Il y a quelques jours, le site The Atlantic décidait de calculer le nombre de blagues par minute dans quelques-unes des sitcoms les plus populaires aux Etats-Unis (Friends, South Park, The Big Bang Theory...). Nous avons voulu procéder aux mêmes calculs pour les séries humoristiques françaises, en choisissant un échantillon subjectif mais varié, pour qu'il soit représentatif de la production hexagonale, afin de comprendre les éventuels mécanismes de l’humour à la télévision.
Car si elles sont moins volumineuse et plus hétérogènes que les sitcoms américaines, les productions humoristiques en France n’en restent pas moins intéressantes. De Salut Les Musclés à Bref, en passant par H et Kaamelott, elles développent à chaque fois un type d’humour et un rythme différent.
Calculer le nombre moyen de blague(s) par minute (bpm) permet de faire émerger plusieurs constats sur la situation de la fiction de comédie à la télévision française.
1.Classement général Faire Bref, c'est mieux
Pour calculer le nombre de blagues par minute, nous avons choisi 11 séries télévisées dont l’objectif revendiqué est de provoquer le rire (et, nous allons le voir, c’est plus complexe qu’il n’y paraît). Ont ainsi été sélectionnées des sitcoms des années 1990 (Salut les Musclés, Les filles d'à côté), d’autres des années 2000 (H) et 2010 (Platane), des shortcoms (Bref, Kaamelott, SODA, Un gars, une fille, Caméra Café...), ainsi qu’une série au format 52 minutes, Fais pas ci fais pas ça. Pour chaque série, et selon leur format, nous avons regardé entre 4 et 10 épisodes, choisis au hasard et sur l’ensemble des saisons[1], afin d’établir une moyenne représentative. Il ne s'agit pas de juger la qualité des blagues, mais de comprendre le rythme que s'imposent les séries comiques françaises.
1 — Pour Kaamelott, nous n'avons pas comptabilisé les deux dernières saisons, qui laissaient le registre purement comique pour migrer vers une construction plus dramatique Retourner à l'article
2.Les séries courtes avec le plus de blagues ne font pas forcément les meilleures audiences
Comme le montre le graphique[2] ci-dessus, les séries courtes les plus humoristiques ne sont pas forcément celles qui attirent le plus de public. Bref (4,92 bpm) a atteint son record d'audience à 2,5 millions de téléspectateurs le soir où le casting était invité sur le plateau du Grand Journal de Canal +, qui diffusait cette série. Mais Bref bénéficie d'une très grande visibilité sur Internet. Ses épisodes en replay ont été vus des millions de fois, et ses 3,8 millions de fans sur Facebook restent très actifs. D'ailleurs, pour les 30 ans de Canal+, Kyan Khojandi et Bruno Muschio, à l'origine de la série, ont proposé un épisode à «composer» soi-même en ligne. Près de 2 millions d'épisodes ont d'ores et déjà été générés.
Ces chiffres peuvent paraître impressionnants, mais ce n'est rien comparé aux records de certaines séries courtes qui ne bénéficiaient pas de l'effet Internet, et qui arrivent en bas du classement de blagues par minute. Un gars, une fille, qui ne compte «que» 2,11 blagues par minute, a explosé le compteur avec en moyenne 5 à 6 millions de téléspectateurs lors de sa diffusion sur France 2, et un record le 2 décembre 2002 avec 7.8 millions de téléspectateurs, nous indique la chaîne.
Mais aujourd'hui, le nouveau poids lourd des shortcoms en termes d'audience, c'est Scènes de ménage. Pour 1,29 blague par minute, la série de M6 bat régulièrement des records, notamment en janvier 2012 avec un pic à 7,7 millions de Français devant leur télé pour suivre les disputes de couples.
Du côté des sitcoms, si les données sont moins disponibles, on peut néanmoins citer Les filles d'à côté, qui réunissait en moyenne 3 millions de téléspectateurs en access prime time sur TF1. Un chiffre à relativiser étant donné la promotion faite par le Club Dorothée, émission culte pour les ados des années 1990 et bulldozer à audience. Néanmoins, avec une telle audience pour seulement 1,33 blague par minute, Les filles d'à côté proposait à l'époque un rendement quasi-parfait.
2 — Sources des chiffres d'audience : SODA, Caméra Café, Kaamelott, Un gars, une fille (chiffres France 2) Retourner à l'article
3.Les shortcoms dominent toujours, et elles osent plus
Si autant de shortcoms (formats courts) ont été choisies, c'est surtout parce qu'elles dominent largement le paysage comique de notre télévision. Depuis le succès d'Un gars, une fille (2,11 bpm) au début des années 2000, TF1, France 2, M6 et W9 proposent régulièrement des variations de ce format au schéma bien défini: une mise en situation précise, des personnages caricaturaux, et une blague en fin de scène (qui joue souvent sur l'opposition homme/femme ou enfants/adultes). Les shortcoms de M6 et W9 répondent aujourd'hui encore parfaitement à ce format. SODA (1,63 bpm) nous montre un ado (Kev Adams), naviguant dans un conflit générationnel avec ses parents, et Scènes de ménage (1,29 bpm) propose, comme l'avait fait Un gars, une fille (2,11 bpm) avant lui, des petites scènes de conflits de couples. Les blagues sont bon enfant, parfait pour réunir toute la famille et rassurer les chaînes.
Et pourtant, c'est Bref (4,92 bpm) et Kaamelott (3,29 bpm), qui arrivent largement en tête de ce classement du nombre de blagues par minute, et ce malgré un humour bien particulier et pas toujours accessible par tous.
Exemple dans l'épisode Le rassemblement du corbeau de Kaamelott. Merlin explique à Arthur que les druides se réunissent en secret et doivent improviser des blagues. Dans cet épisode, les blagues «nulles» s'enchaînent, et provoquent au final un effet de ridicule enrichissant la scène d'un humour très particulier, auquel les gens n'adhèrent pas toujours.
«En plus, y'a pas d'alcool.»
Kaamelott a plongé tête baissée, et avec succès, dans un humour absurde (l'ignorance de Perceval fait désormais partie de sa légende) mêlé de tragédie. De son côté, il n'est pas rare que la série Bref, aidée par un montage sans temps mort, balance une douzaine de blagues en 1 min 50 d'épisode et n'hésite pas à se lancer dans l'humour paillard à une heure de grande écoute (on ne compte plus les mimes de fellations du personnage Kheiron) ou à proposer des épisodes plus «tristes». Cette nouvelle façon de faire de la comédie, plus osée, moins consensuelle, est de très bon augure pour l'avenir de ce genre à la télévision.
4.Les sitcoms ont (presque) disparu, et les infâmes rires enregistrés avec
Parmi les sitcoms françaises, on retient surtout les «chefs-d'oeuvre» d'AB Productions, qui a notamment commis Hélène et les garçons, Premiers baisers, Salut les Musclés ou Les Filles d’à côté, qui font partie des séries comiques les plus populaires des années 1990.
Elles restent célèbres pour le jeu approximatif des acteurs, la psychologie peu élaborée des personnages, leurs dialogues à la niaiserie décomplexée, et parfois un sexisme à peine voilé (voir l'épisode 19 de Salut les Musclés, où Framboisier se vante d'avoir affaire à «des femmes de plus en plus faciles»). Mais si on laisse de côté les intrigues amoureuses et qu’on se penche sur les blagues de ces deux séries, un constat s’impose: Salut les Musclés et Les Filles d’à côté étaient encore moins humoristiques qu’on pourrait croire.
Avec en moyenne 1,18 et 1,33 blague par minute, ces deux sitcoms arrivent bas dans le classement. Mais ce n’est pas le chiffre le plus étonnant. Les producteurs ont usé et abusé des rires enregistrés, pour souligner les moments «comiques». Dans Salut les Musclés, on trouve presque 3,5 fois plus de rires enregistrés que de blagues, et dans Les filles d’à côté, 2,4 fois plus. Ce choix, principalement fait pour maintenir un semblant de rythme dans les épisodes, devait aussi compenser des intrigues peu fouillées.
Quant aux blagues elles-mêmes, difficile de distinguer les moments où les dialoguistes voulaient provoquer le rire ou l’amusement, tant les épisodes sont noyés sous les «rires en boîte». Exemple avec Les filles d'à côté, épisode 105:
Daniel: «Ecoute j'espère qu'après 32 volumes sur la psychologie féminine, tu auras fait le tour du sujet.»
Marc: «Bah écoute, c'est pas simple les femmes!»
Daniel: «Les hommes non plus.»
[Rires aux éclats]
Une autre sitcom remplit mieux sa mission et présente un meilleur ratio blagues/rires (pas enregistrés): la série H, produite par Canal+ entre 1998 et 2002. Avec 2,86 blagues et 4,52 rires par minute, cette série, qui a révélé Jamel Debbouze et le duo Eric et Ramzy, présente un ratio bien moins exagéré. D’autant plus qu’elle propose un registre comique très large: jeux de mots, néologismes, humour absurde (voire stupide), blagues se moquant des préjugés socio-culturels, burlesque...
Rares sont les séries comiques françaises à pouvoir se vanter d’une telle variété. D’autant plus que, dans notre classement, H se place en troisième position, devant certaines shortcoms, dont le rythme comique est assez élevé, comme Caméra Café ou Un gars, une fille.
Eric Judor, du duo Eric et Ramzy, est d'ailleurs revenu sur Canal+, des années plus tard, avec une sitcom d'un nouveau genre: Platane. Interprétant son propre rôle, il feint l'envie de se détacher de l'humour H, et tente de produire un film «sérieux».
Un prétexte pour explorer de nouvelles facettes de la comédie: un humour plus noir, plus américain, qui aime jouer avec notre propre malaise, mais toujours avec les mêmes doses d'absurde et de burlesque.
Pour autant, les sitcoms sont rares à la télévision aujourd’hui. Ce serait avant tout une histoire de grille de programmes, comme Charles Nemes, réalisateur de H, l'expliquait à Slate en 2011:
«En France, hors des tentatives de Canal+, le seul destin promis aux sitcoms a été la programmation de journée, avec son financement médiocre et une exigence minorée. Aux Etats-Unis, la sitcom est un genre de prime time. Modifions la programmation et l’ambition fera naître le savoir-faire.»
Et il y a de l'espoir: fort de son succès, le Studio Bagel (qui produisait surtout des vidéos humoristiques sur Internet) va se lancer dans une série de 26 minutes pour Canal+. Diffusion prévue mai-juin 2015.
5.Les Américains restent loin devant nous
Il n'y a pas photo: les rois de la vanne sont de l'autre côté de l'Atlantique. Comme le montrent les calculs effectués par The Atlantic, des séries comme New Girl, The Office ou Friends dépassent les 6 blagues par minute. Pour se faire une idée, on peut prendre 30 Rock, qui arrive en tête avec 7, 44 bpm: cela représente 186 blagues par épisode de 25 minutes, soit une blague toutes les 8 secondes. Plutôt impressionnant.
Il faut néanmoins relativiser ces chiffres. Comme l'explique le site, les récentes séries américaines se reposent souvent sur des dialogues entre trois personnages ou plus, et un comique de répétition. Le tout permettant de faire durer une blague au maximum.
«Ces séries sont souples et modulables, car elles peuvent faire des auto-références et être excentrique comme 30 Rock, utilisant en permanence des inside jokes et des catchphrases comme Parks and Recreation, ou en redéfinissant le "groupe d'amis" comme New Girl. Le tout en gardant le flot de blagues et un rythme rapide», explique The Atlantic.
Il faut enfin dire un petit mot sur Fais pas ci fais pas ça, ni sitcom ni shortcom, qui certes arrive en bas de ce classement exhaustif (0,98 bpm), mais n'en est pas moins une vraie réussite comique tout en réunissant un large public.
Etant donné son format (50 minutes par épisode dans la dernière saison) cette série ne peut pas maintenir un rythme de shortcom ou de sitcom en termes d'humour, elle se doit de mettre en place d'autres intrigues, plus dramatiques, afin de conserver l'attention et l'intérêt du téléspectateur. Il est d'ailleurs intéressant de noter que les Américains ont acheté les droits d'adaptations de Fais pas ci fais pas ça il y a quelques années. La chaîne ABC avait décidé d'en conserver uniquement l'aspect comique pour en faire Modern Family... une pseudo-sitcom.