Le cliché pour un photographe? Vouloir prendre des photos sur le vif, chercher à capturer l’éphémère et le transitoire comme le faisait Cartier-Bresson saisissant «l’instant décisif» –ce moment où force du sujet et souci de la composition se rencontraient comme par magie. Rappelez-vous, la silhouette fugitive courant au-dessus d’une grande flaque d’eau Derrière la gare Saint-Lazare (1932) ou encore, le fameux Baiser de l’hôtel de ville (1950) de Robert Doisneau, autre grand représentant du courant. Cette photographie, documentaire et humaniste, repose sur l’idée d’une véracité de l’enregistrement photographique, nous mettant directement au contact d’un événement passé.
Mais si nous sommes aujourd’hui revenus de cette photographie dite «objective», fondée sur la croyance en la «véracité» des faits enregistrés, comme nous l’indique André Gunthert, professeur d’histoire visuelle à l’EHESS, «cette tradition objectiviste» n’a fait son apparition «qu’au début du XXe siècle avec le cinéma dont elle cherchait à imiter le réalisme».
En effet, «dès le départ, l’histoire de la photographie balance entre "transparence" et "opacité", sans aller linéairement d’un pôle à un autre, les choses n’étant pas toutes blanches ou noires, mais toujours un peu grises, même s’il y a des tendances». De la fin du XIXe au début du XXe siècle, on peut ainsi penser aux effets esthétiques du «pictorialisme», cette première école de photographie «artistique» qui souhaitait dépasser la simple imitation mécanique de la nature pour ériger la photographie en art, via l’imitation de la peinture et de la gravure, tout comme par l’intervention manuelle du photographe.
De la même manière, les manipulations d’images apparaissent bien avant Photoshop et dès la fin des années 1910, dans leurs collages et photomontages, Hannah Hoch et Raoul Hausmann travaillent à partir d’autres photos. Toutefois, ces tendances semblent aujourd’hui s’être accentuées.
Déréaliser le document
Il n’y a qu’à penser aux mises en scène de Cindy Sherman, de Pierre et Gilles ou de David Lachapelle; ou encore à la retouche d’images d’Andreas Gursky ou de Taiyo Onorato & Nico Krebs… C’est ce que nous confirme André Gunthert, soulignant le «soupçon général» qui porte aujourd’hui sur les images tout comme cette tendance actuelle à déréaliser au maximum le «document»:
«La photographie numérique a créée une rupture importante dans la compréhension objectiviste, mécaniste et transparente de la photo –tendance qui était majoritaire à la fin du XXe siècle, en particulier à cause en particulier du photo-journalisme– car elle donne à tout le monde la possibilité de prendre des photos et de les manipuler, faisant des images des matériaux fluides que l’on peut s’approprier et sur lesquels on peut agir».
Pour de multiples raisons, certains photographes s’inscrivant dans le courant dit «post-Internet», vont pour leur part jusqu’à ne plus prendre de photos, inaugurant une nouvelle forme de «collage».
Ces photographes reprennent à Internet son esthétique, ses images et parfois même son médium afin de créer des œuvres qui seront matérielles ou virtuelles, tirées sur papier ou uniquement visibles sur la toile. Ainsi par exemple de Jon Rafman, cet artiste canadien qui s’est fait connaître avec 9 Eyes (2011), en référence aux neuf caméras directionnelles des voitures de Google Street View.
Substituant la capture d’écran au déclencheur photographique, Rafman récupère et expose pour ce projet des photos incongrues tirées du célèbre site internet, où se côtoient gangsters, prostituées et animaux. Au centre du projet, offrir un regard robotique et neutre, nullement emprunt d’une subjectivité ou d’une sensibilité personnelle, un regard où nulle intention n’a présidée. Ainsi aussi de Thomas Ruff, un photographe qui questionne depuis le début de sa carrière le statut de l’image photographique, notamment en s’appropriant des fichiers Internet comme dans série Nus (1999) où il retravaille diverses images pornographiques.
Plus récemment, Mazaccio & Drowilal, présents aux Rencontres d’Arles 2014 et à la dernière édition de la foire Paris Photo au Grand Palais, nous avouent tout simplement ne plus avoir besoin de fabriquer des images «quand celles-ci peuvent déjà être trouvées sur la toile». Ainsi de leur série Paparazzi (2012-14) actuellement exposée chez Colette: Matt Damon, Rihanna ou David Beckham se croisent sur fond de vagues turquoises ou de parkings de supermarché, toutes ces images ayant préalablement été récoltées sur Internet.
Et le chien / Mazaccio & Drowilal
Internet comme la conscience visuelle d'une société
Comme ils nous l’expliquent, «les images sont comme un alphabet pour faire de la poésie... On aime abolir la hiérarchie entre nos images et celles trouvées sur Internet, tout considérer comme une même masse dans laquelle on va pouvoir puiser pour s’exprimer, quelque soit la manière dont a été produite l’image».
Dans sa série Solid Views (2013), Reinis Lismanis, photographe récemment diplômé de l’Université de Brighton, nous explique superposer des images collectées sur Internet «en tant qu’elles reflètent l’imaginaire et la conscience visuelle d’une société». Ces stratifications de paysages emblématiques (la Grande Muraille de Chine par exemple) font écho, selon le jeune photographe, aux réflexions de Baudrillard sur l’original et sa copie, notre rapport à la réalité étant selon le sociologue de plus en plus précédé et recouvert par ses différentes représentations. Une sorte de déréalisation par excès de représentation.
Solid views - Reinis Lismanis
Pour reprendre les termes de Mazaccio & Drowilal, ces photographes post-internet témoignent de nouvelle manière que «la photographie ne commence et ne s’arrête pas au moment où l’on appuie sur le déclencheur mais est une pratique poreuse avec d’autres domaines».
C’est ce que souligne aussi André Rouillé, historien et théoricien de la photographie, en parlant de «post-photographie», cette photographie qui opère un passage de la photo qui documente à celle qui interroge, de celle qui se fait outil et vise la transparence à celle qui s’affranchit de ces contraintes et devient le «matériau de l’art», un matériau «ouvert» et «disponible à une multitude de processus» et de manipulations sans aucune finalité fixe. Aussi, la photographie post-internet participe-t-elle du paradoxe propre à un certain type de photographie, «à la fois a-photographique et pleinement photographique», où la mimésis n’est plus l’objectif visé mais le point de départ, le médium photographique se transformant en matériau artistique pour des créations de plus en plus polymorphiques.