C’est fou, au final, combien de songwriters ont fait cette année surface, qu’il sortent de nulle part, confirment de timides intuitions ou se réinventent complètement. Parmi eux, François-Régis Croisier, avec son projet Pain Noir, restera l’une des plus belles surprises.
Tout d’abord parce qu’on les compte sur les doigts d’une main, les artistes français qui auront réussi à s’épanouir dans leur langue maternelle après avoir longtemps chanté en anglais.
C’est le cas pour lui: après des années passées sous le nom de St. Augustine, François-Régis a ainsi brusquement changé de cap pour chanter en Français sous le nom Pain Noir. Et il faut le dire, c’est une incroyable réussite. Incroyable dans le sens «On n’y croyait pas». On ne croyait pas possible que des chansons en français puissent avoir une telle ampleur, qu’elles puissent d’un même mouvement brosser de grands espaces et creuser des sillons intimes, parler de villages engloutis et de genoux fatigués, charrier des douleurs séculaires, porter des espoirs de renouveau. Qu’elles puissent puiser leur inspiration dans les vieilles chansons de Smog, les synthés de Grandaddy, tout en gardant une authenticité rare. Les neuf morceaux de son album sont comme autant de vignettes retrouvées au fond d’un grenier et qui portent avec elles autant d’histoires que l’on peut y projeter.
Pain Noir, c’est aussi une belle histoire. L’histoire d’un projet long, d’un travail d’artisan, d’un disque lancé sur un micro-label participatif et qui peu à peu, en quelques mois, aura gagné tous les suffrages, aura conquis de nombreux coeurs, aura fini par aboutir sans autre plan que celui de faire écouter ses chansons en espérant que les gens les aiment. On les a aimées, ces chansons, et on aimerait que mille, dix mille autres personnes tombent sous leur charme. Alors, en 2015, on continuera à en parler.
Röyksopp & Robyn – Do It Again
Interscope Records
Recommandé par Michael Atlan, journaliste culture et blogueur
L'annonce surprise, au début de l'année, d'une collaboration entre Röyksopp & Robyn a fait mouiller tous les fans de scandipop de la planète. Car la réunion du duo norvégien et de la chanteuse suédoise avait déjà fait des miracles il y a cinq ans sur, à mon avis, le meilleur titre de pop-music des années 2000, The Girl & The Robot.
Et ils n'ont pas déçu. Entre dance frénétique et puissante mélancolie, les trois scandinaves ont donc remis ça avec cet EP tantôt sensible (Every Little Thing) tantôt brutal (Sayit) mais toujours hanté par une émotion toute électronique –le tout accompagné de clips sombres et désenchantés et de prestations scéniques toujours très impressionnantes. Ce disque, c'est la quintessence de la pop-music, car il est fait pour ceux qui aiment pleurer sur le dancefloor.
Ought – More Than Any Other Day
Constellation Records/Differ-Ant
Recommandé par Ondine Benetier (La Blogothèque)
Parce que l’écoute de ce disque a viré à l’obsession chez moi. Parce que j'ai été fascinée par la tension et la contradiction permanente qui règnent dans cet album. Parce que les longues pauses presque sexuelles inscrites dans ce post-punk nonchalant m’ont rendu dingue. Parce que la fougue juvénile d’un groupe ne s’est jamais si bien opposée à l’extrême précision de ses mélodies. Parce que je ne louerai jamais assez la voix de branleur de Tim Beeler, ses talents de songwritter et de performer à la David Byrne. Parce que je n’aurais jamais cru que grâce à Habit, Constellation Records me donnerait mon tube de l’année.
Rodrigo Amarante – Cavalo
Rough Trade/Beggars
Recommandé par Nora Bouazzouni, journaliste à Reader.fr
Ça tombait bien parce que j'étais sortie de mon obsession pour la musique brésilienne depuis un paquet de mois où j'ai découvert et écouté en boucle Novos Baianos et Lô Borges, mais j'aime replonger alors oui, ça tombait au poil. Je l'ai découvert sur le blog de Philippe Dumez, homme de goût, avec Mon Nom et comment ne pas se laisser envelopper, enrober par cet accent et ces R qui roulent et tournent avec la guitare, cette mélodie comme un carrousel et les trompettes sur la pointe des pieds. «Nous avons été repiqués sans nos racines.» La saudade, incarnée, omniprésente, du Strokes-ien Hourglass jusqu'à Irene, qui sonne comme un classique oublié sous une pile de vieux disques ou Nada em Vão, qu'on voudrait danser, la tête posée au creux d'un cou familier au son du métronome qu'on croirait presque entendre.
Tobias Jesso Jr. – Just A Dream, True Love, Hollywood et Without You
True Panther
Recommandé par Mélissa Bounoua, journaliste à Reader.fr
C’est sur YouTube que l’on a écouté le premier morceau de Tobias Jesso Jr., 2014 commençait à peine. Il y a eu Just A Dream puis, pendant l’été, True Love. Amusé par cette photo d’enfant assis devant son instrument, on avait cliqué. Et on avait aimé cette voix frêle et ce piano pas très bien accordé. Cela suffisait à nous faire pleurer. Une rupture douloureuse et ses échecs dans l’industrie avaient amené cette musique. La musique d'un jeune Canadien, qui sonne comme celle d'un disque suranné.
Heureusement, La Blogothèque allait capturer une nouvelle chanson dans un vieux bar à Los Angeles. On le découvre grand, trop grand, toujours devant son piano, à esquisser quelques grimaces en chantant Without You. Lorsqu’il est entré en studio pour lâcher Hollywood, on a retenu notre souffle. Mais sa sensibilité et son romantisme n’avaient pas disparu. Il y a bien des trompettes mais il ne fanfaronne pas, il dit qu’il va «mourir à Hollywood».
L’album, Goon, est prévu pour mars 2015. De ce que l’on a entendu, il ne fait aucun doute qu'on aura encore l’impression qu’il est là, dans le salon, à nous raconter ses histoires. Voilà déjà un an qu’on l’écoute.
Matthieu Malon – Peut-être un jour
Monopsone
Recommandé par Antoine Bourguilleau, traducteur et journaliste spécialisé histoire
«C’est important Matthieu Malon? Oui, c’est important.» Ce fut le début d’un des dialogues les plus intéressants de mon été. Il y avait là des filles et des garçons de mon âge, élevés comme moi par l’internationale bruitiste, de Sebadoh à Pavement et de My Bloody Valentine à Mudhoney. Michel Cloup de Diabologum nous avait déjà habitué, dès les années 1990, à faire sonner le français sur ces musiques là –et il continue avec brio.
Matthieu Malon, lui, est un peu moins dans l’épure, la rime est plus fréquente, la parole pèse de tout son poids, comme lorsqu’à l’issue d’une magnifique chanson sur un ami disparu trop tôt (Tu étais mon pote), il énonce «Comme le disait Stephen Patrick Morrissey, "il y a une lumière qui ne s’éteint jamais"», une phrase qui sonne comme une telle évidence qu’on se demande pourquoi personne n’y avait pensé plus tôt.
Peut-être un jour est un album plein de rage et de tendresse, plein de colère et d’attentions, guitares en avant, voix assumée, sans comptes à régler, un disque adulte.
St. Vincent a dominé l'année 2014. Entre son quatrième album, sa tournée robotique, un passage au Saturday Night Live, des distinctions de la part de presque tous les médias et ses interviews plus folles les unes que les autres, Annie Clark a réussi une année quasi-parfaite.
St. Vincent, son dernier album est son plus personnel, raconte-t-elle. C'est un disque qu'elle aimerait «entendre à son enterrement». Un album qui alterne entre les distorsions de Bring me Your Loves, et les morceaux beaucoup plus intimes et personnels comme Prince Johnny.
«I'm not Annie, Annie, anything at all», l'entendait-on chanter sur Marry Me, son premier album, comme pour faire une distinction entre Annie Clark et son nouveau personnage de St. Vincent. Avec ce dernier album, ce rôle lui colle désormais à la peau.
Ah, et en plus d'avoir prouvé une nouvelle fois qu'elle était l'une des meilleures guitaristes du monde, elle a aussi montré sa technique balle au pied.
Grunge, psychédélique, punk, folk, garage, dans le désordre: il faut croire que Ty Segall est passé par toutes les étapes musicales qui séparent le blues du delta du rock le plus dingue. Et comme si ce chemin jalonné de disques aux styles très hétérogènes –mais toujours réussis– avait amené notre rouquin rock à sortir Manipulator, comme si c'était un aboutissement, qu'il parvenait au fur et à mesure à faire «la synthèse». Mais un aboutissement qui remue dans tous les sens, et qui (me) fait des papillons dans le ventre. Enfin, un aboutissement jusqu'au prochain disque, puisque l'adjectif «prolifique» est encore très éloigné de réalité quand il s'agit de la musique de Ty Segall: le Californien en est déjà à son huitième album solo, à 27 ans. Et on en veut encore.
Ariana Grande – My Everything
Republic/Universal
Recommandé par Mathilde Carton (Slate, Les Inrockuptibles, M, Stylist)
Non, vous n’avez pas mal lu. Certes, Ty Segall ou Parquet Courts auraient très bien pu faire l’affaire. Mais aucun n'a marqué 2014 comme My Everything d’Ariana Grande. Néo-Mariah Carey pré-pubère, la petite Grande a pétrifié nos tympans, du tube estival Problem, pompant allègrement le saxo façon J.Lo, jusqu’à la mièvrerie sexy-sensuelle Love Me Harder. Encore faut-il ajouter l’avalanche de featurings dans l’ère du temps dont Iggy Azalea, ou encore Nicki Minaj et Jessie J (Bang Bang).
Bref, la mini-miss sait s’entourer et copie déjà les pires divas: en vidéo, elle s’adonne à l’art de l’algue vaguement portée par le flow; en vrai, elle se laisse porter par ses vigiles. N’en était cette voix d’ange sous stéroïdes, son apathie représente assez bien ce que les majors ont fait de la pop: des bluettes pimpées à la sauce EDM, reprenant point par point les recettes des divas d’antan, le tout minaudé par une nymphette filiforme qui ressemble à son jeune public. En somme, l’étendard de la génération fitness, à écouter du tapis à la douche.
Que ce soit clair, Illmatic de Nas est le meilleur album de hip-hop de tous les temps (ex-aequo avec Livin' Proof de Group Home, sorti la même année). Pour commémorer les vingt ans de son premier album studio, le rappeur du Queens a fait dans l'ego-trip, largement légitimé par le résultat: une réédition incluant inédits et remixes (mention spéciale à It Ain't Hard to Tell (Stink Mix)), une tournée mondiale, un clip pour le titre Represent et surtout, le documentaire Nas is Illmatic, disponible ici.
Une entreprise à la démesure de l'immensité de l'album. C'est simple, et c'est d'ailleurs prouvé ici, Illmatic a influencé des productions hip-hop de ces vingt dernières années de manière prodigieuse. Nas n'avait que 20 ans à l'époque et déjà un sens inouï du récit, rageux, poignant, épuré. Il a aussi été l'un des premiers à (bien) s'entourer de plusieurs producteurs: DJ Premier, Q Tip, L.E.S ont créé ici leur beats et leurs boucles les plus inouliables. Illmatic était et demeure la perfection.
Taylor Swift – Les mémos vocaux de 1989
Big Machine Records
Recommandé par Cécile Dehesdin, rédactrice en chef adjointe
Dans la version Deluxe de son album, Taylor Swift a ajouté trois chansons bonus et trois mémos vocaux, enregistrés sur son iPhone à différents stades d’écriture de trois chansons. Ces mémos rappellent que Taylor Swift, qui avait écrit son deuxième album, Speak Now, entièrement seule pour prouver une bonne fois pour toutes qu’elle n’était pas un produit marketing sortant des tubes prémâchés, est avant tout une auteure. Et ils permettent de rentrer comme rarement dans l’intimité d’une artiste.
Le son n’est pas très bon, et c’est grâce à ça qu’on l’imagine chanter dans son iPhone avec la musique de Jack Antonoff pour ce qui deviendra I Wish You Would, diffusée depuis son ordi. On l’écoute chanter une version presque complète de I Know Places au piano, rappelant au passage qu’elle a une vraie voix, et proposer une fin à la chanson qu’elle ne gardera finalement pas.
On entend Max Martin et Johan Shellback, les deux Suédois derrière tous les tubes des dix dernières années, tousser et crier des «Hééé/Hooo» pendant qu’elle leur joue à la guitare une première version de Blank Space, le deuxième single de l’album. On y trouve déjà la mélodie, des morceaux de paroles, et même le «clic» que Taylor Swift fait avec sa bouche (comme un stylo qu’on décapuchonnerait) en chantant «I’ve got a blank space baby (clic) and I’ll write your name».
Dans un rap game dominé depuis quelques années par les mêmes têtes d’affiches, le jeune rappeur de Montpellier est venu confronter sa fougue et sa nonchalance de sudiste aux MCs sous stéroïde. A la première écoute, sa désinvolture et ses rimes salaces balancées en rafale rappellent Doc Gynéco. Mais la ressemblance s’arrête là.
Joke se distingue par des prods à la noirceur crépusculaire et un rap minimaliste où il raconte nonchalamment des scènes de luxure à l’atmosphère poisseuse. On pense notamment aux hits Vénus ou On est sur les nerfs, véritable pépite de ce premier album. Dans Atebaya, Joke s’émancipe d’emblée de devoir être le «porte-parole des quartiers» ou d’une colère, rôle auquel les médias ont souvent cantonné les rappeurs.
A l’opposé d’un rap conscient (ou politique), le jeune souverain de Montpellier choisit la luxure et l’égo-trip ponctué de rimes outrancières. Sur le dernier titre de l’album, Sphinx, il se paie même le luxe de se confronter en featuring à deux tauliers du rap français: Rim-K (ex-113) et Seth Gueko. Une belle promesse.
En 2012, on était tombé en amour devant les guitares embuées de réverb et la voix suave de ce garçon aux dents du bonheur qui faisait doucement l'idiot et la réclame de ses sucettes à cancer préférées sur Ode To Viceroy, un des prodiges de 2, son premier album. Deux ans plus tard, Mac DeMarco continue de faire de splendides bâtards au rock slacker avec Salad Days, 34 minutes d'euphorie tressées de ballades atmosphériques, sous le patronage lointain de Lou Reed et de Tom Verlaine, enregistrées dans le taudis qu'il loue à Brooklyn.
Le Canadien a toujours le vibrato et le delay facile, des tics californiens que viennent sublimer ses mélodies précieuses et ses solo torves à coller le vertige (Goodbye Weekend, Go Easy). Plus intimiste, plus mélancolique que le premier, ce second opus enchaîne, l'air de rien, bluettes teenager (Salad Days, Blue Boy) et descentes creepy (Brother, Let My Baby Stay), et s'offre même un détour absurde avec Chamber Of Reflexion, voix de crooner et synthés dégoulinants –en concert, elle allume une mer de briquets bien méritée.
Un des meilleurs titres de l'année peut-il ne jamais avoir existé? Le remix du songwriter britannique Dan Croll par les Allemands d'Âme est apparu dans les DJ sets de nombreux festivals cet été. Succès immédiat dans la foule, qui cherche dès le lendemain à trouver sur Internet l'«ID» de la chanson. D'abord disponible, la chanson disparaît bien vite du web, éjectée à chaque nouvelle mise en ligne sur Soundcloud et YouTube.
Entre temps, le management de Dan Croll a décidé que le remix de Âme n'était pas digne de son poulain. Le duo de DJ berlinois n'a pas le droit de publier le titre. Hérésie. La page Facebook de Dan Croll devient un cahier de doléances pour fans déçus et une pétition est lancée sur Change.org. Pour écouter le remix, il faut remuer profondément dans l'Internet pour trouver le MP3 ou s'en remettre aux captations sur smartphone pendant les DJ sets.
Ce titre restera à jamais dans son environnement naturel, dans un festival d'été en 2014. À défaut, on peut toujours se rabattre sur le superbe remix de Sailor & I par Âme, médiocre titre pop métamorphosé en une interminable montée en faux plat.
Para One – You Too (clip par Samedi Noir)
Because Music/Spinnin
Recommandé par Alexandre Hervaud, journaliste culture
Dans les années 90, j'écoutais des trucs de mon âge, des Spice Girls à The Offspring en passant par IAM (attention, pas la même année, hein). Les musiques électroniques, à quelques exceptions près (Prodigy, Chemical Brothers), c'était pas vraiment ma tasse de thé.
Découvrir en 2014 le clip du morceau You Too de Para One réalisé par Samedi Noir (aka Emma Le Doyen et Samuel Rixon) m'a donc sans doute propulsé à une époque uniquement frôlée où j'aurais pu moi aussi délirer sur le dancefloor comme le simili Napoleon Dynamite du clip, même si j'étais trop jeune alors pour fréquenter de tels établissements.
Et puis distinguer Para One en 2014 n'est pas anodin: avec sa nouvelle BO pour Céline Sciamma (le joli Bande de filles), le fondateur du label Marble a une fois de plus brillé –son morceau Girlhood m'obsédait dès la mise en ligne du teaser.
Carla Bozulich – Boy
Constellation Records
Recommandé par Anastasia Lévy, journaliste à Berlin
Cette année, j'aurais pu n'écouter que les sorties du fabuleux label canadien Constellation Records. En premier lieu, l'album Boy, de Carla Bozulich, s'est largement imposé comme une obsession qui n'a cessé de grandir en moi depuis le jour où j'ai découvert le single Deeper Than The Well.
Boy est une oeuvre d'art, de celles qui ne vous laisse jamais totalement satisfaites, tellement elle est exigeante, puissante et toujours surprenante après la centième écoute. Je l'ai découvert à la faveur du printemps, et pourtant c'est un disque qui trouve encore plus de profondeur dans la noirceur de l'hiver. Il serait difficile de définir le genre de cet album, mais je vous le dis, on tient là le plus beau blues de 2014. Tout à coup, il me semble inconcevable qu'elle n'ait pas la renommée de Nick Cave ou PJ Harvey, dont elle partage la passion violente. «I just wanna fuck up the whole world.»
Rival Sons – Great Western Valkyrie
Earache Records
Recommandé par Brice Miclet (Slate.fr/Huffington Post/Guitare Part/Bikini Mag)
2014, année aux tendances musicales complexes. Nouveaux supports d'écoute en pagaille, nouveau rôle des artistes dans le processus de diffusion, nouveau tout... Au milieu de tout ça, il peut parfois être bon de faire un pas en arrière. Et pour ce faire, merci Rival Sons.
Dès la première note de leur quatrième album, on sent le rock qui tache. Pas le revival garage ni le son british des groupes dits «à guitare», mais celui d'un «cock rock band», (dixit le chanteur du groupe Jay Buchanan). Et si, par respect pour les dieux, personne n'ose se risquer à la comparaison avec Led Zeppelin, là, les parallèles pleuvent.
Leur prestation au Trianon, le 11 novembre dernier, fêtait l'armistice entre le hard rock du papa et le garage du fiston, entre la maîtrise technique et l'innocence artistique face à l'instrument. Au milieu de ce joyeux merdier de modes, de «revivals», de hypes, ça n'est pas le vinyle qui a réconcilié les générations de rockeurs en 2014, c'est Rival Son.
Fin 2014, après 49 ans de cotisations aux caisses de la pop, la comète Pink Floyd nous repasse son rock spatial, si pur qu’il ravit toujours les vendeurs d’enceintes hi-fi. The Endless River contient son lot d’envolées, même si quelques pistes évoquent la monotonie d’un voyage Terre-Mars.
Ce sont 99% d’instrumentaux issus de vieilles sessions et remis en forme, ce qui donne un petit goût d’inachevé. Et comme pour Tintin et l’Alph-Art, il faut connaître tout ce qui a été fait avant pour bien l’apprécier. Pour qui n’a pas les clefs, le disque sonne comme de la (bonne) musique d’ascenseur, le compagnon parfait des dîners ou des apéros entre amis. Et c’est aussi bien comme ça.
Qu’importe que ce ne soit peut-être pas un «classique», son ambition n’est pas là. C’est une retraite, une sortie élégante qui termine l’épopée Pink Floyd. On y croise un demi-siècle de fantômes… The Endless River restera le dernier Pink Floyd. Le guitariste David Gilmour l'a assuré au micro de la BBC. Il n’y aura pas de tournée mondiale, pas de concert à suivre. Ce ne sont pas les Stones, Queen ou Genesis qui pourraient en dire autant. Et dans ce monde où les vieux rockers squattent toujours les ondes et les stades, ça mérite d’être salué.
Angel Olsen, Burn Your Fire for No Witness
Jagjaguwar
Recommandé par François Pottier, responsable technique
Parfois, j’ai l’impression de n’avoir écouté qu’elle ces deux dernières années. Depuis son superbe Half Way Home, qui avait déjà occupé une bonne partie de mon année 2012, j’ai, comme lors de chacun de mes accès de monomanie, voulu tout connaître d’Angel Olsen. J’ai alors inlassablement cherché les morceaux de sa première cassette, scruté ses apparitions aux côtés de son amie Marissa Nadler ou de Bonnie ‘Prince’ Billy, puis adoré son Sweet Dreams et son virage électrique.
Mais Burn Your Fire For No Witness est au-dessus de tout ça. Débarrassée de certains maniérismes vocaux, Angel Olsen oscille entre austérité et électricité autant qu’entre distance et intimité, et livre un grand album de rupture, de l’ouverture sur la désemparée Unfucktheworld à l’espoir que laisse finalement entrevoir la magnifique Windows, en passant par son sommet White Fire, qui rappelle Leonard Cohen sans jamais virer au pastiche. Et si ses chansons sont toujours nourries de sa solitude, Angel Olsen semble s’y complaire et même s’en amuser, peut-être enfin prête à s’ouvrir davantage au monde. «Are you lonely too? HI-FIVE! SO AM I!»
Armand Margjeka – Hummingbird
Communicating Vessel
Recommandé par Jean-Marie Pottier, rédacteur en chef
Armand Margjeka est originaire d'Albanie –pas la ville voisine de New York (qui s'écrit avec un y), mais bien la patrie d'Enver Hoxha, ce pays qui fut longtemps un des plus fermés du monde avec la Corée du nord. Si l'on peut se tromper, c'est parce que son deuxième album, Hummingbird, le voit réciter ses humanités américaines, apprises dans les disques que lui ramenait sa grande soeur de son périple estudiantin, de manière parfaitement fluent.
Désormais installé à Birmingham, Alabama, Margjeka y déroule sur dix morceaux ce qui a fait le meilleur du rock américain des années 2000, de Beck (Ain't Me fait penser de manière évidente au branleur blondinet, le jour où il a passé son folk au tamis de la production atmosphérique de Nigel Godrich sur Sea Change) au Wilco de A Ghost is Born (les envolées de guitares de Move Slow évoquent At Least That's What You Said, et on ne parle même pas du fait d'intituler un morceau et l'album Hummingbird) en passant par The National. Et évite le pastiche ou l'imitation en enrobant toutes ses influences dans une production nickel –il faut dire que c'est son autre activité musicale. A l'ère de la rétromania, on ne demande pas forcément davantage d'un très bon album: être pareil, mais différent.
Richard Strauss, Esa-Pekka Salonen, (mise en scène de Patrice Chéreau)
Bel Air Classique
Recommandé par Jean-Marc Proust (Slate.fr/Opéra Magazine)
Si vous ne devez regarder qu’un DVD d’opéra dans votre vie, que ce soit celui-ci. Elektra, œuvre âpre, tendue, d’une violence inouïe, est ici magnifiée par la patte de Patrice Chéreau, dans sa dernière mise en scène, captée à l’été 2013 au Festival d’Aix-en-Provence. Dans les décors dépouillés de Peduzzi, la sanglante tragédie de Sophocle mâtinée de freudisme se déroule implacablement, sous la direction brûlante de Salonen, avec des interprètes de premier plan.
Ce que capte admirablement la caméra, au plus près des corps et visages, c’est le travail de Chéreau. Il n’est pas un seul moment d’inattention, chaque personnage, jusqu’aux plus petits rôles, s’attachant aux autres, par un mouvement ou d’un simple regard. C’est la vérité nue du théâtre, portée à son paroxysme. La distribution est de toute beauté, avec une Waltraud Meier des grands jours, sordide Clytemnestre, Adrianne Pieczonka qui vous achèvera avec son déchirant appel final, et Evelyn Herlitzius, Elektra transcendée, qui vient à bout d’une partition surhumaine, en soumettant son corps à un marathon épuisant que vient conclure une extraordinaire danse létale. Un miracle.
Iain Forsyth et Jane Pollard, 20.000 jours sur Terre
Sortie en salles le 24 décembre 2014
Recommandé par Sophie Rosemont (Slate.fr/Rolling Stone)
Si certains artistes peinent à retrouver la créativité de leurs premiers albums, d’autres, au contraire, semblent ne jamais manquer d’inspiration. N’ayant pas joué ses meilleures cartes dès le début de sa carrière, Nick Cave fait partie de ceux-là. En 2013 sortait son sublime quinzième album, Push The Sky Away, où, accompagné de ses Bad Seeds, il donnait, l’air de rien, une leçon magistrale de rock mélodique.
Ces morceaux-là ponctuent 20.000 jours sur Terre, film dont il est le héros. Un documentaire musical? On frémit d’avance, redoutant le linéaire, l’ennui, la flatterie… Rien de tout cela. Les réalisateurs Iain Forsyth et Jane Pollard flirtent avec la fiction et interrogent la création tout au long de ce film inclassable, aussi fascinant que son sujet.
Principal acteur, voix off et co-scénariste, Nick Cave échappe à l’autocélébration en nous plongeant dans ses souvenirs personnels et artistiques. Convoquant ses amours, ses concerts, son écriture, son intérêt pour la météo et la religion, il se montre drôle, caustique, mystique et parfois émouvant. Sensationnel, dans tous les sens du terme.
C’est une époque formidable, où le mélange des genres musicaux n’a même plus besoin d’être proclamé: il est l’air qu’on respire. C’est une époque intrigante, où il devient difficile de déterminer quelle est l’unité musicale type entre le single, l’album, la piste iTunes, la playlist ou l’expérience de live. C’est une époque paradoxale, qui réhabilite le vinyle et dématérialise la musique. C’est une époque ouverte sur le monde où la musique coule à flots depuis tous les points de la planète.
Mais c’est une époque où il est encore possible de trouver un grand disque à l’ancienne et d’en tomber amoureux comme à l’ère des fanzines. Un album, un vrai. Cohérent, long en bouche, complet. Venu d’un endroit à la mode, Brooklyn, NY. En anglais. Avec des guitares, une section rythmique et rien de plus à part de bonnes idées.
Woods n’est pas le perdreau de l’année. Son huitième disque, With Light & With Love, est un aboutissement, une merveille de power pop contemporaine où se croisent country (Shepherd), folk (Feather Man), post-rock (With Light & With Love), pop (Shining) et psyché (New Light). Ce déluge de grandes chansons, sculptées avec passion et mises en son avec énergie sera cité dans quinze ans parmi les grands disques oubliés de leur époque. N’attendez plus.
Les cris de Margaret Chardiet exhalent l’odeur fétide de la mort. Et pour cause: l’an dernier, la jeune New-Yorkaise l’a vue de très près. Enfanté lors d’une longue convalescence à l’hôpital, ce deuxième album triture vos intestins dès sa pochette. Une fois à l’intérieur, il soupèse vos organes et vous explose la rate; vous compresse la cage thoracique et vous prive d’oxygène.
Chez Platon, le pharmakon est le poison et le remède. Chez Chardiet, les toussotements et la scie sauteuse. Profondément bruitiste (mais très audible), magistralement vulnérable (mais d’une puissance soufflante), terriblement inquiétant (et même un peu plus), Bestial Burden culmine sur son titre éponyme et sur Intent or Instinct: 8 minutes et 29 secondes de sudation métallique en forme de thérapie à ciel ouvert. Et puis là, comme une lueur d’espoir dans un album sans fenêtres, une reprise à peine poisseuse du Bang Bang de Sinatra. La voix s’éclaircit, l’horizon aussi.
Deux ans après l’explosion de Kendrick Lamar et son déjà classique Good Kid mA.A.d City, la West Coast est revenue en force cette année, avec les excellents disques de Vince Staples, Schoolboy Q, 100s, DJ Quik ou Madlib & Freddie Gibbs. Mais c’est My Krazy Life qui décroche la timbale.
Dense et jubilatoire, ce concept-album (24 heures dans la vie de YG) revient aux bases du gangsta-rap californien de NWA et Snoop Dogg (money, bitches and homies) tout en lui mettant un petit coup de jus «ratchet» au passage. Tandis que le jeune MC de Compton tchatche sur son quotidien festif et violent de membre des Bloods, le génial DJ Mustard (nom de scène lié à son prénom, «Dijon» –ça ne s’invente pas) cisèle des beats entêtants dont il a le secret: soit une sorte de G-Funk minimaliste dopé aux basses lourdes et aux petites notes de synthé hypnotiques. Le résultat est aussi rachitique qu’efficace, comme en témoignent les trois singles My Nigga, Left, Right et Who Do You Love, irrésistibles.