Le cheval de Troie d’Obama? Le décret présidentiel pris le 20 novembre par Barack Obama pour régulariser temporairement plusieurs millions d’immigrés clandestins a suscité la rage de nombreux conservateurs, poussant certains à lui intenter de violents procès d’intention. «Dans six mois, il va leur accorder la sécurité sociale et leur donner la citoyenneté américaine», a lancé le célèbre animateur conservateur Rush Limbaugh. De même, Michele Bachmann, femme politique membre du Parti républicain, a déclaré: «C’est une décision très réfléchie. Obama a besoin de nouveaux électeurs pour 2016. (…) Les gens n’ont pas besoin d’être américains pour voter. C’est un appel du pied. Nous savons tous ce qui va se passer.»
Le plus explicite a été le Secretary of State du Kansas[1], Kris Kobach, farouche opposant à la réforme de l’immigration et défenseur des lois sur l’identification des électeurs. Lors d’une émission de radio, il a ainsi déclaré:
«A long terme, la stratégie est avant tout de remplacer les électeurs américains par des immigrés clandestins, récemment légalisés, et qui seront donc devenus citoyens des Etats-Unis.»
Avant de poursuivre:
«Il y a une tendance délibérée à imposer plus d’Etat et non le contraire. La stratégie est donc peut-être de remplacer les électeurs américains par des étrangers récemment légalisés, si on considère les choses d’un point de vue ethnique… ce sont des votes captifs en faveur du socialisme.»
Nous y voici donc: Barack Obama serait en train d’essayer de s’assurer une majorité permanente en légalisant les nouveaux électeurs et en leur accordant des avantages pour renforcer leur attachement au Parti démocrate. Ce n’est sans doute pas vrai (pour autant que l’on sache, ni Obama ni les Démocrates ne se frottent les mains en envisageant leur victoire à l’avenir), mais ce n’est pas non plus sans lien avec une certaine réalité.
Pour le dire simplement: les latino-américains constituent une part non négligeable de l’électorat démocrate et, sans leur soutien, les Démocrates n’auraient jamais pu remporter la Floride, le Nevada ou le Nouveau-Mexique, et ils auraient eu quelques soucis dans certains endroits comme le Colorado ou la Virginie, où les nouveaux électeurs latinos ont aidé les Démocrates à prendre l’Etat aux Républicains en 2008 et 2012.
Contrairement à ce qu’affirment les rumeurs de la droite, le décret présidentiel ne donnera pas le droit de vote aux immigrés clandestins. Néanmoins, il pourrait encourager les latinos, les asiatiques et autres groupes profondément liés aux communautés de migrants, à voter démocrate. Ou, plus raisonnablement, il pourrait permettre de renverser la tendance: à la veille des dernières élections de mi-mandat de cette année, seuls 63% des latinos se déclaraient en faveur du Parti démocrate, alors qu’ils étaient 70% en 2012.
Cependant, là encore, c’est prêter des intentions un peu trop calculatrices à des hommes et des femmes politiques, qui sont plus réactifs que visionnaires. Par-dessus tout, cela montre comment les politiques démocrates répondent aux activistes qui ont fait pression sur la Maison Blanche durant six années pour changer la législation et demander de nouveaux leviers d’action lorsque le Congrès n’apportait pas de réponse suffisante. Et après une année de pressions négatives autant que positives, le parti (et le Président) a fléchi. C’est ainsi qu’il faut voir le décret pris par Obama le 20 novembre: un cas d’école de lobby réussi.
Et s’il y a des conséquences électorales, je pense que les deux côtés pourraient faire preuve d’un peu de réalisme. Contrairement à ce que disent les conservateurs, les Républicains n’ont pas à craindre de perdre les élections en raison du dispositif mis en place par Obama. Et de l’autre côté, les Démocrates ne devraient pas non plus le voir comme une panacée pour doper l’électorat latino-américain lors des futures élections.
Il ne faut pas oublier que les latinos (et les asiatiques, l’autre groupe le plus affecté par les politiques d’immigration aux Etats-Unis) ont des taux d’inscription sur les listes électorales relativement faibles. L’année dernière, Gallup a découvert que seulement 51% des latinos et 60% des asiatiques étaient inscrits sur les listes électorales (contre 85% des blancs et 81% des noirs). Et si un nombre record de latinos étaient inscrits sur les listes électorales cette année (25,2 millions d’après le Pew Research Center), ils ne représentaient qu’un faible pourcentage par rapport au nombre total d’électeurs à travers le pays. Par exemple, lors des dernières élections au Sénat, les latinos ne représentaient que 4,7% de tous les votants.
En outre, ni les latinos, ni les asiatiques ne sont répartis uniformément dans le paysage politique. Les latinos se concentrent dans le Sud-Ouest et le long de la côte ouest, les plus importantes communautés résidant dans les Etats très pro-Républicains, comme le Texas et l’Arizona, et très pro-Démocrates, comme le Nouveau-Mexique et la Californie. De la même manière, les asiatiques se concentrent principalement sur la côte ouest. Seuls quelques endroits possèdent une population latino-américaine de taille moyenne, et si cela a pu faire une différence lors des élections présidentielles (en donnant par exemple aux Démocrates une petite avance dans le Nevada et une chance en Caroline du Nord), cela n’a pas changé grand-chose pour les élections à l’échelle de l’Etat ou du Congrès, où les Républicains se défendent encore bien.
Ce que permet le décret
Le décret d'Obama n'accorde pas la citoyenneté américaine aux immigrés clandestins.
Ce texte permet la régularisation provisoire d'immigrés remplissant un certain nombre de conditions (Le Monde les détaille).
«Une amnistie de masse serait injuste. Des expulsions de masse seraient à la fois impossibles et contraires à notre caractère», a déclaré Obama, comme le rapporte 20minutes.
Les immigrés remplissant les conditions fixées pourront demander un permis de travail de trois ans.
«Ce n'est ni une garantie de citoyenneté, ni un droit à rester ici de manière permanente», a précisé Obama.
Sans décret accordant la citoyenneté américaine aux immigrés clandestins (ce qui, pour le coup, provoquerait une véritable crise constitutionnelle), il n’y a aucune chance que les peurs des Républicains quant à l’immigration et aux élections se réalisent un jour.
Quant aux Démocrates, aider les immigrés clandestins pourrait s’avérer payant lors de prochaines élections. Les latinos qui n’étaient pas plus attirés que cela par le Parti démocrate (mais allaient plutôt dans ses sens) pourraient décider de s’inscrire sur les listes électorales et d’aller voter pour renforcer le parti. Et marginalement, cela peut avoir son importance. Démocrates et Républicains sont presque au coude à coude en Floride, où quelques milliers de voix peuvent suffire à faire basculer une élection. Une Floride où plus de Latinos voteraient (et où ils voteraient pour les Démocrates) permettrait de sortir du statu quo.
Mais en dehors de cela, cependant, je ne suis pas certain que les Démocrates y gagnent beaucoup. Au mieux, le décret présidentiel peut renforcer à court terme les liens unissant les latinos et les asiatiques au Parti démocrate. Je pense que la réaction des Républicains risque d’être plus lourde de conséquences. Si, au dispositif d’Obama sur l’immigration, le Parti républicain réagit avec hystérie, animosité et xénophobie (ce qui, à voir les citations ci-dessus, sans parler du passé, semble tout à fait possible), il court le risque de s’éloigner encore un peu plus de ces groupes. Et c’est cela, plus que toute autre chose, qui pourrait changer à long terme la forme de notre politique.
Il existe une mémoire politique. Et l’adolescente latina d’aujourd’hui est la grand-mère de demain. Si elle pense que le Parti républicain a pour objectif de lutter contre elle et sa famille, cela ne risque-t-il pas d’influencer les opinions de ses enfants et petits-enfants? Cela ne risque-t-il pas d’influencer leur vote? L’expérience de groupes comme celui des juifs américains laisse entrevoir un avenir où les latinos seront on ne peut mieux intégrés dans la société américaine, mais voteront pour les Démocrates par solidarité sociale et souvenir du passé.
D’un autre côté, les Démocrates doivent aussi être conscients du risque qu’ils prennent à court terme en agissant sur l’immigration. La classe ouvrière blanche est hostile à une nouvelle immigration et elle s’inquiète des conséquences que celle-ci pourrait avoir sur sa vie.
Dans l’étude de typologie politique réalisée par le Pew research Center en 2011, écrit Andrew Levison dans The White Working Class Today («La classe ouvrière aujourd’hui»), «l’hostilité envers les immigrés est l’un des deux thèmes (…) au sujet desquels les Américains blancs de la classe ouvrière font preuve du plus haut degré de “conservatisme”». Levison remarque ainsi que 56% des personnes interrogées étaient plutôt ou tout à fait d’accord pour dire que les immigrés arrivés récemment «menacent les traditions et les valeurs traditionnelles américaines». En fait, lorsque la question est rédigée «en termes froidement économiques, comme au sujet de la compétition entre travailleurs américains et immigrés en matière d’emploi», ils sont 53% à être «tout à fait d’accord» pour dire que les immigrés sont un «fardeau», parce qu’ils «nous prennent nos emplois, nos logements et notre sécurité sociale».
Certes, cela laisse bon nombre de personnes qui sont moins catégoriques (ou qui sont même positives) sur le sujet, mais c’est quelque chose que l’on ne peut ignorer. Les Démocrates ont déjà subi un revers en raison de leur faible représentation dans la classe ouvrière américaine. Le décret sur l’immigration pourrait encore leur faire perdre des places, même s’il aide d’innombrables familles et communautés.
En conclusion, les conséquences électorales du décret d’Obama seront sans doute inexistantes. Le statu quo se maintiendra, et aucun des deux partis n’aura gagné de terrain. En d’autres termes, les Républicains peuvent arrêter de paniquer et les Démocrates ne devraient pas se réjouir trop vite.
1 — Note de l'édition: Le «secretary of State» d'un Etat n'a rien à voir avec le Secrétaire d'Etat du gouvernement fédéral, qui est l'équivalent de notre ministre des Affaires étrangères. Leur rôle varie selon les Etats. Au Kansas, il est compétent en matière électorale, économique et administrative. Retourner à l'article