Les révélations de quarante journaux internationaux mettant en évidence le rôle joué par le Luxembourg dans l’élaboration de pratiques fiscales très imaginatives permettant aux grandes entreprises de tous les pays d’échapper en partie à l’impôt (les «LuxLeaks») ont constitué un rude coup pour Jean-Claude Juncker, qui a été pendant dix-huit ans Premier ministre de ce pays, poste qu’il cumulait avec ceux de ministre des Finances, ministre du Travail et de l’Emploi et ministre du Trésor. L’homme qui a occupé aussi longtemps ces responsabilités pouvait difficilement affirmer qu’il ignorait tout de ces pratiques.
La contre-attaque
La réponse apportée par le nouveau président de la Commission européenne le 12 novembre devant la presse:
et devant le Parlement européen est très claire: la loi fiscale a toujours été respectée et la pratique qui est reprochée au Luxembourg, le tax ruling (rescrit fiscal), existe dans vingt-deux Etats membres de l’Union.
Si l’on s’en tient à la lettre des textes, Jean-Claude Juncker a parfaitement raison. Il est de pratique courante que les grandes entreprises fassent connaître au fisc la façon dont elles comptent calculer leur bénéfice imposable de façon à éviter tout litige. Et l’administration choisit de valider cette méthode par un rescrit ou de ne pas la valider. Dans tous les pays concernés, cette façon de travailler permet évidemment aux entreprises d’utiliser au mieux, et en toute sécurité, des textes fiscaux dont la complexité peut conduire à des interprétations différentes. Mais la présence de milliers de spécialistes du droit fiscal au Luxembourg et la façon dont l’utilisation de la législation locale permet d’échapper à l’impôt dans les pays d’origine des firmes concernées laissent penser que la pratique luxembourgeoise du rescrit va bien au-delà de ce qui se fait dans les autres pays membres.
Rions un peu
Jean-Claude Juncker l’admet implicitement lorsqu’il reconnaît, en des termes fort élégamment choisis, que l'«interaction» entre les différentes règles nationales peut conduire à des taux d’imposition «faibles», voire peu «conformes à la justice fiscale» et aux «normes éthiques et morales généralement admises». On ne saurait employer un langage plus édulcoré pour désigner des actes qui appartiennent tout simplement au domaine de l’évasion fiscale.
Jean-Claude Juncker nous fait sourire quand il déclare avoir œuvré toute sa vie pour davantage d’harmonisation fiscale. Tous ceux qui ont suivi les discussions sur la fiscalité de l’épargne en Europe s’amuseront en repensant aux obstacles que le Luxembourg et d’autres pays ont placés sur la route de ceux qui cherchaient à établir des règles du jeu moins favorables aux paradis fiscaux.
Mais, le nouveau président de la Commission a raison lorsqu’il souligne qu’une véritable harmonisation des modes de calcul de l’assiette de l’impôt sur les sociétés serait un grand progrès. Il reste à savoir ce qu’il fera sur ce terrain que la France et l’Allemagne ont commencé à essayer de défricher, sans grand succès jusqu’à présent.
Des propositions concrètes
En attendant, on a appris avec intérêt que Pierre Moscovici, nouveau commissaire en charge des Affaires économiques et financières, de la fiscalité et des douanes, doit préparer un projet de directive qui introduirait l’échange automatique d’informations sur ces fameux rescrits fiscaux. De surcroît, Jean-Claude Juncker s’est engagé à proposer à Brisbane les 15 et 16 novembre, lors du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du G20, un élargissement de ce système échange automatique d’informations à l’ensemble de la communauté financière internationale.
Ne rêvons, même si le sujet est effectivement discuté, il y a fort à parier qu’il faudra un temps certain pour déboucher sur des actions concrètes.
Mais, en fin de compte, on ne peut s’empêcher de penser que c’est finalement une chance d’avoir un Luxembourgeois à la tête de la Commission en ce moment. Un président venu d’un autre pays aurait pu arguer de la complexité du problème pour ne rien faire. Jean-Claude Juncker, du seul fait de sa nationalité et ses fonctions antérieures, est obligé d’agir sous peine d’être suspecté de toutes les complaisances.
Ce genre de raisonnement a certes ses limites: confier la justice à des délinquants n’est pas forcément une bonne idée. Mais cela peut être efficace, à deux conditions: d’abord, que le passé du titulaire du poste soit connu de tous, qu’il y ait une vraie transparence et, ensuite, qu’il y ait une mobilisation de l’opinion assez forte pour l’obliger à engager des actions auxquelles il n’aurait pas songé spontanément. Dans le cas précis de Jean-Claude Juncker et de l’évasion fiscale, ces deux conditions sont réunies: tout le monde sait qui il est et la plupart des Etats ont de de telles difficultés budgétaires qu’ils sont favorables à un contrôle plus rigoureux de la pratique fiscale des entreprises, à condition que ce mouvement soit international.
La lumière des projecteurs peut être gênante
D’autres commissaires européens se trouvent dans une situation comparable à celle de leur président. Ainsi, Pierre Moscovici, issu d’un pays dont la gestion des finances publiques a été laxiste pendant plusieurs décennies, sait qu’il est surveillé et que le moindre signe de mansuétude envers la France serait tout de suite considéré comme suspect. Il en est de même de l’Espagnol Miguel Arias Canete, en charge du climat et de l’énergie, ancien président de deux compagnies pétrolières, à qui le moindre faux pas serait fatal. Si les appels à la démission de Jean-Claude Juncker n’ont pas été très entendus cette fois, ils pourraient l’être si lui ou l’un de ses commissaires ne se montraient pas à la hauteur des responsabilités qui leur ont été confiées.
Contrairement à ce que pensent beaucoup, le choix de Jean-Claude Juncker a donc des chances de se révéler tout à fait judicieux.
Dans le même ordre idée, on peut se demander si les Britanniques ne vont pas bientôt regretter d’avoir fait nommer Jonathan Hill commissaire chargé de la Stabilité financière, des services financiers et de l’Union des marchés de capitaux: il risque d’être très difficile à ce lord distingué de défendre les intérêts de la City en tant que commissaire alors que, dans les précédentes commissions, certains de ses compatriotes placés à des postes moins en vue ont pu œuvrer discrètement en ce sens. Les manœuvres les plus efficaces se font généralement dans l’ombre. C’est bien pourquoi Allemands et Britanniques se battent farouchement à Bruxelles pour les postes de direction que les Français, obnubilés par les postes plus prestigieux de commissaire ou de président, négligent à tort.