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De quoi tu te mêles? Faut-il avoir joué au rugby pour en parler?

Temps de lecture : 6 min

Les acteurs de ce sport ont du mal à se laisser juger par des critiques qui ne sont pas de la «famille».

Pendant le match France-Argentine au Stade de France le 22 novembre 2014. REUTERS/Charles Platiau
Pendant le match France-Argentine au Stade de France le 22 novembre 2014. REUTERS/Charles Platiau

Philippe Saint-André est un sélectionneur pour qui la critique (sévère) est devenue une sorte d’ordinaire à chaque sortie du XV de France. A moins d’un an de la prochaine Coupe du monde, il est plus que jamais dans le viseur des observateurs qui peinent souvent à lui trouver de grandes qualités, même si la récente victoire des Bleus face à l’Australie a soulevé quelque enthousiasme avant d’être douché par l’échec face à l’Argentine.

De manière courageuse, mais obéissant probablement à une stratégie de communication mise en place par la Fédération française de rugby, Saint-André vient de descendre dans l’arène Twitter en créant son compte personnel.

Il évitera vraisemblablement de lire trop souvent les commentaires qui lui seront laissés sous peine de ne plus avoir foi en l’être humain.

Voilà quelques semaines, Guy Novès, entraîneur d’un Stade Toulousain alors mal en point, avait dit au Monde que face à la critique qui se faisait jour contre lui, il était soutenu par ceux qu’il avait nommés de la sorte:

«Et vous n’imaginez pas le nombre de lettres et de SMS que j’ai reçus de la part d’anciens joueurs et de ceux qui ont porté un short et savent ce que c’est de traverser une telle période

Autrement dit par ceux qui connaissent le rugby parce qu’ils y ont joué.

J'ai répondu pour plaisanter «non j'ai fait danse classique, mais dans le fond c'est la même chose»

Pierre-Michel Bonnot, qui s'est du coup retrouvé collé au mur d'un vestiaire

Faut-il avoir joué au rugby pour en parler? La question, soulevée indirectement par Guy Novès, n’est pas anodine dans une discipline qui s’est un peu «universalisée», est au cœur d’une mode indéniable, mais dont la compréhension reste réservée à une minorité en raison de ses règles complexes et ses us et coutumes pour initiés.

«La notion de “beau jeu” très franco-française est, par exemple, liée au sentiment ancien des amateurs de rugby de faire partie d'une confrérie, celle des gens qui connaissent les subtilités des règles les plus coercitives du monde et mieux encore de “ceux qui y ont joué”, souligne Pierre-Michel Bonnot, journaliste spécialiste du rugby à L’Equipe. Le rugby vit, c’est vrai, toujours sous l'empire du "t'y a joué, toi?»

La singularité du rugby, seul sport collectif de combat en Europe, et le passage presque rituel de la mêlée fermée en particulier, avec la solidarité et le courage que cela implique, font que les acteurs ont du mal à se laisser juger par des critiques qui ne sont pas de la «famille».

«Je ne sais plus si c'est à propos du rugby qu'Antoine Blondin a écrit qu'il n'était pas besoin de s'être promené avec des plumes aux fesses pour écrire sur les Folies Bergères, se rappelle drôlement Pierre-Michel Bonnot. Mais j'ai eu souvent l'occasion de citer cette formule à des joueurs et l'une des deux seules fois où je me suis fait coller au mur d'un vestiaire –aux temps innocents où l'on était invités à y pénétrer– c'est lorsque au fameux “tu y a joué toi?” d'un talonneur un poil rustique, j'ai répondu pour plaisanter “non j'ai fait danse classique, mais dans le fond c'est la même chose”.»

Yannick Bru, ancien international du XV de France, habitué aux mêlées fermées en tant qu’ex-talonneur et aujourd’hui membre de l’encadrement du XV de France aux côtés de Philippe Saint-André, n’a jamais «collé» le moindre journaliste au mur d’un vestiaire, mais admet que si l’on n’a pas occupé un poste d’avant, que si l’on n’a pas porté l’un des premiers cinq numéros d’une équipe, «il est alors très difficile de recevoir la critique de quelqu’un qui n’en a pas fait partie».

«Une mêlée fermée concentre des valeurs et des sentiments qui ne sont pas partageables, précise-t-il. C’est de l’ego, de la fierté, du courage, de la pudeur. Etre critiqué par un journaliste qui n’a pas connu ce moment si spécial n’a donc aucune légitimité à nos yeux, mais nous ne l’oublions pas. Il y a peu, les avants du XV de France ont été sévèrement “secoués” par un blog que je ne citerai pas. Eh bien, le texte était affiché dans le vestiaire, histoire de s’en souvenir. Dans la confrérie des avants, il y a une sorte de maxime: “ni haine, ni oubli”.»

A L’Equipe a longtemps existé une sorte d’«aristocratie» journalistique. Les «plumes» du rugby étaient aussi celles du tennis et du golf. Denis Lalanne et Pierre-Michel Bonnot connaissent ainsi autant Saint-Andrews que Murrayfield et ont longtemps sillonné les allées de Roland-Garros et de Wimbledon. De la même manière, Jacques Carducci écrivait invariablement sur Serge Blanco et Yannick Noah. Philippe Bouin, longtemps journaliste référence en tennis dans les colonnes du quotidien sportif, a lui aussi couvert brièvement les trois sports avant de se consacrer exclusivement aux échanges de fond de court. Et il en garde un drôle de souvenir au milieu des Lalanne, Carducci et Bonnot.

«Le monde du rugby que j’ai effleuré à mon époque était vraiment un univers à part. Tennis et golf sont depuis longtemps ouverts sur l’extérieur, l’étranger voire le monde alors que le rugby français que j’ai connu était encore beaucoup replié sur le Sud-Ouest où ce sport était plus qu’un sport mais bien un lien social. J’ai toujours été sidéré par les conversations entre journalistes de la rubrique à L’Equipe, du type:

— Tu connais la Lucette?— Quelle Lucette?

— La blonde, qu’on voit souvent avec les gars du Stado?

— Non.

— Mais si, son frère a joué pilier gauche à Montflanquin. On a joué contre eux en juniors en Reichel.

— Ah oui! La louchagne qui mettait des coups de godasse à tire-larigot.

— Non, ça c’est le cousin de Michalon, l’ouvreur de Marmande; lui, son truc c’était de pousser tout le temps en travers, il avait une épaule plus basse que l’autre…

— Ah oui! J’y suis! Il s’était fait redresser par Stan après trois mêlées...

—C’est ça. Bon, ben, la Lucette, en fait, elle est avec le Roro de Castillonès, tu sais, le centre...

Etc. pendant des heures.

Alors, même si ce monde, plutôt chaleureux, ne vous exclut pas, vous ne pouvez pas vous enlever de la tête que vous êtes ce qu’on appelle chez moi, en Normandie, un “horsain”, un étranger, quoi

Le rugby en se professionnalisant se standardise. Le commentaire sportif en fait autant

Philippe Bouin

Aujourd’hui, il est probable que les journalistes de la rubrique rugby de L’Equipe n’échangent plus de cette manière, comme il est possible qu’ils n’aient pas tous connu l’ambiance virile des mêlées fermées. Yannick Bru remarque qu’avec la dilution de l’information sur le Net et maintenant les réseaux sociaux, «il y a deux catégories de journalistes, ceux qui connaissent et ceux qui connaissent moins ou carrément pas». Mais, selon lui, cette profusion d’informations sur le rugby, avec ses travers liés à l’immédiateté du jugement, a aussi engendré des blogs très pointus, très précis sur le sport (par exemple Côté ouvert sur L'Equipe ou Mêlée relevée sur Le Figaro). «On voit qu’ils y ont joué», sourit-il.

«Le rugby en se professionnalisant se standardise, constate de son côté Philippe Bouin. Et surtout, le commentaire sportif en fait autant. Je suis sidéré par la vacuité des commentaires actuels au sujet du rugby et de toutes les disciplines sportives. On se contente de paraphraser un score et d’ouvrir le robinet aux déclarations. L’analyse disparaît. On ne sait pas quelle est la vision des faits du témoin journaliste qui semble avoir abdiqué toute compétence, tout jugement, se contentant de la surface des choses. Alors à ce niveau-là le rugby n’est pas plus compliqué que le golf ou le tennis puisqu’il ne s’agit plus de comprendre, simplement de décrire les apparences et de rapporter des propos souvent creux et stéréotypés par les communicants

Quand on est rugbyman, craint-on encore les jugements, parfois rudes, de Pierre-Michel Bonnot? «Il peut être dur, mais comme Jean-Louis Laffitte, un ancien de La Dépêche du Midi éminemment respecté, il fait partie de la confrérie, s’amuse Yannick Bru. Il peut donc nous faire rire

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