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Un père qui chante une berceuse à son bébé mourant, une vidéo sur Youtube, des millions de vues: l'intimité virale est-elle morale?

Temps de lecture : 5 min

Le «succès» rencontré par les images de Chris Picco chantant «Blackbird» à son fils peut nous rendre mal à l'aise. Mais si, en fait, tout cet engouement n’était ni moche, ni de l’exploitation, ni moralement répréhensible?

La vidéo d’un père en train de chanter une chanson à son nouveau-né mourant après la mort soudaine de sa femme est devenue virale. Chris et Ashley Picco avaient baptisé leur fils Lennon, comme John, avant sa naissance par césarienne en urgence. Dans la courte vidéo, le veuf joue doucement Blackbird à la guitare. «You were only waiting for this moment to be free», chante-t-il. Tu n’attendais que ce moment pour te libérer. Lennon est mort quelques jours plus tard.

Lorsqu’un ami des Picco a téléchargé cette vidéo sur YouTube, elle s’est répandue comme une traînée de poudre dans les médias sociaux et elle a été vue depuis plus de 13 millions de fois.

Voilà qu’une tragédie locale et personnelle s’est transformée en autre chose: elle est devenue une histoire à propos d’Internet, ce média où des moments de peine sont magnifiés et propagés sur d’immenses distances et où des gens qui n’ont rien à y voir doivent se demander ce que signifie de cliquer (ou pas). Pour brouiller encore un peu plus ce tourbillon d’ambivalence, le mémorial en ligne a réuni plus de 150.000 dollars pour Chris Picco et sa famille.

Il arrive fréquemment que des églises organisent des campagnes et des ventes de gâteaux au bénéfice de leurs paroissiens endeuillés, et même les pages Internet qui permettent à des communautés élargies d’exprimer leur soutien ne sont pas une idée nouvelle. Mais on a cette fois un sentiment d’exagération, une objection, si ce n'est à la présence de la vidéo elle-même, au moins à la relation que nous entretenons avec elle. «Epouse? Morte. Bébé? Mourant. Je me demande si ça ferait une bonne vidéo virale», peut-on lire dans une réaction représentative sur Twitter.

Le besoin de garder une trace et de commémorer la mort est aussi ancien que l’humanité elle-même. Au XIXe siècle, à la grande époque des daguerréotypes, certains parents commandaient des portraits de leurs enfants morts pour les aider à faire leur deuil. Les empreintes physiques avaient pour ambition de capturer «l’ombre avant que la substance ne flétrisse» –de conserver l’apparence de l’enfant jusqu’à ce que la famille soit prête à libérer son essence dans l’au-delà. Ces images étaient souvent exposées en évidence dans les foyers de la classe moyenne.

Le culte du deuil, l’idée que la peine née de la perte soit une de nos émotions les plus pures, les manifestations publiques de tristesse –aucun de ces concepts n’a rien de nouveau pour moi, ou d’unique à Internet, ni rien de mauvais en soi. Comme le souligne ma collègue Hanna Rosin, les gens qui viennent de subir une perte désirent toujours que l’univers leur prête attention.

«Ce qui peut apparaître comme de l’exploitation sur le papier n’est pas forcément vécu comme telle par ceux qui souffrent, m’a-t-elle écrit dans un mail. Je me rappelle à l’époque où j’étais une jeune journaliste pour le Washington Post, je devais frapper à la porte de familles de personnes qui venaient de se faire assassiner. Je pensais que les familles allaient me crier dessus, mais souvent elles m’accueillaient avec gentillesse... parce qu’il leur semblait qu’un événement monumental venait de se produire et qu’il méritait de faire la une des journaux.»

Mais le malaise autour de cet événement en ligne ne concerne pas vraiment le côté moral d’avoir fait ou posté cette vidéo. Rien n’indique que Chris Picco ait mis délibérément en scène un moment larmoyant –la vidéo ne fait (je l’espère) que capter quelques minutes de spontanéité entre un papa et son bébé. Le problème, c’est nous, ceux qui la visionnent: pourquoi cliquons-nous, partageons-nous (et donnons-nous)? Comprenons-nous seulement ce que nous voyons à l’écran, ou la tragédie de Chris Picco vient-elle de devenir un nouvel exutoire bon marché à tous les sentimentalismes?

Difficile de défendre l’idée que la vague de soutien financier déclenchée par la vidéo a quelque chose de glauque. Certes, 150.000 dollars c’est une somme, qui serait peut-être dépensée à meilleur escient ailleurs, mais il y a des moyens bien plus pernicieux d’utiliser une centaine de milliers de dollars que d’améliorer considérablement la qualité de vie d’un homme qui vient juste de perdre sa femme et son fils nouveau-né. Et s’il y a une certaine injustice dans le fait que seules les tragédies visionnables sur iPhone et approuvées par Facebook attirent notre attention et notre argent –vous vous rappelez de la conductrice de bus victime de harcèlement qui a reçu des centaines de milliers de dollars pour sa peine?– la solution à cette injustice n’est très certainement pas de déclarer que personne ne devrait bénéficier ni de notre argent, ni de notre attention (au fait: c’est la même tension que tant d’entre nous ressentons lorsque nous faisons l’aumône à des SDF dans le métro ou dans la rue. Est-ce que je ne dois rien donner à ce type parce que je ne peux pas donner à tout le monde? J’espère que non).

Mais ce ne sont pas vraiment les gens qui donnent à Chris Picco sans le connaître qui sont du mauvais côté de la barrière, ici. Ce sont les voyeurs qui nous inquiètent vraiment, les cliqueurs occasionnels qui reluquent le naufrage avant de passer à un autre article léger.

Mais si l’engagement momentané d’un internaute égaré dans l’histoire de Chris Picco n’était ni moche, ni de l’exploitation, ni moralement répréhensible? Et si les petites lueurs de compassion et de pitié que vous ressentez envers un papa que vous n’avez jamais rencontré ne faisaient qu’ajouter aux réserves de compassion et de pitié du monde?

Je n’ai pas regardé la vidéo avant d’avoir écrit la plus grande partie de cet article. J’avais l’impression de savoir d’avance ce que j’allais y voir, et j’avais déjà tout un tas d'opinions sur le deuil affiché sur Internet. Mais quand je l’ai lancée, j’ai entendu le bourdonnement des machines médicales sous la triste et belle chanson des Beatles. J’ai entendu la douceur de la voix de Chris Picco à côté du bruit de la couveuse, et j’ai vu à quel point ce bébé était minuscule dans son nid de couvertures et de tubes.

Je l’ai regardée, et j’ai été triste. Je vais peut-être faire un don. Et même si je ne le fais pas, je suis honorée de faire partie d’une communauté humaine où les pères aiment leurs enfants et veulent les réconforter, même quand ce n’est pas possible, et où nous sommes capables d’apprécier cet amour et de le montrer à nos amis. Je suis heureuse que Chris Picco veuille rendre cette vidéo publique et heureuse de confirmer par ma présence anonyme (par le biais du nombre de visionnages sur YouTube) que cette expérience est importante.

Alors oui, j’ai lâchement cliqué sur la vidéo virale de «l’agonie du prématuré dont le père vient juste de perdre sa femme, en musique

C’est moi la cynique?

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