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#BringBackOurJournalists: retour sur le fiasco médiatique annonçant la libération des lycéennes nigérianes

Temps de lecture : 8 min

Pas seulement du mauvais journalisme, mais aussi une occasion manquée.

Une manifestation réclamant le retour des lycéennes, le 3 novembre 2014 à Abuja. REUTERS/Afolabi Sotunde
Une manifestation réclamant le retour des lycéennes, le 3 novembre 2014 à Abuja. REUTERS/Afolabi Sotunde

Il n'y a jamais eu de cessez-le-feu. La guerre au Nigeria ne va pas se terminer de sitôt et les centaines de lycéennes enlevées en avril dans le nord du pays ne rentrerons pas chez elles –ni maintenant, ni peut-être jamais. Voilà ce qu'a annoncé dans une vidéo publiée le 31 octobre le chef de Boko Haram, le groupe djihadiste responsable de tout ce chaos.

Debout au beau milieu de la brousse, Abubakar Shekau lit son discours devant une rangée de camionnettes et de combattants, tous habillés en treillis vert et brun. «Nous n'avons signé aucun cessez-le-feu avec personne», dit-il. «Nous n'avons négocié avec personne.» Et quant au sort des 200 et quelques lycéennes: «Nous les avons mariées. Elles sont dans leurs foyers», se targue Shekau, selon la traduction qu'en donne le Premium Times, un site d'informations basé à Abuja. «Si les femmes de Chibok, je veux dire les mères des lycéennes de Chibok et leurs pères, si vous saviez dans quelles conditions sont vos filles aujourd'hui, certains d'entre vous pourraient se convertir à l'islam et d'autres mourir de chagrin.»

Après des semaines de tergiversations sur la réalité d'un prétendu cessez-le-feu promettant la libération des jeunes filles, ce message allait achever tout espoir d'un dénouement rapide et heureux.

Depuis le rapt des lycéennes et l'éclatement sur Twitter d'une mobilisation par voie de hashtag (#BringBackOurGirls), les yeux de ceux qui ignorent en temps normal les conflits de la trop lointaine Afrique se sont tournés vers le Nigeria. Du moins, par intermittence.

Et puis quasiment plus du tout à mesure qu'aucun élément nouveau ne venait s'ajouter à cette histoire et que, logiquement, elle s'évanouissait des gros titres. Comme me le disait Gloria Steinem en août dernier, il semblerait que les gens se lassent d'attendre un dénouement quand ce dernier n'arrive pas suffisamment vite.

Mais cette histoire de lycéennes kidnappées était, et demeure, un appât à clics. Cet acte barbare –des jeunes filles enlevées d'une école, un lieu qui aurait dû les protéger– a comme un effet boule de neige. L'horreur est redoublée par leur jeune âge, leur sexe, leur nombre, et se combine encore au mystère qui entoure leur sort. Autant d'ingrédients qui attirent l'attention du public, des médias, des citoyens.

Super! Une possible bonne nouvelle!

Rien de surprenant à ce que la promesse d'une libération des lycéennes ait été de l'or en barre pour les médias et les réseaux sociaux. De possibles bonnes nouvelles, vous vous rendez compte...

Le 17 octobre, à l'annonce de l'accord de cessez-le-feu par le gouvernement de Goodluck Jonathan, le président nigérien, la nouvelle mit le feu aux rédactions et se propagea dans tout l'Internet, via une frénésie de tweets et de posts Facebook exultant d'espoir. De nombreux organes de presse, si ce n'est la plupart, publièrent des articles soulignant le silence de Boko Haram quant à l'arrêt des hostilités et la libération imminente des lycéennes, mais quelques-uns se laissèrent déborder par l'enthousiasme.

«Enfin, les lycéennes kidnappées du Nigeria vont rentrer chez elles», titrait un article particulièrement mensonger de Mother Jones. En tant que tel, l'article n'était qu'un bref récapitulatif des dépêches disponibles, mais son titre manifestait un optimisme injustifié qui, au mieux, tenait de la naïveté, au pire de l'irresponsabilité. Aujourd'hui, l'article a été retitré par «Les lycéennes kidnappées du Nigeria vont-elles rentrer chez elles?», avec un ajout datant du 24 octobre et précisant l'absence de cessez-le-feu. L'ancien titre vivra éternellement dans ce tweet:

Dans la même veine, des médias moins connus firent aussi le choix de manchettes comme «Enfin: les lycéennes nigériennes vont être libérées» ou encore «Au Nigeria, les jeunes filles kidnappées vont rentrer chez elles» [En France aussi, il y a eu des titres particulièrement positifs, comme par exemple celui d'Atlantico, surtitré «Bonne nouvelle»: «Boko Haram: les lycéennes nigérianes enlevées vont être libérées», NDLE[1]]

Pour autant, quiconque ayant deux sous d'expertise sur Boko Haram savait qu'un tel cessez-le-feu était une éventualité hautement suspecte et, dès le lendemain ou le surlendemain de l'annonce du gouvernement nigérien, plusieurs organes de presse commencèrent à faire montre de scepticisme.

Les doutes à avoir étaient sous nos yeux

Comme Andrew Noakes, spécialiste de contre-terrorisme, l'écrivait le 19 octobre dans African Arguments, «il semble tout à fait possible que l'accord de cessez-le-feu soit plutôt le produit d'une manœuvre politique que le reflet de la réalité». De fait, Noakes avait eu connaissance d'un e-mail qui «avait toutes les caractéristiques d'un faux –écrit en anglais, la langue des ennemis occidentaux des insurgés, et faisant tout le temps référence à “Boko Haram”, un nom que le groupe lui-même rejette au profit de Jamāʿat ʾahl al-sunnah li-l-Daʿwah wa-al-Jihād (Peuple engagé dans la propagation de l'enseignement du prophète et du djihad)».

Deux jours à peine après la première annonce, Internet bruissait de doutes sur la crédibilité du soi-disant négociateur de Boko Haram, Danladi Ahmadu, qui semblait en réalité n'avoir aucun lien avec le groupe djihadiste (ce que Shekau allait confirmer dans sa vidéo du 31 octobre). Le 23 octobre, Boko Haram enleva 25 nouvelles jeunes femmes et la déception fut alors complète.

«Davantage de prudence de la part des médias était absolument nécessaire, vu tous les prétendus accords annoncés depuis le rapt des jeunes femmes et dont on n'a plus jamais entendu parler», déclare Adotei Akwei, directeur général des relations gouvernementales au sein d'Amnesty International USA.

«A mon avis, les gens espèrent tellement un dénouement quelconque qu'ils sont prêts à se fixer sur n'importe quoi.»

Les informations les plus fallacieuses ont été circonscrites aux gros titres et n'ont pas forcément atteint le corps des articles, mais, selon des experts en journalisme, le mal est fait. «Si un titre vous dit que les lycéennes vont rentrer chez elle et que l'article dit que cela ne va probablement pas arriver, fondamentalement, ils sapent la relation de confiance qu'ils ont établie avec vous», affirme Kelly McBride, spécialiste en éthique médiatique et vice-présidente des programmes académiques au sein du Poynter Institute.

Bien évidemment, les phénomènes de mode et d'excès de simplification ne concernent pas uniquement #BringBackOurGirls. Il n'y a qu'à voir Ebola: le soir même où le bénévole de Médecins Sans Frontières, Craig Spencer, était hospitalisé au Bellevue Hospital, tout le monde semblait savoir exactement comment cette maladie complexe se propageait et pourquoi. Ou l’Etat islamique: Twitter sait comment stopper ce fléau. La portée de l'expertise en fauteuil est décidément infinie.

Mais ce qui aura été raté, dans toute cette frénésie médiatique autour des lycéennes enlevées, c'est la possibilité d'éclairer une histoire bien plus trouble et complexe –ce qu'est la tragédie de Chibok depuis le départ.

«On aimerait tant qu'il s'agisse d'un problème simple avec une solution claire, mais ce n'est pas le cas, ça ne peut pas l'être. Ça ne l'a jamais été», tweetait le 8 mai l'écrivain américano-nigérien Teju Cole. La veille, il camouflait difficilement sa frustration face à la naïveté occidentale et aux prétendues solutions à apporter aux problèmes du Nigeria.

«Depuis quatre ans, les Nigériens essayent de comprendre ces monstrueux assassins. Votre nouvel intérêt (merci) ne simplifie rien et ne résout rien.»

Le pop-humanitarisme critiqué par Cole peut avoir des conséquences concrètes et réelles pour ceux qui vivent au quotidien la complexité de telles zones de conflit.

Qu'a donné #BringBackOurGirls, finalement?

Au départ, la campagne #BringBackOurGirls a été le catalyseur d'initiatives internationales. Frederica Wilson, députée américaine démocrate, déclarait en juillet que la mobilisation avait «allumé un feu» sous le président nigérien Goodluck Jonathan et le poussait à retrouver les jeunes femmes, à les ramener en toute sécurité chez elles, mais six mois plus tard, où en sommes-nous? Quelles ont été ses bénéfices? Est-ce qu'elle a pu braquer les projecteurs sur la corruption par ailleurs parfaitement attestée du gouvernement nigérien et de son armée? Mobiliser des ressources pour s'attaquer aux problèmes qui ont permis l'essor de Boko Haram?

En août, Akwei me disait que les déclarations du gouvernement nigérien, prétendant que Boko Haram était «sous contrôle» avaient «fait quasiment reculer tout le monde et croire que l'armée est assez grande et puissante».

Cela ne veut pas dire que ces mobilisations par hashtag et la couverture médiatique qu'elles peuvent générer soient forcément inutiles. L'indignation suscitée par le sort des Yézidis massacrés par l’Etat islamique et réfugiés sur le Mont Sinjâr a été le déclencheur d'une intervention américaine visant à les sauver.

Au revers de la médaille, l'attention massive portée à la campagne «Kony 2012» n'a pas fait grand-chose d'autre qu'alimenter une méconnaissance totale d'une guerre complexe et toujours d'actualité en Afrique centrale –et ce sans remédier à certains conflits régionaux d'une importance réelle. Dans la vidéo, «ils disent que cela n'a rien à voir avec l'économie et la politique, mais en réalité, tout est lié à l'économie et la politique», commentait en mars 2012 Tavia Nyong'o, après ce coup d'épée dans l'eau youtubesque.

Que s'est-il passé depuis? Davantage de corruption, davantage de misère, davantage de violence et aucune attention portée aux exactions commises en République Démocratique du Congo, où l'armée pille, viole et ravage les villages.

Mais revenons à #BringBackOurGirls.

Un ou deux coups de fil, voire quelques clics sur Internet auraient sans doute été suffisants pour comprendre combien cette histoire de cessez-le-feu ne tenait pas debout.

Aucune information solide ne précisait combien de jeunes femmes étaient encore aux mains de Boko Haram, explique Akwei. Au départ, la police avait parlé de 276 lycéennes enlevées. Quelques dizaines auraient réussi à s'enfuir. D'autres seraient mortes ou auraient été vendues, pour certaines par-là les frontières du Tchad ou du Cameroun.

Pourquoi d'ailleurs imaginer que les 219 jeunes femmes restantes (selon les plus récentes estimations) soient encore prisonnières de Boko Haram? Une incertitude qui justifie d'autant la méfiance, affirme Akwei:

«Tant que les filles ne seront pas dans les bras de leurs parents, on ne devrait pas voir autre chose qu'une rumeur dans toutes ces annonces.»

En outre, dans tous les bons sentiments que peut susciter cette histoire, le risque est grand d'ignorer non seulement la complexité de cet enlèvement, mais aussi de la politique nigériane et des atrocités constantes commises par un groupe terroriste des plus imprévisibles.

Les journalistes ont une responsabilité énorme

Et, dans de telles circonstances, la responsabilité des journalistes est énorme. Le but n'est pas d'obtenir la paix en applaudissant tous les petits pas qui peuvent y mener. Le but, c'est de fournir toutes les informations disponibles sur le sujet et de les contextualiser, même si cela signifie faire planer le doute quand le moment est propice aux réjouissances –surtout dans ce genre de moments, appuie McBride. «Le scepticisme est toujours bon», dit-elle.

«Dans la mesure où vous prenez une déclaration ou un fait et que vous le complétez d'autres déclarations et d'autres faits et que vous offrez au public une meilleure chance de mieux comprendre ce qu'ils auraient compris sans votre travail, c'est cela du bon journalisme.»

A une époque où des enfants sont enlevés partout dans le monde, en Irak, en Syrie ou au Nigeria, entre autres et nombreuses tragédies, la précision –et la présentation– du rendu d'informations est essentielle.

Le bon journalisme est un outil crucial dans la petite boîte que les responsables politiques internationaux ont à leur disposition pour savoir quelles violations des droits de l'Homme ont actuellement cours sur la planète.

Mais le bon journalisme n'est pas une garantie que les choses se finissent bien –après tout, la presse n'est pas là pour ça.

1 — NDLE: A Slate, nous avions intitulé notre article «Tant qu'elle ne seront pas libérées, voici le calvaire que les otages de Boko Haram subiront» et nous faisions part des doutes sur cette «possible» libération Retourner à l'article

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