Les djihadistes mènent l'une des guerres les plus vaines qui soient. Ce qui permet, sans doute, d'expliquer quel désespoir se cache derrière leur brutalité. Ils ne combattent pas l'Amérique, l'Occident, ni même les régimes qui entendent mettre fin à leur violence. Non, leur véritable ennemi est l'avenir.
Voilà pourquoi nous venons, une nouvelle fois, d'assister à la démonstration de leur ignominie, qui se sera déchaînée mardi contre des écoliers du Pakistan et du Yémen. A Peshawar, dans l'enceinte de l'«Army Public School and Degree College», plus de 130 garçons et filles sont morts et, au moment d'écrire ces lignes, le bilan total s'élevait à 145 personnes. Au Yémen, au sud de Sanaa, deux voitures piégées ont détruit un bus scolaire, tuant 15 écolières.
Malala Yousafzai, la militante des droits à l'éducation de 17 ans et lauréate du prix Nobel de la paix qui, en 2012, s'était fait tirer dans la tête par des extrémistes visiblement terrifiés à l'idée que des jeunes filles et des femmes puissent être éduquées, a déclaré dans un communiqué:
«Une telle horreur ne devrait pas frapper des enfants innocents dans leur école. Comme des millions d'autres à travers le monde, je pleure ces enfants, mes frères et sœurs –mais nous ne serons jamais vaincus.»
Elle a évidemment raison. L'avancée du temps est un adversaire qu'aucun homme ni aucune armée n'a jamais réussi à vaincre, qu'importe la monstruosité de ses méthodes. Et les extrémistes ont raison d'avoir peur. Qu'ils s'asseyent derrière leur table de classe ou fassent leurs devoirs dans la solitude du soir et des livres, Malala, et les garçons et les filles qu'elle représente, remportent des victoires quotidiennes. Autant de victoires que la violence des extrémistes ne pourra jamais défaire.
Ce qui ne les empêche pas d'essayer, et même de le faire avec une violence encore plus désespérée. A l'heure actuelle, le nombre de djihadistes ne va pas en diminuant. Au contraire, jamais autant de groupes comme les talibans, le réseau Haqqani, l’Etat islamique ou al-Qaida n'ont vu jour. Tapis dans l'ombre, ils trépignent devant la puissance que ces petites filles et ces petits garçons ne manqueront inévitablement pas de faire éclater. Pour certains de ces groupes, leur mission se révèle dès leur nom, à l'instar des terroristes de «Boko Haram», mélange d'arabe et de haoussa signifiant «l’éducation occidentale est interdite».
Mais les noms, les banderoles et le fanatisme ne peuvent masquer cette simple réalité: quand la connaissance est votre ennemie, vous êtes un soldat de l'ignorance. Quand vous avez peur de la jeunesse, de la faiblesse et de l'innocence, vous savez à l'évidence que vous serez vaincus par les idées, la curiosité et le bourgeonnement des consciences en quête de vérité. Aucune victoire n'est possible pour ceux qui s'engagent dans une telle bataille –seulement l'ajournement de leur inévitablement défaite.
D'aucuns pourraient espérer que ce déchaînement de cruauté auquel nous venons d’assister –une violence qui se répète avec une terrifiante régularité sur les terres de ces brigades fantômes engluées dans le passé– suscite une puissante réaction de la part des dirigeants chargés de protéger ces sociétés outragées.
Au Pakistan, avec plus de 1.000 attaques contre des écoles menées par les talibans depuis 2009, la condamnation unanime du carnage de Peshawar par le gouvernement pourrait promettre la fin de la collaboration ordinaire entre officiels et extrémistes.
Mais, comme les Américains peuvent en témoigner, qu'importe que les dirigeants fustigent avec sévérité et émotion les violences contre des écoliers, cela ne suffit pas en général à faire changer les choses. Une réalité qui risque encore aujourd'hui de se confirmer dans un Pakistan qui, selon les experts locaux avec qui j'ai pu m'entretenir, ne cesse d'être davantage, et pas moins, divisé entre passé et futur. Un de ces experts m'a même clairement exprimé sa crainte de voir éclater une crise contre laquelle le monde n'est que trop mal préparé. S'il a pu espérer que le drame de Peshawar ait des conséquences bénéfiques, il pense désormais qu'il sera bien davantage interprété comme le signe de l'impuissance et de l'irrésolution gouvernementales à réellement endiguer les talibans, le réseau Haqqani et d'autres qui préféreraient voir le pays sombrer dans le chaos.
Qu'on se rappelle d'ailleurs qu'au moment de la prise de fonctions du Président Obama, le consensus dans le milieu de la politique étrangère voulait que le Pakistan soit l'endroit le plus dangereux de la planète, du fait de ses profondes divisions, de l'inefficacité de sa gouvernance, de sa corruption endémique et de son stock substantiel d'armes nucléaires.
D'autres crises ont poussé le Pakistan au second plan des discussions qui agitent Washington. Mais comme me l'a dit un ancien dignitaire pakistanais, «nous ignorons tous à nos risques et périls la probabilité croissante d'une crise encore plus grave au Pakistan».
Dans ce sens, si les attentats au Pakistan et au Yémen relèvent d'une volonté de contrecarrer l'avenir, ils préfigurent aussi les grands événements auxquels nous risquons d'assister en 2015 sur la scène internationale. Des tendances qui se dessinent d'ores et déjà un peu partout cette semaine. Par exemple:
1.Les Etats-Unis n'en ont pas fini avec l'Afpak
Les attentats menés par les talibans au Pakistan font écho aux avancées qu'ont connues ces mêmes talibans en Afghanistan ces derniers mois. L'administration Obama a d'ailleurs promis qu'elle accorderait une attention particulière à l'«Afpak».
Après un temps où le gouvernement semblait pouvoir espérer s'en détacher, il est désormais de plus en plus probable qu'une agitation croissante dans ces deux pays accule le président des Etats-Unis et l'empêche de tourner le dos à la région en mettant fin à cette guerre particulièrement longue.
Qu'importe que des troupes au sol restent finalement jusqu'à la fin de son mandat, cela ne suffira probablement pas à inverser la vapeur.
2.La peur du terrorisme
La prise d'otages à Sydney, en Australie, se sera révélée comme un contrepoint aussi atroce qu'instructif à la tragédie pakistanaise.
Si, dans la plus grande ville d'Australie, ses deux victimes sont une perte dramatique pour tous ceux qui en sont proches, les médias ont en réalité été piégés par un déséquilibré, manifestement isolé, qui entendait utiliser la peur du terrorisme pour prendre les commandes de la scène internationale.
L'homme a pu démontrer qu'il suffisait d'un fusil d'assaut, d'un iPad et d'un drapeau noir pour alimenter des angoisses si profondes que toutes les autres actualités allaient être repoussées au second plan jusqu'à la libération des otages.
Ce qui se répètera encore, encore et encore dans les prochaines années. Par crainte de rater de véritables attentats terroristes, les médias sont tout simplement incapables de s'en empêcher.
Et à chaque fois, la presse prouvera combien elle est le quotient multiplicateur de la mission première des terroristes. Une mission qui consiste, après tout, non pas à commettre des attentats, mais à véhiculer la terreur.
3.Inquiétante Russie
L'extraordinaire dévaluation du rouble russe fait partie de ces actualités majeures à avoir été repoussées au second plan.
En chute libre depuis 2013, la monnaie a désormais perdu en un an plus de la moitié de sa valeur.
La Russie se dirige vers une très grave crise économique, avec un président qui, face à de telles difficultés, a démontré à la fois son incapacité à les résoudre et une tendance à une dangereuse irrationalité. Ce que craignent ses voisins.
A minima, la catastrophe économique russe rend encore plus imprévisible un acteur qui l'était déjà passablement.
4.Le climat a minima
L'actualité sans doute la plus prometteuse de la semaine, sur un sujet qui relève sans doute du défi le plus véritablement international auquel est confrontée la planète –l'accord de Lima sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre– a été occultée pour deux raisons.
La première est qu'elle est bien moins traumatisante que les autres événements de la semaine.
La seconde, c'est que cet accord est une étape bien moins cruciale qu'elle n'en a l'air. En réalité, cet accord n'est rien d'autre que la promesse, faite par un tas de pays, de faire ce qu'ils avaient déjà prévu... et d'en faire bien moins qu'exigé par les défis climatiques auxquels nous devons faire face.
Les choses se répéteront dans un an lors du sommet de Paris. Les dirigeants se targueront d'avoir eu le courage d'en arriver à un accord. Et les scientifiques se lamenteront sur l'absence de réels progrès.
5.Les Etats métastasés
Les attentats au Yémen soulignent que nous vivons à une époque où se dessine quelque chose d'encore pire que les Etats faillis. Aujourd'hui, grâce à la propagation d'un extrémisme des plus violents, nous sommes face à ce qui pourrait être qualifié d’Etat «métastasé».
Ces Etats ne sont pas simplement déliquescents, ils sont devenus cancéreux et devraient être considérés comme une source potentielle et durable de problèmes internationaux. Des régions du Yémen correspondent à une telle définition.
Comme le sont les régions contrôlées par l’Etat islamique en Irak et en Syrie. Comme l'est aussi sans doute la Libye. Comme le sont des bouts de la corne de l'Afrique et du nord-ouest du Pakistan. Le monde doit se préparer à plus d'une décennie de lutte pour contenir et guérir de tels cancers sociaux et idéologiques qui détruisent la vie des habitants de ces malheureuses régions.
6.Les problèmes du Mexique et du Brésil
En Amérique latine, les crises que connaissent ses deux plus importants pays –le Brésil et le Mexique– seront au cœur des actualités en 2015.
Au Mexique, les victimes de sa guerre contre la drogue seront bientôt équivalentes à celles de l'Argentine et de ses années noires; selon certaines estimations, le bilan de cette violence, souvent invisible au yeux du monde, équivaudrait à la moitié de la guerre civile en Syrie. Avec la mort de 43 étudiants et la vague d'indignation qu'elle aura soulevée, le régime de Peña Nieto va avoir sans doute beaucoup de mal à continuer ses réformes prévues l'an prochain.
Au Brésil, la présidente Dilma Rousseff pourrait voir le scandale Petrobras, la plus grande entreprise d'Amérique latine dont elle a été elle-même PDG, détruire la carrière de bon nombre de ses proches... et remettre en question sa propre effectivité. Il s'agit du scandale le plus énorme à toucher la région, un scandale qui ne pourra encore que s'aggraver en 2015 avec la révélation de nouveaux faits.
NDLE: Cet article a été écrit avant l'annonce de la reprise des relations entre les Etats-Unis et Cuba.
Le tableau n'est pas très réjouissant. Mais l'avenir proche pourrait être émaillé de quelques bonnes nouvelles.
La même baisse des prix du pétrole qui entraîne la chute de confiance dans l'économie russe pourrait, en 2015, donner un coup de fouet au monde et retarder la fin inévitable de son cycle de croissance. Cette «relance saoudienne» pourrait même, selon le FMI, offrir à la croissance mondiale entre 1% et 1,3%, peut-être davantage, en fonction de la baisse du prix du baril. Pour l'économie américaine encore fragile, cela pourrait permettre de compenser toute rétractation de la Fed et, pour des pays comme la Chine, aider à inverser une certaine paresse de leurs consommateurs. Et un gain de croissance dans les deux premières économies du monde pourrait nous permettre de détourner notre attention des autres événements cités précédemment.
Mais rien ne pourra les faire disparaître, de la même manière que les Armées de l'Ignorance ne seront capables d'inverser le cours du temps.
Et vu que les enfants que ces armées cherchent à détruire, ou à soumettre à une idéologie malsaine, sont un élément vital de cet avenir commun, nous nous devons de mettre en œuvre tous les moyens dont nous disposons pour les protéger et combattre en leur nom. Il faut que nous nous battions à la fois pour leur vie et pour leur droit de la vivre dans l'autonomie et le progrès que permet justement la connaissance que les assassins de Peshawar et leurs semblables considèrent comme une menace.