Culture

Studios contre géants d'Internet: la nouvelle bataille des séries

Temps de lecture : 8 min

Les séries portées par les chaînes du câble vivent depuis une quinzaine d’années un âge d’or, qui a fait du genre un objet de convoitise pour les grands acteurs du numérique. La Silicon Valley peut-elle battre Hollywood à son propre jeu? Une tribune de David Lacombled, directeur délégué à la stratégie des contenus du groupe Orange.

Taylor Schilling dans «Orange is the New Black».
Taylor Schilling dans «Orange is the New Black».

La série télévisée vit actuellement mieux qu’un âge d’or: un troisième âge d’or. L’expression est de Brett Martin dans son essai Des Hommes tourmentés: le nouvel âge d'or des séries, des Soprano et The Wire à Mad Men et Breaking Bad, paru fin septembre aux éditions La Martinière. Le premier âge d’or est né avec l’effervescence liée à la naissance du média, le deuxième correspond au début des années 80, traversé par un bref moment d’excellence avec des séries comme Dallas ou Alerte à Malibu. Le troisième a vu la série devenir un art à part entière autour de créateurs comme David Chase, David Simon, Matthew Weiner et Vince Gilligan, et attirer des auteurs venus du cinéma, de Martin Scorsese à David Fincher ou Bruno Dumont en France.

Au cœur de cette révolution, l’alliance inédite du statut d’auteur et du processus industriel que constitue une série, encore plus que pour le cinéma. Une révolution portée par le câblo-opérateur HBO, né en 1972 et qui avait mis au départ le cinéma et le sport au cœur de son offre, avant de se tourner vers les séries en réaction à l’appétit des majors de cinéma, qui ont progressivement augmenté leurs droits d’achats de film. Et pas vers des séries classiques telles que celles qui abreuvent l’ensemble des networks (ABC, CBS, NBC…), soumis à la pression publicitaire, et toutes les chaînes hertziennes de la planète, mais des dramas en série sur douze ou treize épisodes agrémentés d’une fin ouverte, avec un aspect très feuilletonnant qui préserve la nécessité de les regarder dans l’ordre. Les autres cablo-opérateurs emboîteront le pas, de FX à AMC en passant par SHO.

On comprend que Brett Martin évoque à ce sujet un âge d’or, qui fait immanquablement penser à celui du Nouvel Hollywood, qu’avait connu le cinéma dans les années 70 et dont Peter Biskind a raconté l’odyssée. Cela explique qu’aujourd’hui, «la nouvelle série» soit devenue un enjeu stratégique dans la bataille des contenus, car elle constitue le contenu idéal. Sécable, séquençable, elle permet de fidéliser dans le temps et de distiller cette fameuse addiction qui est son point fort par rapport au cinéma.

De surcroît, elle s’adapte parfaitement à l’ère des réseaux sociaux, avec qui elle entretient une forme d’affinité formelle, une sorte de jumelage. La série est un objet culturel profilé pour le buzz. Et de fait, on ne compte plus le nombre de forums, de sites de fans, de partages et d’échanges sur Facebook, Twitter, Instagram ou YouTube dont font l’objet les séries: une addiction est par essence quelque chose qu’on a envie de partager, et les réseaux sociaux en sont à la fois le support et l’amplificateur. Il n’est qu’à voir le déferlement de tweets lors d’une mise en orbite d’une nouvelle série ou d’une nouvelle saison. À tel point que certains désertent les réseaux sociaux à ce moment-là pour ne pas être confronté à l’inévitable spoiler.

Valorisante, positionnante, virale, addictive et rentable, la série haut de gamme a donc tout pour plaire à l’ère numérique. Et il est donc tout à fait normal que les acteurs du Net soient tentés de l’utiliser à leur profit.

Prenons le cas de Netflix, à l’origine, une entreprise de location de DVD par la poste. Depuis que son business model a migré vers la vidéo en ligne, l’entreprise s’est vue dans l’obligation de sécuriser les licences de ses films là où, auparavant, elle n’avait qu’à acheter des DVD. Or, ces licences deviennent de plus en plus chères car les studios considèrent le streaming vidéo comme une source de revenus non négligeable et comme une possibilité d’amortissement de leurs coûts de production.

Quand Netflix se transforme en chaîne classique

Du coup, le modèle de l’entreprise a muté. Netflix s’est transformée finalement en chaîne classique, un peu sur le modèle de HBO à ses débuts, tributaire de la production de contenu et en l’occurrence des studios et des chaînes de télévision. Et de fait, dans sa progression, elle retrouve la même problématique que les chaînes du câble. Alors logiquement, l’entreprise a dû se transformer en studio pour fidéliser ses clients –et donc en dépensant quelques centaines de millions de dollars pour produire notamment House of Cards, la série politique avec Kevin Spacey, ou Orange is the New Black, une série pénitentiaire féminine.

S’il existe une certaine logique de continuité pour Netflix, c’est moins le cas avec Yahoo! et d’Amazon, dont ce n’est pas directement le métier et qui répondent à l’appel des sirènes des séries. Il est vrai que Yahoo! est toujours à la recherche d’un modèle à la fois identitaire et de business pour son développement. Son trafic ne décollant pas et ses revenus déclinant, sa présidente Marissa Mayer a déclaré vouloir se lancer dans la production de séries. Comme elle le déclarait au Wall Street Journal, «elle est à la recherche de séries prêtes à être lancée et qui ne demandent pas de long développements».

Comme tous les acteurs numériques, Yahoo! et Amazon ont observé avec avidité le succès de Netflix avec House of Cards, se disant que eux aussi pourraient sans problème se lancer dans la production de séries, dans ces nouvelles pépites qui déclenchent l’addiction et les commentaires tout en rapportant plusieurs fois leur mise en millions de dollars.

On constate actuellement une ruée vers la série, sorte de nouvelle ruée vers l’or. Les géants numériques participent à un mercato pour débaucher des stars du grand et du petit écran afin de produire leurs propres séries. Amazon propose ainsi pas moins de quatorze pilotes de séries à visionner gratuitement par ceux qui ont souscrit l’offre payante Amazon Prime. Parmi elles, After, une série créée par Chris Carter (le créateur de X-Files), Bosch, une série d’après le héros des best-sellers de Michael Connelly, Transparent, créée par Jill Soloway, qui a été aux manettes de Six Feet Under, etc.

Ricanements des acteurs historiques

Les acteurs historiques des séries émettent toutefois quelques ricanements envers cet intérêt aussi soudain que passionné des acteurs du Net pour ce «vieux support télévisuel». D’autant que les protagonistes de la Silicon Valley ont toujours considéré leur voisins californiens d’Hollywood comme des dinosaures. On se souvient d’AOL prenant le contrôle d’Universal, un épisode qui fut commenté par certains comme l’annexion définitive de l’ancien monde par le nouvel ordre numérique. On a pourtant vu la suite… Mais les valorisations boursières des géants numériques de ces dernières années n'ont fait que renforcer cette idée.

Or, les «dinosaures» d’Hollywood font valoir que passer d’un format de quelques secondes –dont YouTube est l’exemple– à des formats narratifs structurés et construits dans la durée, comme la série, n’est pas seulement un changement d’échelle, mais surtout de culture. Si les geeks de la Silicon Valley ont réussi à bâtir des fortunes instantanées, seront-ils pour autant capables de construire des machines à rêves qui durent?

John Landgraf, boss de FX, a qualifié de pure arrogance de nouveau riche et nouvelle puissance la certitude des acteurs technologiques que produire du contenu est facile. Il souligne que vouloir monter en gamme en passant à ce «type de contenus» nécessite une expertise à tous les niveaux de la chaîne narrative, du scénariste à la distribution du DVD en passant par toutes les étapes de la production. Et qu’il y a énormément de moyens de se tromper à chaque étape. Selon lui, il ne suffit pas d’ouvrir son chéquier –même s’il peut aligner de nombreux zéros– et de sélectionner les meilleurs pointures du secteur pour créer un nouvel HBO. Cela ne se décrète pas.

C’est l’avis de David Carr dans un article du New York Times en date du 14 avril, où il souligne le caractère éminemment risqué de la stratégie de Yahoo! à vouloir se positionner sur le secteur des séries haut de gamme pour générer des contenus addictifs. Il rappelle que même HBO, après les Soprano, a traversé des années infructueuses, avec des séries pourtant ambitieuses mais qui n’ont pas rencontré le succès escompté (Luck ou John From Cincinnati et, dans une certaine mesure, Treme). Netflix aussi qui, avant de connaître le succès avec House of Cards, a produit Hemlock Grove, qui a eu un moindre retentissement.

À ses yeux, le seul exemple de crossover digital et narratif réussi dans la durée, on le doit à Steve Jobs –encore lui– avec Pixar avant qu’il ne vende le studio à Disney. Mais Carr remarque que cela s’est fait au prix d’un véritable engagement dans la production doublé d’une parfaite dévotion pour les grandes histoires. Peut-être aurait-il même pu ajouter qu’Apple a toujours conçu ses produits comme des séries avec un sens du suspense et des lignes narratives riches.

Le bingewatching va-t-il transformer la série en long métrage?

Toutefois, les digital players peuvent s’enorgueillir d’avoir apporté au secteur des séries une forme de disruption: le bingewatching, cette pratique qui consiste à visionner des épisodes d’une série en grande quantité. C’est Netflix qui a lancé cette pratique en mettant à disposition de ses abonnés dès le premier jour une saison dans son intégralité.

C’est loin d’être purement anecdotique. Car si cette pratique, sous la pression des acteurs digitaux, venait à se généraliser, c’est la nature même des séries qui pourraient en être transformée. En effet, si la série n’était plus du tout soumise au séquençage que lui impose les grilles de télévision avec ses horaires de diffusion et son encadrement publicitaire, elle serait du même coup libérée de ses contraintes de format. Il n’y aurait plus besoin de se raccrocher à une durée par épisode (26, 40 ou 52 minutes) ni à un nombre d’épisodes par saison (6, 8, 10, 13, ou 23). Et du même coup cela libérerait aussi des contraintes formelles. Qu’adviendrait-il dans ce cas du cliffhanger de fin d’épisode, celui qui est censé accrocher le téléspectateur jusqu’à l’épisode suivant de la semaine d’après? Ou bien des arches dramatiques multiples, celles qui permettent de se déployer sur de nombreux épisodes? Avec la généralisation du bingewatching, on pourrait se retrouver alors comme dans un long métrage avec des durées au choix…

Mais, chemin faisant, ne perdrait-on pas ce qui fait l’essence de la série, à savoir le séquenciel et le répétitif, essence dans laquelle résident à la fois ses limite et ses richesses? Car la série, avec ses contraintes formelles strictes, constitue une formidable matrice à récits, comme le prouvent toutes les œuvres évoquées. L’émergence d’un nouveau mode de consommation hérité de la Silicon Valley va-t-il faire disparaître la série telle que nous la connaissons ou bien donner naissance à une nouvelle forme de série, mutante et différente? La rivalité de la Silicon Valley avec Hollywood promet d’être une longue série en plusieurs saisons avec de nombreux cliffhangers et twists narratifs.

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