Pour les uns c’est du «télé-flicage». Pour les autres du «télé-suivi». Dans les deux cas, il s’agit d’user des nouvelles techniques pour surveiller le comportement (à leur domicile et durant la nuit) des personnes victimes d’apnée du sommeil. Ces malades souffrent de pauses respiratoires nocturnes dues à une obstruction de la gorge au niveau du pharynx. Ces arrêts de la respiration peuvent durer plusieurs secondes et se répéter jusqu’à une centaine de fois (ou plus) durant une seule nuit. Il s’agit d’une maladie chronique et d’un possible handicap majeur associant fatigue chronique, somnolence avec de possibles retentissements cardiovasculaires.
Entre un et trois millions de personnes sont concernées en France. Les plus gravement atteintes peuvent bénéficier d’un traitement salvateur de référence: la pression positive continue (PPC). Son principe est simple: administrer un flux d’air qui maintient la gorge ouverte et prévient ainsi les apnées. Il faut pour cela accepter (et ce n’est pas toujours simple) un masque qui doit impérativement rester appliqué sur le nez durant la nuit.
Aujourd’hui en France, plus de 300.000 personnes apnéiques sont équipées à leur domicile d’un appareil à PPC; un matériel installé gratuitement au domicile via un système de location et de sociétés prestataires. Elles sont ensuite télé-suivies (télé-fliquées) en permanence via un système de télémédecine: l’analyse à distance des flux d’air permet de savoir avec la plus grande précision si le malade utilise bien son appareil et pendant combien de temps.
Des patients aux clients
Or, en dépit des bénéfices objectifs qu’ils peuvent en tirer, tous les malades ne peuvent pas accepter à moyen ou long terme les contraintes de l’appareillage par PPC. Une proportion estimée à 20% et, selon Marisol Touraine, ministre de la Santé, une «dépense non justifiée» de près de 80 millions d’euros par an. A compter de 2013 le gouvernement voulut que seuls les patients qui suivaient effectivement leur traitement continuent à être pris en charge par l’assurance-maladie. Faute d’être utilisés correctement, et après plusieurs mises en garde, les appareils étaient repris ou laissés à la charge du patient devenu client.
L’affaire fut d’abord mise en lumière sur le site du Dr Nicolas Postel-Vinay. Ce spécialiste de la modernité médicalisée y lança une première alerte auprès du grand public. Un second arrêté gouvernemental visant le même objectif fut publié. Il suscita de très vives protestations chez les associations de malades qui saisirent le Conseil d’Etat. Ce dernier sur le fond: le 28 novembre il a annulé les deux arrêtés pris le 9 janvier et 22 octobre 2013 par le gouvernement.
Le Conseil d’État rappelle aujourd’hui qu’en vertu de l’article L. 165-1 du code de la sécurité sociale, l’inscription d’un dispositif médical sur la liste des produits remboursables par l’assurance maladie peut être subordonnée au respect de «conditions particulières d’utilisation». Mais il précise qu’en posant cette règle, le législateur avait entendu permettre «que le remboursement d’un dispositif médical soit subordonné au respect de certaines modalités de mise en œuvre de ces dispositifs médicaux et prestations, et non à une condition d’observation de son traitement par le patient». En d’autres termes la loi ne permet pas aux ministres de subordonner, par voie d’arrêté, le remboursement du dispositif PPC à une condition d’utilisation effective par le patient. Et c’est ainsi que, sans se prononcer sur le bien-fondé de ce mécanisme, le Conseil d’Etat a annulé les deux arrêtés pour «incompétence».
En désavouant le gouvernement, le Conseil d'Etat soulève une question de taille
La collectivité doit-elle prendre en charge une thérapeutique si son bénéficiaire choisit de ne pas en profiter comme il conviendrait?
Au-delà de la seule apnée du sommeil, cette décision conduit à soulever un problème de fond: la collectivité doit-elle prendre en charge une thérapeutique dès lors que son bénéficiaire choisit de ne pas en profiter –ou du moins pas exactement comme il conviendrait? En désavouant le gouvernement, le Conseil d’Etat soulève une question de taille: la puissance publique peut-elle subordonner la prise en charge d’une thérapeutique au contrôle, mécanique, de son observance au domicile de l’assuré social? Hier théorique, cette problématique trouve et trouvera une actualité croissante du fait des progrès de la physiologie et de la biologie numérisée, associée à la télétransmission et des traitements centralisés des données. Doit-on continuer à rembourser les médicaments (ou les séances de psychothérapie) d'un malade alcoolique si les critères biologiques hépatiques (gamma G-T et CDT) démontrent que le malade continue à boire et à s’intoxiquer?
Le recours aux objets «médicaux» connectés croisés avec le remboursement de la collectivité peut ici préfigurer l’émergence d’un univers néo-orwellien. A l’inverse on peut y percevoir de possibles outils de progrès médicaux, une aide à la prise en charge du malade via la bonne observance de son traitement. De ce point de vue les réactions à la décision du Conseil d’Etat sont riches d’enseignement.
L’arrêt du Conseil d’Etat sur le traitement par les appareils à pression positive continue «constitue une première victoire pour tous ceux qui s’étonnaient qu’une telle démarche ait pu être entreprise, s’est félicité le Collectif Interassociatif Sur la Santé (CISS). Nous préférons penser qu’il ne viendra pas à l’idée du gouvernement de donner une base légale à ce type de solutions à l’occasion d’une prochaine loi. Ceux qui s’avancent parés des vertus de la démocratie sanitaire ne peuvent pas être les auteurs de dispositifs qui envisagent le patient comme un irresponsable à surveiller et à punir.»
L’analyse est radicalement opposée chez les entreprises concernées, comme la Fédération des prestataires de santé à domicile, qui estime que la décision du Conseil d’Etat «conduit d'abord à une vraie perte de chance pour le malade chronique d'être bien accompagné dans son traitement». Selon eux, les patients étaient «majoritairement consentants au respect d'un minimum d'observance». De la même manière, le Syndicat National de l’Industrie des Technologies Médicales (Snitem) déplore que cette solution de télémédecine soit remise en question par le Conseil d’Etat alors que les industriels et les prestataires de santé à domicile «ont investi une cinquantaine de millions d’euros dans le cadre d’un dispositif voulu par le gouvernement».
Un cadre législatif à définir
«Avec plus de 300 000 patients apnéiques télé-suivis, la France est équipée d’une des plus grandes plateformes de télé-suivi d’une pathologie chronique en Europe», expliquent les entreprises du groupe «Respiration à domicile» du Snitem. La solution désormais passe selon elles par un cadre législatif à définir. Faute de quoi ce serait «un échec cuisant et un gâchis affligeant». Un terrain d’entente semble possible entre ceux qui redoutent le télé-flicage et ceux qui proposent le «télé-suivi».
«De nombreux pays dessinent une autre voie pour que les patients soient à la fois autonomes et responsables. C’est celle des incitations positives, souligne le CISS. Elles revêtent de nombreuses formes, dont certaines sont d’ailleurs en cours d’évaluation. La France elle-même a reconnu, en 2009, le rôle de l’éducation thérapeutique dans le parcours de soin. L’Assurance maladie déploie des programmes d’accompagnement, notamment à destination des diabétiques.»
Si de nouveaux modes de régulation de la dépense sont ici légitimes, ils doivent désormais être autorisés explicitement par la loi. Si elle doit voir le jour, la prochaine «loi de santé» portée par Marisol Touraine pourrait constituer une opportunité.