée d'art contemporain dessiné par DS+R, touche à sa fin. Le projet de Kengo Kuma consistant à transformer une ancienne usine de cigarettes de Rovereto (Italie) en centre polyvalent a été dévoilé cette année, mais ne sera pas terminé avant 2018, au plus tôt. Et celui de Park City, dans l'Utah, ne va tout simplement jamais sortir de terre. Des responsables de la station de ski ont récemment déclaré qu'ils rejetaient le projet de BIG, soit le second pour son musée, car il ne correspondait pas aux valeurs de Main Street, la grande artère de la ville.

Ce que les décideurs de Park City ne réalisent pas, c'est que cet immeuble est en réalité bien trop conventionnel. Fondamentalement, il s'agit d'un musée-écrin avec quelques ajouts fantaisistes en façade. S'il est difficile de savoir d'où viennent exactement de telles tendances, on pourrait y voir un lien avec la trajectoire de carrière très resserrée que les jeunes architectes empruntent pour être acceptés dans des cabinets comme DS+R, BIG et Kengo Kuma. Mais comment sortir des sentiers battus quand on est parti de Columbia ou de la Harvard Graduate School of Design, avec un petit passage au Office for Metropolitan Architecture de Rem Koolhaas? Ce n'est pas la trajectoire que suivent tous les architectes, mais c'est celle qui mène à l'architecture de luxe. Elizabeth Diller (de DS+R) et Kengo Kuma sortent tous les deux de Columbia; Bjarke Ingels (de BIG) a travaillé pour l'OMA.

L'intégralité des 1 715 projets du concours pour le musée Guggenheim de Helsinki

Au début du mois, la Fondation Solomon R. Guggenheim dévoilait ses six finalistes pour son futur musée d'Helsinki, un projet dont les Finlandais débattent depuis 2009. Pour ceux qui détestent l'architecture moderne, ce concours est une bénédiction. Le site présente des centaines et des centaines de maquettes besogneuses, dont aucune ne s'accorde au Port du sud d’Helsinki, mais qui sont toutes plus extravagantes les unes que les autres, histoire d'attirer l'attention du jury. En tant que tel, le concours nuit d'ailleurs gravement à l'architecture: seuls les cabinets qui peuvent se permettre de travailler gratuitement se présentent, ce qui exclut d'office les designers les plus fragiles, qu'un aussi gros filet est pourtant censé attraper.

En dernier ressort, le jury a choisi 5 projets un peu moins clinquants que la moyenne, à première vue, mais la somme est ici bien plus détestable que les parties. (En outre, l'un des finalistes ne semble présenter aucun bâtiment). Combien de temps le jury a-t-il pu consacrer à chacun de ces projets? Même en partant d'un minimum de cinq minutes, le jury aurait dû y passer des jours et des jours. Difficile d'imaginer meilleure méthode pour construire un bâtiment qui irritera à coup sûr ses riverains.

Emerson College, Los Angeles (Morphosis)

Certains vous diront que le projet de Thom Mayne pour le 41 Cooper Square a été le dernier clou du cercueil de la Cooper Union for the Advancement of Science and Art, l'école d'art, d'architecture et d'ingénierie de New York, aussi célèbre pour son extrême sélectivité que pour la gratuité de ses frais d'inscription. Incapable de se satisfaire du prêt de 175 millions de dollars accordé à son conseil d'administration pour construire ce pharaonique bâtiment, la Cooper Union –gratuite pour tous ses étudiants depuis le XIXème siècle– a commencé à demander des frais d'inscription cette année.

Ce n'est pas la faute de l'architecte si le plan financier était mauvais. Mais quand même, voir Mayne concevoir un bâtiment tout aussi tape-à-l’œil pour le campus de Los Angeles de l'Emerson College de Boston est plutôt alarmant. Une nouvelle fois, la crise que connaît l'enseignement supérieur –où les universités font passer les fioritures avant la paye des professeurs, au détriment des droits d'inscription– prend forme dans un projet de son cabinet, Morphosis. «C'est comme vivre dans le Guggenheim», a déclaré un étudiant au Los Angeles Times. Ce qui veut tout dire.

Stade Al Wakrah (Al Wakrah, Qatar; Zaha Hadid Architects)

Une maquette du stade, le 16 septembre 2010. REUTERS/ Fadi al-Assaad

Techniquement parlant, Zaha Hadid ne peut être tenue responsable des ouvriers-esclaves morts durant la construction du stade qu'elle a conçu pour la Coupe du Monde de 2022 au Qatar, vu que les travaux n'ont pas encore véritablement commencé. L'architecte a intenté un procès à Martin Filler qui l'avait accusée dans la New York Review of Books, et il est revenu sur ses propos. Sur le site, les travaux n'ont commencé qu'en août et la construction en tant que telle ne débutera pas avant l'an prochain.

Pour autant, l'architecte de renommée internationale aurait pu trouver une autre manière de répondre aux critiques. Au Qatar, ce sont quelque 1,4 millions d'ouvriers migrants qui travaillent dans des conditions misérables pour construire le site qui accueillera la Coupe du Monde. Au rythme actuel, 4.000 ouvriers seront morts au coup d'envoi du premier match en 2022. A priori, il ne va pas de soi que des centaines d'ouvriers doivent décéder pour satisfaire la vision d'un architecte. Elle aurait pu se retirer du projet et voir sa réputation se redorer un peu plus par sa défense des droits de l'Homme. Au lieu de cela, elle a fait valoir une auto-absolution préventive quant aux travailleurs qui trouveront certainement la mort en construisant le stade.

Après tout, il n'y a pas qu'au Qatar qu'Hadid a conçu un méga-stade, vu que son cabinet est aussi responsable du nouveau stade olympique de Tokyo, prévu pour les JO de 2020. Un stade là encore controversé: certains des plus grands architectes japonais (Toyo Ito, Kengo Kuma, Fumihiko Maki et Sou Fujimoto, entre autres) estiment que son stade est tout simplement trop grand par rapport aux environs. Et ce ne sont pas des gros niais choqués par la forme vulvaire du stade (de tels détracteurs ont tort: le monde a besoin d'un maximum d'architecture yonique). La décence professionnelle aurait pu inciter Hadid à revoir son projet, mais, au début du mois, elle a préféré tirer à boulets rouges sur ses critiques, en trouvant «embarrassant» ce panthéon d'architectes japonais et en les traitant d'«hypocrites». En termes architecturaux, ces stades ne méritent pas qu'on meurt pour eux –professionnellement ou littéralement parlant.

Université polytechnique de Floride, bâtiment de l'Innovation, des Sciences et de la Technologie (Orlando; Santiago Calatrava)

Florida Poly / Jeffrey Dubois via Flickr CC License By

L'énormité du problème avec le centre de transit qu'a conçu Santiago Calatrava pour le World Trade Center est aussi facile à minimiser que difficile à cerner. Au final, il aura coûté quasiment 4 milliards de dollars, alors qu'il ne devait pas dépasser la moitié de son montant, et aura eu une durée de construction doublée par rapport à ce qui était prévu. Quelques calculs de coin de table et le rapport publié ce mois-ci dans le New York Times donnent un petit aperçu des errements bureaucratiques qui ont émaillé ce projet depuis une dizaine d'années.

Mais je choisis le bâtiment de l'Innovation, des Sciences et de la Technologie de Université polytechnique de Floride comme projet encore pire de Calatrava. Il aurait été terminé dans les temps et pour une fraction du coût du centre de transit de Ground Zero (quoiqu'en dépassant légèrement le budget de départ). Dans le Los Angeles Times, le journaliste spécialisé en architecture Christopher Hawthorne –qui avait passé en revue le projet dans Architect, où je travaillais auparavant– estime que ce campus d'Orlando pourrait ne pas être fatal à l'école, contrairement à tant de projets de Calatrava.

Sauf qu'il s'agit d'un temple architectural construit sur des terres agricoles pour abriter le nouveau campus éloigné du centre-ville de ce qui était auparavant une école de proximité, soit un projet qui viole absolument tous les principes de planification et de conception en 2014. Cette extraordinaire arrogance architecturale doit être considérée comme un point négatif de son travail, que la construction se termine ou non à temps. (En revanche, ses ponts sont plutôt chouettes).

Lucas Museum of Narrative Art (Chicago, MAD Architects)

Lucas Cultural Art Museum (San Francisco, Urban Design Group)

Capture d'écran de la proposition finale pour le Lucas museum de l'Urban Design Group

Il y a bien longtemps (février), dans un concours d'architectes lointain, très lointain (San Francisco), un terrible coup était porté à l'Empire. Le conseil d'administration du Presidio Trust refusait le projet de George Lucas pour construire son Lucas Cultural Art Museum, soit un complexe à 700 millions de dollars et 3,25 ha de précieux terrain près de Crissy Field. Quelques mois plus tard, l'Empire contre-attaquait: en juin, Lucas annonçait que son Lucas Museum of Narrative Art s'installerait en fait à Chicago.

Comme les choses peuvent changer en quatre mois. Sur ces entrefaites, Lucas aura jeté aux orties le projet qu'Urban Design Group avait conçu pour le Presidio. Ce qui est logique: les exigences du Presidio Trust étaient strictes pour que le projet s'accorde à l'architecture coloniale et néoclassique des environs. Selon les notes du projet final, la maquette proposée par l'équipe de Lucas a été rejetée car trop monumentale et trop peu chaleureuse.

Pour le musée de Chicago, les architectes de Lucas (MAD Architects, basés à Pékin) ont pris un contre-pied total. Le musée, qui s'installera près de Soldier Field, ressemble à un vaisseau capable de faire la course Kessel en moins de 12 parsecs.

Pas de doute, Ma Yansong est un architecte talentueux. Son travail sera une excellente contribution (quoique controversée) à la renommée internationale de l'architecture de Chicago. (S'il s'adapte au paysage et aux berges du lac Michigan, le bâtiment occupera aussi deux parkings que les supporters des Chicago Bears utilisent actuellement pour leurs fêtes d'après match, ce qui signifie que Lucas les invite pratiquement à s'incruster dans son bâtiment tels une horde de Wookies beurrés). En lui-même, le bâtiment est un bel exemple de «l'architecture bizarre» chinoise que le président Xi Jinping éreintait il y a peu. Mais George Lucas s'en fiche éperdument.

Reste que le musée est un projet nullissime. La boutique de souvenirs et autres collections d'affiches neuneus et de gadgets SF causeront un énorme préjudice à la ville. Ce qui n'est absolument pas la faute de l'architecte. Mais en à peine un an, Lucas aura en gros admis que son musée serait aussi bien dans un bâtiment néo-colonial que dans un truc rétro-futuriste tout droit sorti des décors de Star Wars. Ce qui n'est pas un péché énorme, mais prouve quand même un certain manque d'inspiration. Pour Lucas, visiblement, d'importance l'architecture n'a pas.

One World Trade Center (New York, David Childs)

One World Trade Center le 1er novembre 2014. REUTERS/ Eduardo Munoz

L'autre élément majeur du World Trade Center a avoir été fini cette année est le One WTC, ce qui relève sans doute du pire projet d'une génération. Les problèmes de ce bâtiment s'empilent comme ceux du centre de transit du World Trade Center. Ce qui n'est pas entièrement de la faute de David Childs, l'architecte de ce qui s'appelait jadis la «Freedom Tower». A quelques encablures de là, l'élégance du 7 World Trade Center prouve qu'il peut faire bien mieux, à l'instar de ses premiers plans.

Si le One WTC fait office «d'avertissement», comme l'écrivait Michael Kimmelman du New York Times, il s'agit d'une mise en garde contre les décisions architecturales collectives. Kimmelman estime que le public ne s'est pas assez fait entendre et, qu'au contraire, les développeurs ont eu un trop gros mot à dire. Et le processus a périclité sur la flèche de la tour, jusqu'à ce qu'elle ne devienne globalement qu'une antenne; le projet a été révisé et révisé jusqu'à ce que les quatre faces du bâtiments soient toutes identiques et toutes aussi banales.

Au sens le plus strict, telles sont les pires constructions de 2014: les centaines de rampes d'accès et autres centres commerciaux qui ont fleuri dans l'univers en perpétuelle expansion des villes américaines. Le pire du meilleur listé ici prouve que même l'architecture haut-de-gamme est soumise aux mêmes forces que tout le reste.

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