Ce dimanche 14 décembre, Sony Pictures a contre-attaqué. Victime d'une intrusion informatique dont les fruits, plusieurs dizaines voire centaines de téraoctets de données internes, sont diffusés au goutte à goutte sur Internet, la société vient de faire pression sur la presse afin qu'elle cesse toute diffusion des informations volées.
Finies les histoires de scénarios révélés avant l'heure (comme celui de James Bond), les révélations sur les alias un peu ridicules des acteurs ou sur les différences de rémunération entre employées et employés, et les divulgations de mails, Channing Tatum y compris. En tout cas, c'est ce qu'entend imposer l'avocat de Sony Pictures, David Boies, qui a écrit une lettre aux médias américains en ce sens. Le New York Times, l'un des destinataires de cette dernière, en révèle les termes:
«[Le studio] s'oppose à la possession, l'examen, la copie, la dissémination, la publication, le téléchargement, la mise en ligne, ou toute autre utilisation [de ces informations].»
Sony Pictures en appellerait même à la destruction de ces données. Une contre-offensive qui repose l'éternelle question que se posent les journalistes, particulièrement lorsque leurs sources découlent d'une action illégale: l'information a-t-elle une limite? Jusqu'où est-elle acceptable, légitime?
Une attitude qui rappelle l'affaire WikiLeaks
Bien sûr, la réflexion n'a rien de nouveau. Mais elle se pose avec plus d'acuité encore en raison de la diffusion massive d'informations que permet depuis quelques années Internet. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien si les tentatives de Sony Pictures pour empêcher la fuite de leurs informations rappellent si fortement celles des Etats, notamment américain et français, lors des révélations de WikiLeaks.
En 2010, après la publication de milliers de câbles diplomatiques par le site Internet, Paypal avait bloqué le financement de WikiLeaks et Amazon en avait interrompu l'hébergement. Si l'entreprise réfutait alors avoir agi sous pression du gouvernement américain, sa décision faisait suite à son audition devant une commission pendant laquelle un sénateur avait «demandé aux autres entreprises de services informatiques de boycotter WikiLeaks», racontait alors Reuters.
En France, alors ministre de la culture, Frédéric Mitterrand déclarait lors d'une interview à RFI, relayée sur Le Nouvel Obs:
«Les renseignements qui sont fournis par WikiLeaks ont été volés, ils ont été piratés. A partir du moment où on les transmet [...] cela relève d'une forme de complicité avec une activité qui a été délictueuse.»
Ce à quoi le patron de Mediapart Edwy Plenel rétorquait que «le droit du public à être informé est si fondamental en démocratie qu’il peut prendre le pas sur d’autres droits s’il est avéré que les informations rendues publiques sont d’intérêt général».
La question de l'intérêt général
Le contexte était planté. Et les mêmes termes ressurgissent ici, à l'occasion du piratage de Sony, à quelques détails près. Dont celui-ci, et non des moindres: s'agit-il vraiment d'informations servant l'intérêt général?
A l'inverse des divulgations de WikiLeaks, il ne s'agit pas ici d'informations à portée internationale: elles ne visent et concernent qu'une seule entreprise. Mais dont l'influence est néanmoins majeure dans son secteur, le cinéma, note le Washington Post. Ce qui renvoie à une forte influence culturelle, peut-être suffisante, poursuit le journal américain, pour justifier de l'intérêt public des informations la concernant.
S'ajoute à l'équation le fait que tout ce gloubi-goulba dépend des intérêts et des objectifs des personnes qui ont lancé cette cyberattaque contre Sony Pictures, qui s'auto-désignent sous le nom de «Guardians of Peace».
Et il ne faut pas oublier la disparité des informations: entre un mail rigolo de Channing Tattum, les insultes à l'encontre Angelina Jolie et le fait que des actrices et des cadres de Sony Pictures sont moins payées que leurs homologues masculins, quels sont les faits qui légitiment le travail des journalistes? Quels sont les critères déterminants?
L'ensemble de ces interrogations n'appellent probablement pas de réponse définitive et rigide. Mais bien plutôt une remise en question permanente, jaugée en fonction de chaque contexte, comme le reflète très bien ce passage d'un article de The Verge:
«Des notes du studio sur Chappie: ça vaut le coup? Le script d'Underworld 5: ça vaut le coup? Des révélations sur le fait que Sony et le MPAA [Motion Picture Association of America, association qui défend les intérêts des studios américains] sont engagés ensemble sur une campagne secrète longue de plusieurs années visant essentiellement à la résurrection de Sopa, cette fois-ci avec de meilleures relations publiques: ça vaut le coup?»
Le co-rédacteur en chef de Variety, Andrew Wallenstein, se pose également ces questions, sans vraiment parvenir à trancher. Mais en reconnaissant malgré tout un certain malaise:
«Chaque reporter rêve de découvrir un trésor contenant des documents secrets. Donc quand une histoire telle que Sony s'étale juste sous notre nez, dans toute sa mesure jamais égalée jusque là, pour nous, cela relève de l'instinct de nous jeter dessus. Mais cette fois-ci, agir selon ce réflexe ne me met tout simplement pas à l'aise... même si cela n'est pas mal.»
Autrement plus remonté, le réalisateur Aaron Sorkin, protagoniste involontaire de l'affaire (son nom apparaît dans des échanges de mails avec des cadres de Sony rendus publics), accuse la presse «de trahison morale» dans le New York Times.
La presse américaine ne risque pas grand chose
Au-delà de ce débat, que dit le droit de cette affaire? A en croire l'expert juridique du Washington Post, pas grand chose.
Peu de précédents existent sur le sujet, explique-t-il, mais ces derniers tendent à indiquer qu'en relayant les info volées par les cyber-assaillants à Sony Pictures, la presse ne risque pas grand chose. En 2001, la Cour Suprême avait notamment tranché une affaire de conversation illégalement interceptée et diffusée sur une antenne radio en faveur de cette dernière, au nom du Premier amendement de la constitution américaine, qui sanctuarise la liberté d'expression et de la presse.
Au pire, les médias risquent d'être condamnés pour avoir diffusé les informations les plus personnelles (adresses, rapports médicaux) subtilisées lors de cette intrusion informatique. La plainte devra alors émaner des individus concernés eux-mêmes, et non de Sony.