Culture

Jeux vidéo: comment le «Gamergate» a traversé l'Atlantique

Temps de lecture : 6 min

Gameuses et développeuses françaises se sont intéressées au scandale qui secoue le monde vidéoludique américain, mais estiment que, de ce côté-ci de l'Atlantique, les questions liées au genre et au jeu vidéo n'ont que trop peu de visibilité. Pour le meilleur et pour le pire.

Un des nombreux détournements réalisés à partir de la phrase «It's actually about ethics in games journalism» during le Gamergate.
Un des nombreux détournements réalisés à partir de la phrase «It's actually about ethics in games journalism» during le Gamergate.

Le temps fait son œuvre, mais l'onde de choc du Gamergate se fait encore sentir. Ce mouvement de cyber-harcèlement, lancé en août 2014 contre la développeuse américaine Zoe Quinn et la féministe canadienne Anita Sarkeesian par une nébuleuse geeko-machiste, semble s’être tassé alors que plusieurs studios ont pris position contre le harcèlement. Une accalmie toute relative, qui n’empêchait pas Zoe Quinn, dans une interview diffusée le 29 novembre par la BBC, de confier, au bord des larmes, qu’elle vit toujours dans la peur, et d’appeler toute l’industrie à ne pas laisser mourir le débat sur la misogynie dans le monde du jeu vidéo.


Quinn avait vu ses infidélités révélées cet été sur la Toile par son petit ami, qu’elle trompait avec un journaliste du site de gamers Kotaku, lui attirant une vague de slut-shaming née de forums comme 4chan et 9gag. Sarkeesian, créatrice du site Feminist Frequency et figure éminente du féminisme 2.0, avait dû annuler une conférence et même déménager après avoir reçu des menaces de mort et de viol.

Misogynie mainstream

Point d'orgue d'une année riche en polémiques sexistes (le tournoi de Hearthstone qui a failli être interdit aux femmes, l'article du magazine Joystick sur le dernier opus de Tomb Raider...), le Gamergate a jeté une lumière crue sur la sous-représentation des femmes dans les métiers vidéoludiques et la misogynie dont elles sont victimes. Cette polémique, loin d’être anodine dans une industrie à la croissance exponentielle, a touché un public si large qu'elle s'est transformée en phénomène viral. Internet s'est rapidement emparé de l'argument favori des pro-Gamergate, pas dénué de mauvaise foi, pour en faire un mème: «Actually, it’s about ethics in videogame journalism» («En vérité, le débat porte sur l'éthique du journalisme vidéoludique»).


Si les protagonistes du Gamergate sont américains, le scandale a trouvé un écho en France et dans de nombreux autres pays où les problématiques sont les mêmes. Mais quand certains, comme la Suède, proposent des solutions immédiates telles que la mise en place d'un label «sexiste» pour les jeux vidéo, chez nous, les réactions ont été plus discrètes. La blogueuse féministe Mar_Lard, créatrice du site collaboratif Machisme Haute Fréquence, qui a enchaîné les prises de paroles (Libération, Arrêts sur Image…), se trouvait tristement isolée en première ligne du débat public.

Elle n'est pourtant pas la seule en France à réfléchir sur la question. Développeuses, universitaires, artistes cherchent depuis quelque temps déjà à provoquer une prise de conscience du public. Et sont unanimes: la route vers la reconnaissance est encore longue.

Où sont les femmes?

Lorsqu'elle a entendu parler du Gamergate pour la première fois, Isabelle Arvers n'est pas exactement tombée de sa chaise: «J'ai trouvé que c'était malheureusement criant d'actualité.» Critique et commissaire d'exposition indépendante, elle s'intéresse depuis une dizaine d'années à la relation entre art et jeu vidéo. Elle présente régulièrement le travail d'artistes qui interrogent les représentations genrées dans le gaming, comme lors de son exposition Machinigirlzzz, dévoilée début octobre au festival Gamerz d'Aix-en-Provence.

Pour elle, le Gamergate est «le signe d'une crise identitaire qui renvoie les joueurs à une image de teenagers boutonneux», à l'heure où le nombre de gamers en France a été multiplié par trois en dix ans selon le SNJV et où leur démographie est à la féminisation et au vieillissement.

Mais alors qu'aux Etats-Unis et au Canada, des associations comme Women in Games ou Pixelles se saisissent de cette thématique depuis une dizaine d'années, en France, les femmes restent invisibles. A part Mar_Lard et les autres contributeurs de MH Freq, rares sont les voix qui s’élèvent dans le débat. Pour Isabelle Arvers, le retard de la France sur les pays anglo-saxons est avant tout culturel:

«Le Canada est plus ouvert que la France, où le féminisme est mal vu. En France, le machisme est tellement un éléphant dans le salon que le gamergate pourrait presque paraître anodin. Finalement, on a eu notre Gamergate avec Trierweiler ou Audrey Pulvar...»

Des propos qu’appuie Jessica Soler-Benonie, selon qui la France a une approche différente du féminisme:

«La France a une position plus édulcorée. Le féminisme y est vu comme une querelle de chapelles, un truc de classes sociales. A Vancouver, ça parle plus aux gens. De plus, aux Etats-Unis et au Canada, on adopte une position plus victimisante, on parle beaucoup des cas de harcèlement.»

Contrairement aux anglo-saxons, les Français seraient également moins enclins au slut-shaming, ajoute la développeuse Sandra Fesquet. Cofondatrice du studio Black Muffin, elle a l'habitude d'être prise pour la secrétaire de son associé. «Le Gamergate ne m'a pas étonnée. Malheureusement, beaucoup de femmes sont menacées ainsi, déplore-t-elle. Mais je vois mal la même affaire arriver ici. D’abord parce que chez nous, les réalisatrices de jeux ne sont pas mises en avant comme Zoe Quinn, on n'a pas de figure de proue. Et puis, tout est parti de son petit ami qui a dénoncé ses infidélités sur un blog. J'ai l'impression qu'en France, on est moins voyeurs sur ce genre d'histoires.»

«Le cliché de la féministe énervée»

Autre spécificité française: l'état encore en friche des études de genre. Nées et développées outre-Atlantique, les gender studies en sont encore à leurs prémices dans l'Hexagone. Le premier colloque français sur le jeu vidéo et le genre n'a eu lieu qu'il y a deux ans à Lyon, et l'ambiance n'était pas au beau fixe. «C’était un état des lieux, il y avait notamment Mar_Lard, raconte Jessica Soler-Benonie. Elle voulait une initiative française, un peu comme celle d’Anita Sarkeesian. Au début, le malaise était palpable quand Mar_Lard parlait des joueuses. On entendait des trolls dans le public, il y avait des bruits de couloirs... Elle passait pour le cliché de la féministe énervée. En comparaison, il n'y avait aucun homme de présent à l'atelier Feminists in Games de Vancouver.» Isabelle Arvers confirme qu'en France, les travaux sur l'égalité hommes-femmes sont encore mal acceptés: «On avait fait des ateliers informatiques pour les femmes il y a 15 ans. On s'est fait traiter de sexistes. Dès qu'on parle de technique, les hommes prennent la main.» La définition même de «gameuse» fait l’objet d’un enjeu culturel, selon Jessica Soler-Benonie, puisque «les femmes ont tendance à sous-évaluer leur propre pratique du jeu vidéo et ne pas se définir comme des gameuses».

Cet état de fait n'aide pas à la sensibilisation de l'opinion publique, souligne Jessica Soler-Benonie: «Il y a des problèmes, mais comme il n'y a pas de visibilité ni d'outils de prise de conscience, beaucoup de joueurs et de joueuses estiment qu'il n'y en a pas.» Et les quelques chercheurs qui réfléchissent sur le sujet ont du mal à se faire entendre: «Le gros problème de l'Université, c'est de démocratiser les savoirs, ajoute la sociologue. J'ai mon langage de scientifique, c'est dur d'expliquer le genre avec des mots simples. C'est pour ça que je suis pour les intiatives comme celles de Mar_Lard.»

Le changement, c’est… bientôt

Dans un pays où l'antiféminisme zemmourien et le conservatisme de la Manif pour Tous ont le vent en poupe, la controverse du Gamergate aura au moins eu l'avantage d'ouvrir plus largement le débat autour de la place des femmes dans le jeu vidéo. «Un changement est en train de s'opérer. Il y a un début de diversification chez ceux qui parlent et fabriquent des jeux. Le Gamergate montre que des femmes font des jeux vidéo. Avant, on ne le savait pas, explique Isabelle Arvers. Donc c'est positif, en un sens, ça oblige à sortir d'un statu quo.» Pour elle, l’évolution des mentalités passe par la promotion des travaux des développeuses mais aussi une représentation un peu moins stéréotypée des façons de jouer, «en poussant les garçons à faire un peu moins de boum boum!» Et en attendant que les clichés tombent, Sandra Fesquet fait les choses à sa manière: elle a volontairement conçu le personnage principal de son jeu To The Surface asexué.

Jessica Soler-Benonie voit également dans le Gamergate un «impact positif, qui visibilise» les femmes. Pour elle, l’industrie vidéoludique doit «mettre en avant plus de personnages féminins et issus des minorités». Et d’ajouter: «J’ai été très étonnée que deux très gros studios de développement aient proposé de financer ma thèse sur les femmes et le jeu vidéo. Ils sont vraiment en demande, simplement ils ne savent pas comment faire.» Preuve que les développeurs saisissent progressivement l’importance du sujet. Croisons les doigts: il se pourrait bien que, lentement mais sûrement, le Gamergate constitue l’un des derniers sursauts d’un monde finissant.

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