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Dans la province d'Aceh, le tourisme inattendu

Temps de lecture : 7 min

Trente ans de guerre, une des plus importantes catastrophes naturelles de l’histoire de l’humanité, la charia islamique. Sur le papier, Aceh ne fait pas vraiment le poids face aux Bali, Lombok, et autres coins paradisiaques de l’archipel indonésien dans la chasse aux touristes. Pourtant, c’est aujourd’hui grâce à son histoire et son identité religieuse que la province tente d’attirer les visiteurs.

Aux abords de Banda Aceh, le 28 décembre 2005. REUTERS/Beawiharta
Aux abords de Banda Aceh, le 28 décembre 2005. REUTERS/Beawiharta

Banda Aceh, Indonésie

Nous les avons tous vues, les images dramatiques du tsunami capturées sur les films de vacances des touristes en Thaïlande ou au Sri Lanka. À Aceh aussi il y a eu des images, mais certainement pas sur des films de vacances: quand le tsunami frappe la pointe ouest de l’Indonésie en 2004, ça fait trente ans qu’Aceh est en guerre. Le conflit entre un mouvement séparatiste local et l’armée indonésienne a déjà fait 15.000 morts, et la province est appauvrie, coupée du monde.

Aceh, au nord de l’île de Sumatra, a de loin été la région la plus touchée par le tsunami. Près de 170.000 personnes ont été tuées, des centaines de milliers blessées et déplacées. Les 800 kilomètres de côte de la province ont été ravagés sur plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres. Pourtant, beaucoup d’Acehnais se disent étrangement reconnaissants du tsunami.

Après le tsunami, la paix

«Le tsunami est une tragédie pour le peuple d’Aceh. C’est un test de Dieu, mais nous sommes reconnaissants car, grâce au tsunami, un accord entre le Mouvement pour un Aceh Libre [GAM, le mouvement séparatiste] et le gouvernement indonésien a été trouvé», explique Zaini Abdullah, le gouverneur d’Aceh. Quelques mois après le tsunami, les séparatistes renonçaient à l’indépendance contre plus d’autonomie, et un accord de paix était signé.

Dix ans plus tard, les humanitaires occidentaux arrivés en masse après le tsunami sont repartis, la reconstruction a plutôt bien marché et la guerre est finie, mais la province reste pauvre. La réputation d’Aceh reste ternie par la guerre; les investisseurs tant attendus ne sont jamais vraiment arrivés.

L'expansion du tourisme

Le chef du département de tourisme local Reza Fahlevi ne va pas jusqu’à se réjouir du tsunami, mais explique que le tourisme est en pleine expansion depuis. «On a essayer de promouvoir Aceh pendant la reconstruction. Il y a plein de travailleurs internationaux qui sont venus, ils ont vu ce que la province avait à offrir».

Le tourisme ne pouvait que se développer à Aceh –il était inexistant avant le tsunami, les autorités indonésiennes interdisant l’accès à la province aux étrangers pour cause de guerre– mais Fahlevi est content de ses chiffres. En 2013, 1,2 million de touristes, dont 42.000 étrangers, ont visité la province. On est loin des trois millions de touristes qui envahissent les plages de Bali tous les ans, mais Fahlevi est optimiste:

«Les chiffres augmentent de 10-15% chaque année».

Les «tsunami tours»

Un visiteur prend une photo des noms des victimes du tsunami sur le plafond du musée du tsunami d'Aceh, le 9 décembre 2014. REUTERS/Antara Foto/Irwansyah Putra

«Si vous n’avez pas vu le musée du tsunami, c’est que vous n’avez pas vu Banda Aceh», déclare Fahlevi.

Une gigantesque bâtisse dans le centre de la capitale de la province et un «aimant à touristes» selon lui, le musée du tsunami est l’un des arrêts des «tsunami tours», que proposent aujourd’hui les agences de tourisme local, et qui participent largement au développement du tourisme dans la province. Il n’y a certes pas grand chose à voir à l’intérieur du musée, mais 500 personnes le visitent les jours de semaine, 1.500 par jour pendant les week-ends.

Les touristes sont également très friands du «bateau sur le toit», un bateau de pêche que les vagues du tsunami avaient projeté sur les toits de maisons à plusieurs kilomètres de la mer, et qui avait sauvé la vie à 59 personnes qui avaient pu se hisser dessus.

Ailleurs dans la ville, un cargo de 2,500 tonnes a également été laissé en place. Celui là n’a sauvé personne, il a rasé un village entier –les habitants du quartier ne doutent pas qu’il reste encore beaucoup de corps dessous. Ici aussi, des stands de souvenirs ont ouverts autour du bateau, et des vendeurs se pressent à l’entrée du site pour proposer aux visiteurs des dvds des images du tsunami.

La grande majorité des habitants de la capitale sont des survivants du tsunami, et les guides touristiques ne font pas exception. «Au début, ça faisait bizarre», admet Herlina, qui habitait ce quartier avant qu’il ne soit détruit, et travaille aujourd’hui sur le site du cargo. «C’était très dur de raconter ce qui s’est passé, mais en travaillant ici, je me suis habituée… C’est devenu une manière de surpasser le traumatisme. C’est positif, je crois». En tout cas, ça plait aux touristes. Le cargo accueille entre 500 et 1.000 visiteurs par jour en semaine, et plusieurs milliers en week-end ou pendant les vacances.

Le respect des victimes

Si les autorités locales sont ravies du succès inattendu du tourisme du tsunami, tout le monde n’est pas convaincu. Azhari Aiyub, directeur d’un centre culturel local, se dit «très en colère» contre le musée, pour lui un gâchis d’argent et un manque de respect aux victimes:

Il n’y a pas de tristesse, c’est du divertissement

Azhari Aiyub, directeur d’un centre culturel

«Allez voir le musée, c’est ridicule. Je suis passé devant hier, et j’ai vu tous ces touristes, qui se prennent en photo en souriant devant le musée. Il n’y a pas de tristesse, c’est du divertissement».

Fauziah, qui tient une boutique de souvenirs en face du «bateau sur le toit», est, elle aussi, partagée. Elle et ses enfants ont survécu grâce au bateau, et aujourd’hui, elle vend aux touristes du poisson séché qu’elle prépare elle-même, dans des boites décorées d’une photo du bateau.

Elle vit de ce tourisme et en est reconnaissante, mais avoue avoir parfois du mal à gérer le défilé de visiteurs devant le bateau. Son mari, sa mère et ses frères et sœurs ont tous péri le jour du tsunami. «Parfois ça me rend triste de voir les gens s’amuser et rigoler devant le bateau. Comme si c’était un endroit pour s’amuser».

De combattant à guide touristique

Avec le tsunami et la fin de la guerre, des milliers de combattants se sont retrouvés au chômage. Si les anciens dirigeants du mouvement séparatiste ont été élus à la tête du gouvernement de la province, les petits soldats sans qualification se sont souvent retrouvés sans emploi.

Marjuni Ibrahim, un ancien membre du GAM qui dirige désormais des «guerrilla tours»; le 5 février 2008 à Aceh. REUTERS/Tarmizy Harva

«Après l’accord de paix, le gouvernement nous a laissés tomber», accuse Syarhil, qui avait quinze ans quand il a rejoint le mouvement. Aujourd’hui, c’est grâce à un entrepreneur hollandais qu’il s’en sort. Mendel Pol a lancé les «guerilla tours» en 2007, et les cinquante guides qu’il emploie sont tous des anciens combattants de la guérilla qui se battaient dans la jungle d’Aceh. «Ils emmènent les touristes sur les anciens sentiers de GAM [le mouvement séparatiste], dans leurs anciennes cachettes, et là où ils se battaient contre l’armée indonésienne pendant le conflit».

Son affaire marche bien, mais elle a mis du temps à se mettre en place:«Quand j’ai parlé de mon projet aux ONG internationales, ils m’ont traité de fou, m’ont dit qu’ils ne pensaient pas que les anciens combattants feraient des guides convenables».

Les autorités indonésiennes ont aussi été hésitantes. «Ils s’inquiétaient que ça fasse la promo de GAM et de leurs idées auprès des étrangers… C’est le ministère du tourisme qui m’a le plus soutenu, ils ont adoré l’idée, ils ont trouvé que c’était un formidable nouveau circuit touristique», raconte Mendel Pol.

Avant, les sentiers et cachettes de GAM étaient secrètes, aujourd’hui, ils les montrent au public

Mendel Pol, entrepreneur qui a lancé les «guerilla tours»

L’armée indonésienne s’est aussi laissée convaincre: «Ça arrange l’armée en fait. Avant, les sentiers et cachettes de GAM étaient secrètes, aujourd’hui, ils les montrent au public».

Pour Syarhil, qui a aujourd’hui 35 ans, sa reconversion est étrange. «Parfois je me souviens de mes années de combat, et ça fait bizarre que cet endroit soit devenu une attraction touristique». Mais il se dit ravi de son nouveau travail. «Ça me permet de rencontrer plein d’étrangers. Tout ce que je connaissais avant, c’était la jungle, et les singes».

La violence de la charia

Comme le gouverneur d’Aceh, Zaini Abdullah, Syarhil décrit le tsunami comme un «test de Dieu». Syarhil, comme beaucoup d’habitants de la province, est très religieux. Les habitants ont «l’Islam dans le sang», comme dirait le gouverneur. C’est pour cela qu’au cours de négociations au début années 2000, Jakarta a «offert» la charia à Aceh, en signe de bonne volonté.

Depuis, plusieurs décrets islamiques ont été mis en place. L’alcool et les jeux d’argent sont interdits, ainsi que les relations entre personnes de sexes opposés non-mariées. Le port de la tenue islamique est obligatoire, et la police de la charia veille au respect de la loi; raids dans les hôtels et check-points pour réprimander les jeunes filles non-voilées ou en jeans moulants sont monnaie courante.

Pour Sidney Jones, directrice de l’Institut d’analyse des conflits IPAC à Jarkarta et spécialiste de la province, «s’il y a vraiment un secteur qu’Aceh aura du mal à développer avec la charia, c’est le tourisme», à cause de «bandes de vigilante qui patrouillent pour vérifier que personne n’est en petite tenue ou en train de se peloter»: les gardiens auto-déclarés de la charia s’assureraient qu’aucune infraction n’est commise.

La côte ouest de la province n’a rien à envier aux plus belles plages du pays, mais, l’absence de cocktails et l’interdiction des bikinis refroidissent les touristes.

On ne sera jamais Bali

Reza Fahlevi, chef du département de tourisme local

La charia ne s’applique officiellement qu’aux Musulmans, mais Fahlevi admet qu’effectivement, les Australiens pleins d’alcool ne sont pas le public qu’Aceh vise à séduire:

«On ne sera jamais Bali. La place de la religion est très importante à Aceh, et nous voulons promouvoir Aceh dans sa culture religieuse».

L’île de Pulau Weh (connue sous le nom de sa plus grosse ville, Sabang), au large d’Aceh, attire les plongeurs du monde entier, et ferme les yeux sur les bières et les maillots de bain des touristes, à condition qu’ils restent sur les plages de leurs hôtels. Fahlevi n’y voit pas d’inconvénient, mais ne doute pas qu’il faille encadrer le tourisme pour éviter les dérives. «En Thaïlande, la libéralisation du tourisme a entrainé une augmentation des maladies, comme le virus HIV, c’est pour ça que de plus en plus de touristes commencent à s’intéresser à Sabang», affirme t-il. À Aceh, les touristes ne risquent rien. «Nous travaillons dur pour préserver les valeurs locales. Les habitants locaux qui travaillent avec les touristes internationaux n’oublieront jamais qui ils sont, ils n’oublieront jamais leurs valeurs religieuses».

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