Comment imaginer qu'il rentrerait dans le rang? En 2011, le candidat aux «primaires citoyennes» sillonnait la France à coups de meetings pour la «démondialisation». Un jour, il copiait la stratégie de communication de Barack Obama, sans craindre la comparaison. Un autre, il débarquait à la nuit tombée dans un bar du XIVe arrondissement de Paris, juste après le débat télévisé entre tous les candidats, et s'esclaffait devant les caméras: «Une petite mousse, ça fait pas de mal, hein!». Arnaud Montebourg, en seigneur de la com', était tout en haut de l'affiche. La primaire ouverte organisée par le PS avait alors cannibalisé le débat médiatique. On ne parlait que de Martine, Ségolène, Manuel et les autres.
Si cette campagne a démontré quelque chose, c'est bien l'aboutissement d'une hyper-personnalisation du combat politique. «Un défaut majeur des élections primaires est d'accentuer la personnalisation du fait politique. En ce sens, la primaire accentue, d'abord, l'aspect de jeu, voire de feuilleton, de la vie politique», prévenait Bernard Lamizet, professeur à l'IEP de Lyon, dans Le Monde, quelques mois avant la primaire. Même constat pour le sociologue Rémi Lefebvre, dont l'étude a dressé un portrait au vitriol de ces primaires qui signent la fin, selon lui, du «parti militant». «Les primaires consacrent cette personnalisation mortifère du débat public, indique-t-il. Le "fait présidentiel", jugé intangible, est avalisé par les socialistes comme l’horizon indépassable de la démocratie ».
Du haut de ses 17% au premier tour, le «troisième homme» de la primaire se retrouva dans une position d'arbitre si confortable qu'il décida de scénariser son ralliement à François Hollande, quand un certain Manuel Valls l'assurait, le soir même du premier tour, de son soutien. Mais cette victoire à la Pyrrhus fut le premier pas vers un débat permanent autour de la ligne adoptée par le candidat vainqueur. En deux ans, François Hollande n'a jamais pu ou su museler Arnaud Montebourg, qui a osé, à plusieurs reprises, remettre en cause l'orientation économique du gouvernement. Et c'est peut être un peu la faute d'une primaire qui, paradoxalement, avait fait gagner la gauche.
Fragile équilibre de la primaire
Pierre Bréchon, professeur de science politique à l'IEP de Grenoble et spécialiste du processus électoral de la Ve République, estime pourtant que les débats idéologiques ont traversé tous les gouvernements et que la primaire n'a rien à voir là-dedans:
«Cette cohésion gouvernementale est toujours un problème puisqu'il y a dans chaque parti de gouvernement des sensibilités très différentes et qu'il n'est pas vraiment possible de construire une équipe gouvernementale complètement monocorde. Tout le problème est de convaincre les différentes sensibilités du parti et du gouvernement d'accepter les arbitrages du Premier ministre et du Président. Et ceux-ci peuvent être plus ou moins habiles pour gérer la majorité... »
À l'inverse, Marie-Laure Fages, chercheuse en droit électoral et chargée de cours à la Sorbonne Paris-I, s'accorde sur le fait que les primaires «déstabilisent» la cohérence du gouvernement:
«Les primaires sont là pour se tester et pour savoir qui pèse quoi. Pour le premier gouvernement Ayrault, la répartition des forces était donc respectée: les hollandais furent servis en premier, puis les aubrystes et enfin les partisans de Montebourg. En queue de peloton, il y avait Valls. Mais dans le deuxième gouvernement, c'est celui qui a fait le plus faible score à la primaire qui est devenu Premier ministre. Finalement, l'équilibre de la primaire n'a tenu que pendant Ayrault 1 et Ayrault 2...»
C'est comme si la primaire, en réalité, n'avait été qu'un artifice de débat, au profit des stratégies politiques pures. Le PS a tranché la question de sa ligne idéologique il y a bien longtemps en se convertissant à l'économie de marché. Les confrontations avaient surtout tourné sur «l'incarnation» et la capacité du futur candidat socialiste de battre la droite.
Le meilleur candidat, pas les meilleures propositions
On glose aujourd'hui sur sur un sondage qui ferait de François Hollande le meilleur candidat du PS à la présidentielle de 2017... pour seulement 4% des Français! Avant la campagne de 2012, celui qui avait démarré à 3% dans les sondages en 2009 était pourtant jugé comme le «meilleur candidat» pour battre Nicolas Sarkozy.
C'est là le nœud du problème. Le but des primaires n'est pas de forger une série de propositions communes, mais bien de désigner le meilleur candidat possible. D'exprimer la forme, la stratégie, au détriment du fond, des arguments, des idées. «Aubry a des atouts pour remporter la primaire et Hollande a les armes pour gagner la présidentielle», résumait par exemple Frédéric Dabi, directeur des études à l’Ifop, dans le JDD en 2011. Le programme, lui, fut le résultat d'une âpre négociation entre les propositions du PS, dictées par la première secrétaire de l'époque, et celles du candidat à la présidentielle.
Il ne fallait pas trop se dévoiler, au risque de donner des armes à l'adversaire. S'imposer sans s'opposer, se distinguer sans se diviser. Dilemme quasi impossible, qui éclata au grand jour lorsque Martine Aubry évoqua la fameuse «gauche molle». Une critique qui visait directement l'absence de poigne d'un candidat trop lisse et consensuel qui se laisserait déborder.
Or depuis la victoire de 2012, la gauche n'a pas manqué de continuer à se diviser. Dernier épisode «emblématique»: le vote de la partie «recettes» du budget 2015, sur lequel 39 parlementaires PS, dont les trois anciens ministres Delphine Batho, Aurélie Filippetti et Benoît Hamon, se sont abstenus. Un texte qui, sous la Ve République, est pourtant considéré comme un marqueur crucial de l'appartenance à une majorité.
«Mais on ne fait pas de primaire quand on a un président sortant, allons!»
Mieux, le secrétaire d'État à la Réforme de l'État Thierry Mandon a même évoqué l'idée que François Hollande se présente de nouveau à une primaire... pour sa propre réélection, en 2017! «Pour moi, la primaire est indispensable, a-t-il lancé sur Public Sénat. Pas pour faire du tir au pigeon contre X ou Y ou pour écarter telle candidature, y compris celle du Président, s’il réussissait son quinquennat et qu’il voulait se présenter. Elle est indispensable, car particulièrement en 2017, ce que vous ne réglez pas dans une primaire, vous le retrouverez au premier tour de la présidentielle».
Le but de l'opération? «Revitaliser» Hollande –qui promettait d'ailleurs, à la veille du second tour de la primaire 2011, de se soumettre à l'exercice en 2016 en cas de victoire. Et surtout, essayer d'éviter que trop de candidats de gauche se présentent contre lui au premier tour de la présidentielle, ou qu'une seconde candidature PS ne conduise à une guerre fratricide de type Chirac-Balladur 1995:
«S’il y a trois ou quatre personnes à gauche qui veulent être candidat, il vaut mieux qu’ils s’affrontent dans la primaire […] Au lieu de faire comme en 2002 avec des candidats multiples à gauche et résultat, on n’est pas au deuxième tour.»
La proposition, sensée sur le fond, attise encore un peu plus les divisions à gauche. Gérard Collomb, le maire de Lyon, est d'accord, tout comme Julien Dray. Mais pas le ministre du Travail François Rebsamen («Mais on ne fait pas de primaire quand on a un président sortant, allons!», lançait-il fin août), ni le premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis, ni Claude Bartolone. Le président de l'Assemblée nationale dessine la scène:
«Vous imaginez pendant six mois le président de la République candidat le soir avec d’autres candidats qui auront tous une certaine valeur, et président de la République le lendemain?»
Le défaut des primaires est d'ajouter de l'instabilité à un système qui vacille déjà. «On assiste à une véritable crise politique, enchaîne Marie-Laure Fages. Une crise de système où se confrontent les temporalités institutionnelles, politiques et médiatiques, qui ne sont pas du tout synchrones. Les primaires sont une anomalie conjoncturelle dans notre système, dans le sens où c'est la première fois qu'un parti organise de telles élections élargies à l'ensemble du corps électoral, ce qui n'a pas manqué de soulever quelques obstacles juridiques.»
Certes, dès le Congrès d'Épinay en 1971, l'élection du candidat PS à la présidentielle par les membres du parti était inscrite dans les statuts, rappelle-t-elle, mais il a fallu attendre 1995 pour qu'elle soit organisée. Entre temps, le leadership mitterrandien était bien trop fort pour être contesté et aucune primaire n'eut lieu.
En 2007, sonné, divisé, le PS organise sa première grande primaire «moderne», mais toujours réservée aux seuls adhérents, dans laquelle s'affrontent Ségolène Royal, Dominique Straus-Kahn et Laurent Fabius. La première sort vainqueure. Ce qui signe aussi le retour d'une grave crise de leadership...
La vraie question semble désormais la suivante: les primaires doivent-ils rester une «anomalie» dans notre système où la présidentielle dispose déjà de deux tours? Ou bien peuvent-elles modifier jusqu'au scrutin pour accéder à l'Élysée? «Il n'y a pas un quiquennat ou un septennat qui n'ait pas sa réforme institutionnelle, plaide Marie-Laure Fages. La crise est institutionnelle: il faut recadrer tout le monde dans son rôle, avec un Parlement revalorisé et un président élu pour sept ans dans un mandat non renouvelable. Les primaires rebattent complètement les cartes de notre système institutionnel.»
«Régime des partis et des clientèles»
À condition que la droite s'y convertisse également, ce qui est passe d'être le cas. Après avoir longuement hésité, elle a cédé aux sirènes des primaires, bercée par le triomphe médiatique et démocratique (presque 3 millions de citoyens ont départagé Hollande et Aubry).
Seules quelques voix discordantes osent encore les remettre en question, comme Henri Guaino, l'ex-conseiller spécial de Nicolas Sarkozy. Pour lui, les primaires sont «absurdes» et ne font qu'aviver la guerre des chefs. Elles «américanisent» notre système, craint-il, bien que ce soient surtout les primaires italiennes qui aient inspiré le think tank Terra Nova, qui importa l'idée en France grâce à Olivier Ferrand. En Italie, le centre gauche les a mises en place depuis le milieu des années 2000, et elles ont vu l'explosion de leaders comme Romano Prodi ou, plus récemment, l'ancien maire de Florence Mateo Renzi, devenu président du Conseil en 2014.
Qu'importe, Henri Guaino dresse un bilan noir de l'expérience, à laquelle s'est rallié tardivement Nicolas Sarkozy, qui voulait s'y soustraire: «Elles nous ont donné le pire président de la République depuis 1958. Il n’y a aucun doute là-dessus, ni à droite ni à gauche, juge-t-il dans une interview au Parisien. Hollande est prisonnier de son camp. Avec lui, on revient au désordre de la IVe République. Les primaires ont réintroduit le régime des partis et des clientèles.»
Pourquoi? Parce que ces primaires introduisent deux tours supplémentaires à l'élection présidentielle. Parce qu'elles font courir le risque au Président de la République d'«arriver épuisé à l'Élysée», continue Guaino. Enfin, parce qu'elles «amplifient le désordre déjà créé par l'adoption du quinquennat», en raccourcissant le temps politique. «À peine l’élection terminée, le camp du perdant entrerait en campagne pour la primaire suivante. Quant au président sortant, il serait contraint d’annoncer plus rapidement s’il se représente», pronostiquait par exemple en 2011 le politologue Roland Cayrol.
Ironie du sort, c'est avec l'argument de «cohésion» des socialistes qu'un certain Jean-Michel Baylet faisait campagne en 2011 pour les primaires citoyennes. Depuis, il a plusieurs fois menacé que son parti, le PRG, quitte le gouvernement, au risque de le faire sérieusement tanguer en le privant du précieux appoint des maigres voix radicales.