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En Italie, le «Renzi Express» commence à connaître des ratés

Temps de lecture : 11 min

Ses cent premiers jours ont été époustouflants. Sa jeunesse et son audace plaisaient. Manuel Valls a loué ses réformes. Sa victoire aux européennes a fait de lui le symbole d’une Europe de gauche qui marche. Mais aujourd’hui, la machine Renzi a peut-être atteint ses limites.

Une affiche à l'effigie de Matteo Renzi. REUTERS/Stefano Rellandini.
Une affiche à l'effigie de Matteo Renzi. REUTERS/Stefano Rellandini.

L’Italie de Matteo Renzi ressemble au «Leonardo Express». En empruntant plusieurs fois, ces dernières semaines, le train rapide qui relie l’aéroport de Rome-Fiumicino à la capitale romaine, il m’a semblé que l’Italie toute entière allait au rythme effréné de ce «light» train. Pour les hommes d’affaires, les chefs d’entreprises et les touristes, pour les Florentins qui viennent à Rome, le «Leonardo Express» est une aubaine: il permet d’arriver au Mont Palatin en moins de 30 minutes, est facile d’utilisation et on se souvient aisément de son nom –Léonard de Vinci en italien. Une véritable trouvaille de bon communicant.

Depuis sa nomination comme président du Conseil, en février dernier, Matteo Renzi est, lui aussi, un homme pressé, efficace et un excellent communicant. L’ancien maire de Florence se déplace vite et il est bien décidé à faire bouger Rome à son rythme. Mais jusqu’à quand? L’Italie, qui va abandonner la présidence tournante de l’Union européenne, commence à douter de ses capacités à réformer. La méthode Renzi a des ratés. Et alors que le président de la République Giorgio Napolitano devrait démissionner en janvier prochain, l’élection de son successeur (sans véritables responsabilités) sera un bon test de l’état de santé de l’Italie.

L'élu de La Roue de la fortune

C’est d’abord un outsider. Matteo Renzi n’appartient pas à ces riches familles italiennes ni à cet «establishment» qui, de droite comme de gauche, gouverne le pays depuis tant d’années. Boy-scout, enfant de chœur, le jeune Renzi a cru très tôt à sa bonne étoile. Plus pragmatique que catholique, il gagne sa première élection au jeu télévisé La Roue de la fortune. Son catéchisme est cathodique. Issu d’une famille de communicants (ses parents possèdent une agence de publicité), ayant grandi avec le petit écran, Renzi est d’abord un génie du marketing et de la com. Très tôt, il trouve sa baseline: Rottamare, un mot difficile à traduire mais qui signifie, en gros, «mettre à la casse» (les vieux, les apparatchiks, le système etc.).

Marié et père de trois enfants, devenu maire de Florence dès 2009, Renzi va vite. Et ce qu’il entend «mettre à la casse», c’est prioritairement la gauche archaïque. Peu idéologue lui-même, il embrasse une rhétorique pragmatique «pro-business», en privilégiant une politique fiscale et sociale «modernisée», à rebours de l’endurant parti communiste italien. Un «nouveau style» (le titre d’un de ses livres) qui lui a permis de prendre son parti par la droite, façon Tony Blair ou Manuel Valls. En même temps, le pari de Renzi est, à domicile, de réconcilier les «deux Italies» (par exemple celles dont parle Joseph Luzzi dans son récent ouvrage du même titre) et, à l’étranger, de redonner une âme à l’Europe, en s’appuyant sur la présidence italienne de l’Union de juillet à décembre 2014.

Face à une Italie qui a peur du déclin et à une population qui vieillit, Renzi réussit, dans un premier temps, à redonner de l’espoir. Il est même idolâtré à ses débuts. Il semble pur, loin des affaires, il est charismatique. Il arrive à faire oublier son accès machiavélique au pouvoir: après avoir soutenu Enrico Letta, son prédécesseur à la présidence du Conseil et membre du même parti que lui, il a favorisé sa chute pour devenir le plus jeune président du Conseil que l’Italie ait connu. «Un coup d’État», «un putsch» ont dénoncé ses opposants interne, non sans excès; même si ce fut, à tout le moins, un coup de force.

Depuis sa victoire à la Brutus, Renzi a promis une réforme par mois. Mais peut-il être à la hauteur des problèmes, qui sont considérables? L’Italie souffre de nombreux maux: un appareil judiciaire déficient; un système éducatif sous-financé; des impôts élevés et des salaires faibles. Sans parler d’une économie qui est déjà en récession et, possiblement, en déflation: la dette italienne, évaluée à 135% du PIB soit plus de 2.200 milliards d’euros, a cette particularité de ne pas être le résultat d’un déficit budgétaire trop prononcé (3% du PIB) mais d’un manque criant de croissance économique. Ce qui ne devrait pas s’arranger à court terme si on en croit le FMI, qui vient de réduire ses prévisions de croissance à -0,2%.

Michel-Ange ou Machiavel?

Alors, Matteo Renzi a pris le taureau par les cornes. Et il a osé! Moins entrepreneur que Berlusconi, moins technocrate que Mario Monti, moins idéologue qu’Enrico Letta, il a, par rapport à ses prédécesseurs, plus d’ambition et d’audace. Surtout, il a su s’entourer de nouvelles têtes et de personnalités hors du commun: Graziano Delrio, son stratège politique; Yoram Gutgeld, son économiste en chef; Luca Lotti, son jeune agitateur d’idées et son principal communicant (c’est aussi son homme du numérique). Cette équipe resserrée s’est attelée à la tâche.

La réforme institutionnelle, d’abord. Lors d’un discours mémorable devant la chambre haute italienne, en février dernier, Renzi a annoncé aux élus qu’il leur parlait pour la dernière fois, puisque le Sénat allait être… dissous! (On sait depuis que le Sénat devrait finalement perdurer, bien que réduit de 500 à une centaine de membres, tous devenus bénévoles, si la loi électorale est adoptée).

Plus habile encore sur le plan politique, mais tout aussi difficile à faire voter, est la réforme sur les salaires de la haute fonction publique, qui seraient plafonnés à hauteur de celui du président du Conseil lui-même (une réforme symbolique qui a permis à Renzi de casser la rhétorique anti-système du populiste-humoriste Beppe Grillo et de le marginaliser aux européennes).

Toute l’habileté de Renzi est là: avant de demander des efforts au peuple italien, il commence par s’en prendre aux prébendes de l’élite. Ou par réduire le nombre de ministres de son gouvernement de plusieurs dizaines à seulement seize, dont la moitié de femmes. Mais le plus dur restait à faire.

Le 25 octobre dernier, j’ai pu mesurer, dans les rues de Rome, l’ampleur des mécontentements. Syndicats, salariés et forces de gauche ont défilé en rangs serrés pour dénoncer la réforme du droit du travail et, ce faisant, donner un avertissement au gouvernement Renzi. Habile communicant, comme toujours, le président du Conseil avait préparé le terrain en usant d’abord de la «carotte»: l’une des ses premières mesures a consisté à réduire immédiatement de 80 euros par mois les impôts de 10 millions d’Italiens appartenant aux classes moyennes et populaires (soit environ 1.000 euros par foyer, ce qui représente près de 10 milliards de manque à gagner fiscal pour l’État).

Puis, l’heure du «bâton» est arrivée. Avait-il le choix, quand l’Italie est classée 65e par la Banque mondiale en termes de souplesse d’entreprendre et d'attractivité commerciale? Renzi a donc imaginé un contrat de travail unique, une sorte de CDD qui deviendrait peu à peu un CDI. L’idée est à la mode. Ce contrat unique serait à «tutelles croissantes»: tous les salariés auraient les mêmes droits (peu nombreux au moment de l’embauche), qui augmenteraient avec l’ancienneté. Les syndicats n’ont pas été dupes, et ont appelé à la grève. Les salariés précaires non plus, qui voient leur précarité se prolonger jusqu’à trois ans, avec la possibilité de huit contrats consécutifs, quand elle était limitée à une année auparavant. Eux aussi sont descendus dans les rues. Contre la gauche.

La méthode Renzi, faite d’à-coups et de «disruptions», vise à jouer la montre et à prendre ses opposants par surprise. Quitte à masquer sa désinhibition économique sous des formules fleuries. Lors d’un dîner avec Angela Merkel, l’ancien maire de Florence a promis de s’inspirer de Michel-Ange qui, pour faire le portrait de David, s’est emparé d’un bloc de marbre et s’est débarrassé de «tout ce qui était inutile et superflu». Le mammouth devait-il être dégraissé? Les statuts de la fonction publique étaient-ils visés? Les salariés se sont-ils sentis pointés du doigt? Matteo Renzi ou, d’un florentin à l’autre, le nouveau Machiavel?

«Io non obbedisco»

Après le droit du travail, le mariage gay. Comme José Luis Zapatero en Espagne, Barack Obama aux États-Unis et François Hollande en France, voici le mariage «pour tous» qui vient à son tour perturber la belle mécanique gouvernementale de Matteo Renzi.

L’Italie est l’un des rares pays occidentaux sans loi de protection pour les coppie di fatto, les couples hors mariage, qu’ils soient hétérosexuels ou non. La Cour constitutionnelle a invité le Parlement à produire une loi, arguant que l’article 2 de la Constitution italienne («La République reconnaît et garantit les droits inviolables de l’homme…») autorisait les unions civiles. Matteo Renzi a mis la question à son «agenda des mille jours», promettant un texte pour septembre 2014, avant d’oublier sa promesse.

C’est paradoxalement Silvio Berlusconi qui la lui a rappelée. Il a beau être privé de ses droits civiques et faire actuellement des travaux d’utilité publique en guise de peine, cela ne l’empêche pas de parler. Le 23 octobre, il s’est dit… favorable aux unions civiles. «Nous, nous nous battons pour soutenir la famille, qui est composée d’un homme et d’une femme, mais nous nous battons aussi pour le respect de la personne sous toutes ses formes. Sur les droits individuels, il faut changer de méthode: il faut faire l’effort de s’adapter à la réalité, qui a changé», a expliqué Berlusconi. Un beau coup de com.

Renzi est aussi dépassé par la base de son parti et les élus de sa propre formation politique. Ainsi du maire de Rome, Ignazio Marino, qui a reconnu fin octobre seize mariages homosexuels (il s’agit de mariages contractés à l’étranger qui ont été simplement transcrits par les élus dans l’état civil italien). Les maires de Milan, Turin, Bologne, Florence, Naples et une quinzaine d’autres villes ont fait de même. En espérant mettre fin au mouvement, Angelino Alfano, le ministre de l’Intérieur de Renzi (appartenant au Nouveau Centre-droit), a décrété que ces «enregistrements» étaient illégaux et sans effets juridiques: le maire n’a donné aux couples gays, a-t-il ironisé, qu’un simple «autographe».

La bataille juridique risque pourtant d’être plus longue et surtout plus complexe, puisque plusieurs cours de justice régionales –dont celle de Toscane– ont demandé aux élus d’accorder l’égalité des droits à tous les couples. Quant au maire de Bologne, Virginio Merola, où les mariages homosexuels ont été «retranscrits» dès le 15 septembre, il s’oppose lui aussi au ministre de l’Intérieur en affirmant «Io non obbedisco» («Moi, je n’obéirais pas»). Il a ajouté: «Je suis le maire de cette ville et je ne peux pas en expulser les sentiments.» Dans un tweet, il a même claironné: «Bologne en pole position pour soutenir les droits civiques!»

A Bologne, où je me suis rendu fin octobre, l’ambiance était électrique. La communauté gay, particulièrement bien organisée, y faisait front derrière son maire. Ce week-end encore, l’importante fédération Arcigay organise à Bologne une manifestation intitulée #SeMiAnnulliNonVale («Si tu m’annules, ça ne vaut rien»). Face à eux, les anti-mariages appellent à un rassemblement à Rome. On les imagine soutenus par la droite dure et, en sous-main, par le Vatican. Matteo Renzi reste pour sa part silencieux.

Les principales associations LGBT italiennes passent aujourd’hui à l’offensive. A Palerme, j’ai constaté que le débat était mûr, porté par une communauté gay étonnamment active pour une région –la Sicile– habituellement considérée comme conservatrice sur les questions de mœurs. «Durant les primaires démocrates, Matteo Renzi était le plus timide des candidats sur les droits LGBT. Il a opposé un “non” ferme au mariage. Mais, à la différence des précédents Premiers ministres, il semble vouloir faire quelque chose», affirme Mirko Antonino Pace, le président de l’association Arcigay à Palerme. Ce dernier rejette pourtant la proposition initiale du gouvernement, qui consistait à légaliser les unions civiles, réservées aux seuls couples gays et lesbiens, et sans adoption. «Le mouvement gay réclame le mariage, poursuit Pace. A défaut, il est hors de question que les unions civiles nous enferment dans un ghetto réservé aux seuls homosexuels. Elles doivent être ouvertes à tous.»

«Trop dépendant de son prisme centriste»

Le débat sur le mariage gay résume bien les tergiversations de Matteo Renzi et, peut-être, la limite de sa méthode. Il dispose aujourd’hui d’une majorité au parlement (parti démocrate, SEL/écologistes, Mouvement 5 étoiles) pour faire voter une loi, au minimum sur les unions civiles, mais il semble effrayé par sa propre audace, et il préfère surtout trouver un compromis politicien avec la droite plutôt que de devoir négocier avec le mouvement de Beppe Grillo. «En résumé, la politique de Renzi est trop dépendante de son prisme centriste: il est difficile de l’imaginer comme un homme de gauche», conclut Mirko Antonino Pace.

Une enquête publiée en octobre pourrait le faire changer d’avis. Pour la première fois, 55% des Italiens seraient favorables au mariage des personnes de même sexe (chiffre en hausse de 13% par rapport à 2013 selon l’institut Demos). Berlusconi en a tiré les leçons immédiatement, pas Matteo Renzi.

«Renzi n’a pas été élu par le peuple. Nous n’avons pas voté pour lui, ni pour son projet politique. Cela affecte sa gouvernance parce qu’il est esclave d’accords politiques, soit avec la fraction du parti démocrate qui l’a soutenu dans le sacrifice d’Abel –Erico Letta–, soit avec les autres forces politiques avec lesquelles il doit constamment négocier pour se maintenir au pouvoir», m’explique Antonio Leone, un influent militant LGBT de Palerme. Lequel poursuit: «La question homosexuelle résume le problème de cette coalition. Toute réforme dépend de la droite réactionnaire et des catholiques les plus fanatiques, qui font un chantage à Renzi. En même temps, le pays bouge: il y a une véritable révolution d’en bas. Des maires de grande ville reconnaissent les mariages homosexuels. Ils se rebellent contre la circulaire du ministre de l’Intérieur.» Et aussi contre Matteo Renzi.

Début 2015, ce dernier fêtera le premier anniversaire de son arrivée au Palais Chigi, le siège de la présidence du conseil italien. La plupart des commentateurs pensent que le président de la République, âgé de 90 ans, démissionnera à ce moment-là, ouvrant une campagne complexe, quoique symbolique, pour sa succession. Un bon baromètre pour mesurer l’état d’esprit de l’opinion.

Reste que l’Italie n’a pas beaucoup de choix. Si Renzi échoue, le pire est possible. Beaucoup d’Italiens se sentent encore condamnés à le soutenir, lui, à défaut de le suivre dans toutes ses réformes. Lesquelles, prévues au rythme d’une par mois, s’enlisent. Si la loi électorale se précise (avec une dose majoritaire accrue) elle n’a toujours pas été adoptée. La bureaucratie et ses légendaires «paperasseries» restent à réformer. Le parti démocrate a perdu en une année près de 400.000 membres. Matteo Renzi a peut-être réussi ses premiers cent jours, mais il lui reste à inscrire son action dans la durée et à réussir ses «mille premiers jours», selon sa propre formule. C’est un autre challenge.

Il semble fait pour le 100 mètres haies, mais est-il préparé pour le marathon? Si son excellent score aux élections européennes en mai dernier (41%), rare en Europe pour un parti de gauche, lui a donné un second souffle, le répit a été de courte durée. Pour tenir, il doit accompagner ses réformes, pas seulement les annoncer. A terme, il sait qu’il aura besoin d’un vote populaire pour asseoir sa crédibilité et sa longévité. Comme le «Leonardo Express», il ne suffit pas d’aller vite, il faut encore arriver à la bonne heure et au bon terminus.

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