France

Ce n'est pas Vichy qui a séparé Nantes de la Bretagne

Temps de lecture : 5 min

Récurrent lors du débat sur le redécoupage, l'argument de ceux qui veulent rattacher la Loire-Atlantique à la région voisine est faux.

Dans la manifestation pour la réunification de la Bretagne, à Nantes, le 27 septembre 2014. REUTERS/Stéphane Mahé.
Dans la manifestation pour la réunification de la Bretagne, à Nantes, le 27 septembre 2014. REUTERS/Stéphane Mahé.

Il n’était pas question de mariage pour tous ou de hiérarchie entre les civilisations, et pourtant un point Godwin a réussi à se glisser dans les débats sur le redécoupage territorial à l’Assemblée. Très remonté contre la décision de la majorité de ne pas former une grande région Bretagne incluant la Loire-Atlantique, le député UMP des Côtes-d’Armor Marc Le Fur a provoqué un incident de séance, le 20 novembre:

«C’est quand même un paradoxe que ce gouvernement confirme la décision de Vichy!»

Le député faisait allusion au décret du 30 juin 1941 «attribuant à certains préfets des pouvoirs régionaux et portant division du territoire», par lequel les cinq départements bretons sont divisés en deux régions: l’Ille-et-Vilaine, le Morbihan, le Finistère et les Côtes-du-Nord (futures Côtes-d’Armor) sont regroupés dans une région administrative dirigée depuis Rennes, tandis que la Loire-Inférieure, future Loire-Atlantique, est rattachée à la région d’Angers. Cette partition a perduré dans toutes les réformes territoriales ultérieures, menées aussi bien par des gouvernements de droite que de gauche.

En 2014, le Parlement serait donc en train de commettre un nouveau crime à l’égard de la Bretagne. «C’est une vérité historique. Je comprends que cela gêne certains, mais chacun en Bretagne en est parfaitement conscient. Croyez moi!», a asséné Marc Le Fur face à la bronca que ses propos ont déclenchée dans l’hémicycle.

Une décision du gouvernement Clemenceau

Nous confirmons
des décisions républicaines.

Sébastien Denaja, député PS

L’argument est un classique parmi les défenseurs de la Bretagne à cinq. Outre Marc Le Fur, qui y avait déjà consacré une note sur son blog, le musicien Alan Stivell s’en est lui aussi emparé lors d’une conférence de presse organisée en juin dernier par l’association Bretagne réunie. Quoi de plus infâmant que d’associer son adversaire politique au régime de Pétain?

Et pourtant, l’affirmation du député breton est discutable, comme le lui a répliqué son collègue socialiste Sébastien Denaja, docteur en droit public de son état:

«Vous omettez de dire aussi qu’à la Libération, nous avons déclaré nuls et non avenus tous les actes adoptés sous le régime de Vichy. Donc on ne peut pas contester des actes qui sont nuls et non avenus en droit. Vous omettez de dire que nous confirmons des décisions républicaines. Les décrets de 1955, les décrets adoptés ensuite en 1964, la loi de 1972. Voilà ce que nous confirmons!»

Quitte à rechercher les origines de la partition de la Bretagne, il faut remonter non pas à Vichy, mais à un décret du 5 avril 1919 d’Etienne Clémentel, ministre du Commerce et de l’Industrie de Georges Clemenceau, instaurant 15 groupements d’intérêts régionaux autour des principales chambres de commerce. Dans ce découpage, les villes de Rennes et Nantes ont toutes les deux leur propre groupement.

Mais reconnaissons à Marc Le Fur qu’il aurait été moins percutant de lancer à une majorité de gauche: «C’est quand même un paradoxe que ce gouvernement confirme la décision du gouvernement Clemenceau!» Alors que le Tigre est précisément l’un des personnages politiques les plus souvent invoqués par Manuel Valls.

Une erreur historiographique

L’affirmation de Marc Le Fur est surtout un contresens par rapport aux intentions réelles du régime de Vichy. Des travaux historiographiques ont montré que le décret du 30 juin 1941 séparant la Loire-Inférieure du reste de la Bretagne devait rester provisoire. En réalité, le maréchal Pétain rêvait d’un redécoupage de la France, non pas en «régions», mais en «provinces», comme le rapporte le regretté Hervé Le Boterf dans La Bretagne sous le gouvernement de Vichy. L’historien s’appuyait notamment sur un appel lancé par le maréchal le 11 juillet 1940:

«Des gouverneurs seront placés à la tête des grandes provinces françaises. Ainsi, l’administration sera à la fois concentrée et décentralisée.»

A la paix, Nantes reviendra
à la Bretagne
si les provinces
sont reconstituées
à ce moment là.

Charles Donati, préfet régional d'Angers, en 1943

Dans un article intitulé «L’Etat français et la création des régions», l’historien Marc Olivier Baruch donne du crédit à cette intention en citant les propos adressés aux Nantais en septembre 1943 par Charles Donati, préfet régional d’Angers:

«Le choix d’Angers comme chef-lieu de région a été imposé par les circonstances. A la paix, Nantes reviendra à la Bretagne si les provinces sont reconstituées à ce moment là. Toutes discussions ou interprétations différentes sont oiseuses. Le gouvernement a voulu ardemment faire renaître des provinces françaises. Il a dû, sous l’empire des circonstances, procéder au découpage des régions suivant les nécessités de l’heure. Il n’en a pas pour autant abandonné son projet, mais il en subordonne l’exécution au retour de la paix et à l’établissement d’une Constitution.»

A posteriori, il est plutôt compliqué de comprendre pourquoi le régime de Vichy rêvait d’instituer des provinces… pour finalement créer des régions dont les limites géographiques ne coïncident pas. Il faut donc relire attentivement l’exposé des motifs de la loi du 19 avril 1941 sur l’institution des préfets de région, dont découlera le fameux décret du 30 juin:

«C’est assez dire que la réforme se présente sous le double aspect du provisoire, en ce qui concerne la délimitation des régions, et de la durée, en ce qui touche les principes de l’organisation administrative du pays.»

En temps de guerre et de marasme économique, il s’agit de parer au plus pressé en 1941 en instituant des régions selon des critères pragmatiques. «Le maréchal n’avait nul désir de détacher la Loire-Inférieure du reste de la Bretagne. Il y fut contraint par des raisons économiques», confirmera quelques décennies plus tard à Hervé Le Boterf l’ancien chef du cabinet civil de Pétain, Louis-Dominique Girard.

Vichy voulait une Bretagne à cinq départements

La création de ces fameuses régions n’empêche donc pas le maréchal Pétain de préparer en parallèle sa carte de France des provinces, qui doivent être instituées dès la paix revenue. Une «Commission des Provinces» est nommée au printemps 1941 pour faire des propositions de redécoupage. Elle se réunit pour la première fois à Vichy le 6 mai 1941 et dessine une carte dans laquelle «Rennes devenait la capitale régionale d’un conglomérat hybride réunissant la Bretagne, l’Anjou et le Maine», écrit Hervé Le Boterf. Ce qui correspondrait à la grande région Pays-de-la-Loire-Bretagne que souhaitait Jean-Marc Ayrault il y a quelques mois.

Rennes devenait
la capitale régionale d’un conglomérat hybride réunissant
la Bretagne, l’Anjou
et le Maine

Hervé Le Boterf, historien

La Commission des Provinces revient finalement sur son projet au mois d’août 1941 et retire la Mayenne et la Sarthe de la province de Rennes. Puis, à la demande du maréchal Pétain, qui souhaitait accéder à la demande des Bretons, le Maine-et-Loire est à son tour exfiltré de la province. En définitive, le projet soutenu par Pétain –et qui n’a jamais eu le temps d’être mis en place– était bien celui d’une Bretagne à cinq départements. Soit exactement ce que Marc Le Fur et les partisans d’une Bretagne réunie réclament aujourd’hui à corps et à cri.

De là à dire que le député des Côtes-d’Armor partage avec le chef du régime de Vichy une même vision de ce que devraient être les frontières de la Bretagne? Voilà un débat dans lequel nous ne rentrerons pas: un point Godwin est si vite arrivé.

D’autant que le sujet reste sensible en Bretagne. Le démographe Hervé Le Bras en a fait les frais au mois de septembre, alors qu’il devait participer à une conférence à Guérande (Loire-Atlantique). La municipalité l’a décommandé, invoquant de «possibles troubles à l’ordre public» par crainte que des défenseurs de la Bretagne réunifiée ne viennent perturber l’événement. Il faut dire que le démographe avait commis un sacrilège: la publication d’un livre dans lequel il défend l’idée d’une région Pays de la Loire conservant Nantes et la Loire-Atlantique dans son giron.

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