Trente ans après son apparition dans le paysage électoral, le Front national s’est transformé en déterminant majeur des stratégies politiques. A droite comme à gauche, on considère désormais son influence avec un froid fatalisme. Nous vivons à l’ère du «tripartisme», selon l’expression de Jean-Christophe Cambadélis. Il faudrait dès lors faire avec, et même prendre appui sur la puissance du FN pour gagner.
Les facteurs lourds qui nourrissent les succès lepénistes conduisent les acteurs politiques traditionnels à ne plus vraiment croire en leur capacité à les empêcher. Les élections départementales de mars 2015 s’annoncent ainsi comme une nouvelle avancée spectaculaire du FN.
Un sondage lui attribue même la première place dans les intentions de vote! Un tel résultat, qui est loin d’être acquis, serait proprement ahurissant dans le scrutin le plus défavorable à l’extrême droite. Mais il est vrai que les bonnes vieilles «cantonales», qui faisaient la part belle aux notabilités rurales, ont été charcutées par le pouvoir actuel. Elle ont été transformées en «départementales» au mode de scrutin bizarroïde élisant des conseillers aux compétences floues.
Ne pas être éliminé au premier tour
Cette solide installation du FN sur l’échiquier politique bouleverse les règles de la conquête du pouvoir. Elle chamboule notamment la nature de l’élection reine de la Ve République, celle du chef de l’Etat. Dans la configuration actuelle des rapports de forces, le deuxième tour de ce scrutin devient largement formel.
Le véritable enjeu n’est plus d’obtenir plus de 50% des suffrages exprimés. Cette quête a historiquement conduit les finalistes de la compétition présidentielle à chercher à séduire l’électorat modéré, le «centre» ou tout simplement les citoyens aussi flottants que peu politisés.
L’objectif unique devient aujourd’hui d’être qualifié au second tour de la présidentielle. Chacun s’accordant pour prévoir que Marine Le Pen franchira victorieusement l’étape du premier tour, l’Elysée se décroche simplement en hissant son candidat au tour décisif, étant entendu que les chances de succès de la candidate frontiste sont des plus minces dans la France de 2017.
Cela change radicalement l’équation électorale que droite et gauche ont à résoudre.
L’essentiel est alors de rassembler son propre camp, de viser à réunir un quart ou un tiers de l’électorat sur un nom. Rien ne sert alors de faire risette au marais. Tout doit être soumis à l’impératif de la mobilisation et de l’unité de son «parti».
Sarkozy et les droites
La stratégie de Nicolas Sarkozy s’inscrit pleinement dans cette exigence. Le nouveau président de l’UMP entend bien être le candidat du «peuple de droite». Cela passe par une attention soutenue à son socle sociologique. C’est ainsi que Sarkozy ne craint pas de se porter «à l’écoute de cette souffrance» des notaires et autres professions réglementées touchées par le projet de loi Macron. Le même souci de réunir le bloc conservateur explique pourquoi le futur candidat s’est risqué à céder devant les militants opposés au mariage homosexuel.
Pour autant, le chef de l’UMP sait qu’il doit simultanément rassembler les diverses sensibilités de la droite. C’est ce à quoi il s’est employé en équilibrant son équipe dirigeante entre le droitier Laurent Wauquiez et la moderniste Nathalie Kosciusko-Morizet. La coexistence de ces sensibilités ne s’annonce pas moins problématique, et pas seulement pour des histoires de taille de bureaux.
A droite, la question de savoir qui sera, en 2017, le plus efficace face au FN n’est au demeurant toujours pas tranchée. Sarkozy fera, à nouveau, valoir que ses talents de démagogue «populiste» sont de nature à dégonfler l’électorat lepéniste, assurant ainsi la qualification finale à son camp. En face, Alain Juppé sera pourtant fondé à prétendre qu’il est le mieux placé pour rassembler la droite et le centre dans cette compétition.
Hollande et les valeurs
A gauche aussi, la puissance du FN surdétermine les stratégies présidentielles. Cambadélis est persuadé que Le Pen sera présente au second tour et envisage même qu’elle puisse l’emporter. La qualification de la candidate frontiste en 2017? «Ce n'est pas un risque, c'est une réalité», estime Hollande lui-même.
Sachant que sa politique économique n’est guère de nature à rassembler la gauche, le président de la République tente de la réconforter en brandissant l’étendard des «valeurs». Cette stratégie s’est déjà traduite par une prise de parole célébrant l’immigration qui a permis à Libération de saluer «un de ses discours les plus marqués à gauche depuis le début du quinquennat»...
Rien ne garantit pourtant le succès d’une stratégie aussi éculée. Les gauches risquent, au contraire, de continuer à se disputer en s’imputant mutuellement la responsabilité de la dynamique lepéniste. Le ministre Stéphane Le Foll en a donné un avant-goût en accusant Benoît Hamon, par ses critiques du gouvernement, d’offrir «un espace considérable à Marine Le Pen».
Cet exercice dévastateur du renvoi des responsabilités est promis à un bel avenir. Les contempteurs de la politique gouvernementale ne manqueront pas de souligner que ses piètres résultats nourrissent le vote FN. En réplique, les socialistes gouvernants martèleront que ces attaques affaiblissent la gauche et, par là-même, «font le jeu du Front national».
Un(e) président(e) mal élu(e)
Au stade actuel, il n’y a cependant nullement symétrie entre les deux camps dans cette course à la qualification pour le second tour de la présidentielle. Les effets conjugués de l’affaiblissement électoral et de la division politique de la gauche lui promettent une très probable élimination. Cambadélis en est parfaitement conscient.
Une enquête d’intentions de vote balayant la plupart des hypothèses de candidatures envisageables aboutit à la conclusion d’une absence du candidat de gauche au second tour dans absolument tous les cas de figure. Cette donnée risque de durer si l’on songe que les gauches sont, sur le fond, autrement plus divisées aujourd’hui que les droites. Et que le chantage à la menace lepéniste risque d’être, cette fois, d’une efficacité limitée.
L’élection présidentielle à un seul tour décisif annonce enfin une nouvelle dégradation du statut politique et symbolique du chef de l’Etat. Le président de 2017 a toutes les chances d’être fort mal élu. Cette élection n’aura rien à voir avec celle de 2002 qui avait vu Jacques Chirac écraser Jean-Marie Le Pen au second tour avec 82% des voix. Sarkozy, s’il est le candidat de la droite, risque plutôt de l’emporter avec quelque 55% des suffrages contre Le Pen fille. Il en résulterait un pays moins facilement gouvernable que jamais.