Au croisement de la rue Mohamed Farid et Adly Pacha, on ne voit qu’elle. Massive, élancée, à la robe grise cendrée, la synagogue du Caire a survécu à de multiples épreuves. Ses murs témoignent d’un passé, pas si lointain, où la communauté juive comptait entre 50.000 et 75.000 fidèles. Pour les fêtes, les dernières juives d’Egypte –neuf au Caire et trois à Alexandrie– tentent de ranimer la maison. Elles comptent bien sûr sur les expatriés de la communauté pour combler le vide.
Début octobre, à l’occasion de Rosh Ha-Shanna (le nouvel an), la synagogue a été exceptionnellement ouverte. Une heure, pas plus, le temps de prier et de partager un repas de fête. «Ça fait du bien de la voir illuminée avec des gens à l’intérieur», lâche Victoria Abadi, cramponnée aux anses dorées de son sac à main. Elégante «comme toujours», Vicky prend des nouvelles des autres «filles» absentes, se demande si des employés de l’ambassade israélienne seront présents, puis s’émerveille devant l’éclatante luminosité de l’autel.
Magda Haroun, la présidente de la communauté juive d’Egypte, supervise les festivités. Sa synagogue vit. Gamine, en habit de fête, elle courait dans les allées pendant que les grands priaient. Aujourd’hui, elle se compare au dernier dinosaure:
«Il devait se sentir triste de voir tout le monde disparaître autour de lui. Moi aussi, tout le monde disparaît autour de moi. Je suis en train de les enterrer les unes après les autres. Je ne sais pas, moi, qui va m’enterrer?»
La communauté juive, telle une famille de diplodocus, s’est réduite progressivement comme peau de chagrin, jusqu’à la guerre des Six jours. Moins d’une semaine de manœuvres militaires, opposant une coalition arabe à Israël, qui allait sceller le sort des juifs de la région.
«Jusqu’à la guerre de 1967, mes copines partaient, on ne savait pas pourquoi. Je sentais que la famille se réduisait de jours en jours. J’étais petite, je ne posais pas de question. Une histoire sans paroles. J’ai commencé à prendre conscience de ce qu’il se passait lorsque mes cousins sont partis. Mes grands-parents pleuraient alors. Je ne comprenais pas pourquoi.»
Une histoire contemporaine en trois temps
La mère de Magda, elle, a décidé de rester. Son mari, comme tous les hommes de la communauté âgés de 18 à 60 ans, avait été interné pendant la guerre israélo-arabe de 1967. Sans lui, elle se refusait de quitter le pays. «Ma mère avait la carte d’identité française en poche, elle aurait pu fuir. Elle n’a pas fait ce choix.»
La création de l’Etat d’Israël conjuguée à la montée du nationalisme, incarnée par la figure de Gamal Abdel Nasser, a poussé de nombreux juifs arabes à quitter leur terre natale. Aux premières loges du conflit, les juifs d’Egypte, dont la présence était plurimillénaire, se trouvait en porte-à-faux entre l’anti-impérialisme de Nasser et l’accusation tacite de soutenir l’ennemi hébreu. Leur apport intellectuel avait été majeur pour le pays tant au Moyen Age qu’à l’époque contemporaine. Comme ailleurs dans le monde arabe, ces juifs que la tradition biblique associe au passé pharaonique ont connu, au siècle dernier, le temps du déchirement. Gudrun Kramer et Alfred Morabia l’expliquent dans l’ouvrage collectif Les Juifs du Nil:
«L’anticolonialisme nationaliste vit dans les juifs des bénéficiaires de la domination étrangère et de l’ingérence du capitalisme européen dans le pays; (…) le conflit palestinien servait de catalyseur, puisqu’il ramenait les différentes optiques sur un dénominateur commun. (…)»
Le pays avait pourtant été un des seuls du monde arabe dans lequel la communauté croissait depuis le début du XXe siècle.
«Le sionisme remettait en question, par ses revendications nationales, l’intégration des juifs arabes dans leur patrie ou leur terre d’asile. La Communauté, dans son ensemble, se trouva mise en demeure d’opérer un choix décisif, et difficile; et les réponses furent diverses (…)», poursuivent les chercheurs.
Sous la monarchie, la communauté juive jouissait d’une place confortable dans la société égyptienne. Estimés à plus de 60.000 en 1920, ses membres étaient pour la plupart issus de la classe moyenne du Caire et d’Alexandrie: ils occupaient des postes dans la culture, l’enseignement, des ministères, des banques. On les trouvait tout autant au sein des couches populaires. Beaucoup se remémorent ces années, le sourire triste. Avec le temps leurs souvenirs deviennent plus impénétrables. La nostalgie de l’Egypte du roi Farouk ne s’observe d'ailleurs pas seulement dans la communauté juive: elle habite de nombreux Egyptiens qui regrettent ce temps où Le Caire «cosmopolite» était une ville à taille humaine, bordée d’arbres à fleurs et où les femmes, dit-on, avaient la liberté de s’habiller en mini-jupe.
Comme sur un graphique, l’histoire contemporaine des juifs se découpe en trois temps, selon l’historien Gudrun Kramer:
«Une courbe montante durant la seconde partie du XIXe siècle, avec pour point culminant les années 1920-1930; puis commençant à décliner lentement à partir des années 1940; pour ensuite retomber en pente raide au milieu de la décennie suivante.»
Le milieu de la décennie suivante, c'est 1956: quand le 23 novembre 1956 est publiée une proclamation mentionnant que tous les Juifs sont des sionistes et des ennemis de l'Etat, et qu'ils seront bientôt expulsés.
Du juif égyptien au juif d’Egypte
En 2006, Amir Ramsès, réalisateur égyptien de 34 ans, décide de redonner voix à la communauté juive d’Egypte, avant qu’elle ne s’éteigne –comme en Irak ou en Algérie– définitivement. Le premier volet du documentaire, dont la sortie dans les salles égyptiennes en 2012 a été retardée de quelques semaines par la sécurité nationale, dresse le portrait d’une poignée de juifs égyptiens, du communiste Henri Curiel à la comédienne Isabelle de Botton en passant par Albert Arieh, converti à l’islam pour épouser la femme qu’il aimait. La seconde partie raconte le destin des dernières juives du Caire. Pour des raisons différentes, toutes sont restées en Egypte. Magda raconte, amusée:
«Lucie ne s’est jamais mariée. Mimi, ça fait dix ans qu’elle me dit "je vais partir". Elle n’est jamais partie. Vicky, elle, est restée en Egypte après son divorce. Récemment, elle a voyagé à Marseille, au bout de deux semaines elle est rentrée. Là-bas, elle ne connait personne. Au Caire, elle descend au bas de son immeuble, tout le monde la salue.»
Lorsqu’on visionne le film d’Amir Ramsès, une évidence s’impose: celles qu’on appelle «les juives d’Egypte» sont avant tout des Egyptiennes. Langue, manies, souvenirs, tous les renvoient aux rives du Nil. Le soir du Nouvel an juif, deux employés de l’ambassade israélienne saluent l’octogénaire Vicky assise sur un banc de la nef latérale. Les deux femmes lui parlent en hébreux, Vicky les interrompt: «Excusez-moi, je ne comprends pas. Je parle français et arabe.» Contentes de célébrer Rosh Ha-Shanna, Vicky, Magda et toutes les autres se définissent comme Egyptiennes. Une identité mise à l’épreuve durant la deuxième moitié du XXe siècle: les Egyptiens juifs sont progressivement devenu des juifs d’Egypte.
L’impossible mémoire
Magda espère que le film corrigera l’image de «cinquième colonne» qui leur a été accolée par la propagande nationale:
«Les personnes qui ne nous connaissent pas ne peuvent pas imaginer que nous sommes juives. Pendant des années on nous a présentés comme des sorcières, des espionnes. Je veux que les Egyptiens redécouvrent leur histoire, se réconcilient avec le passé, et leurs minorités.»
Mais comment transmettre une mémoire alors que la communauté se réduit d’année en année? Le film d’Amir Ramsès est une troublante mise en abyme de cette course contre le temps: deux semaines après avoir tourné une séquence émouvante dans le cimetière de son père, Nadia décède. Sa mort clôt le film Jews of Egypt. Magda espère toutefois que les murs, eux, continueront à témoigner de leur existence. «J’espère que les principales synagogues seront entretenues car elles font partie de l’histoire égyptienne». C’est aussi le souhait de sa fille Heba: élevée par une mère juive et un père musulman, elle rêve de panser les plaies du passé. Après six années d’étude en restauration à Florence, elle a décidé de revenir au Caire et de s’occuper de l’héritage architectural de son pays. À la question de savoir si ses filles reprendront la relève, Magda feint de ne pas entendre puis répond, peinée: «Les temps sont différents. Elles ont leur vie devant elles. Moi ma vie est derrière moi.»