Sciences / Culture

Le trou noir d'«Interstellar» n'est pas si réaliste que ça

Temps de lecture : 4 min

Malgré un marketing savamment léché autour de la prétendue acuité scientifique d'un trou noir mis en scène dans le film de Christopher Nolan, ce dernier ne serait en fait pas aussi révolutionnaire que le proclame la presse.

Le trou noir modélisé dans le film «Interstellar».
Le trou noir modélisé dans le film «Interstellar».

C'est peu dire que le très attendu Interstellar de Christopher Nolan, en salles depuis ce 5 novembre, a fait l'objet d'une campagne marketing intensive. Pour le dire clairement: ils en ont fait des tonnes. Et on les comprend: on était également excité comme une puce à l'idée de voir ce film que l'on compare déjà à L'Odyssée de l'espace (certes, comme à peu près tous les opus de science-fiction) ou, encore mieux, pour l'effet madeleine, au Contact de Zemeckis.

Mais cet enthousiasme n'empêche pas de remarquer les incongruités d'une promotion un poil too much. En particulier sur un point qui ne tolère aucune interprétation hasardeuse: l'acuité scientifique. Or c'est précisément sur ce point que l'équipe d'Interstellar a insisté pour attirer à elle les amateurs d'espace.

Dans un article enjoué et largement relayé aux Etats-Unis comme ailleurs, Wired a par exemple révélé les coulisses de la création de l'une des guest-stars d'Interstellar: un trou noir (l'histoire est déjà un peu partout mais ne lisez pas la suite si vous désirez découvrir le film dans son intégralité au cinéma).

Le site raconte ainsi comment, à l'instar de Carl Sagan qui a écrit le bouquin à l'origine du film Contact, Christopher Nolan s'est retrouvé confronté à la question suivante pour son film: comment faire voyager rapidement dans l'espace des protagonistes à la recherche de nouveaux mondes? Et comme Sagan pour Contact, le réalisateur s'est tout naturellement tourné vers l'option trou noir, ainsi que vers l'un des pontes en la matière: l'astrophysicien Kip Thorne (le genre de gars à faire des paris avec le célèbre Stephen Hawking).

Comme nous l'expliquions dans un récent article sur les trous noirs, l'une des hypothèses sur laquelle planchent très sérieusement certains astrophysiciens est en effet que ces objets cosmiques soient les extrémités de «passages vers un autre endroit dans le cosmos». Ces trous de ver, puisque c'est ainsi qu'on les désigne, permettraient de s'affranchir de la vitesse de la lumière, cadence indépassable dans toute la galaxie, pour se rendre dans des lieux à des années-lumière de nous dans l'univers. Une sorte de raccourci.

La question étant: comment visualiser le tout, dans la mesure où l'on ne sait pas du tout, par définition, ce qu'il se produit à l'intérieur d'un trou noir?

Or selon Wired, la modélisation de l'un des trous noirs (Gargantua, dans le film), après des tonnes d'équations, des centaines heures de rendu et tout autant de téraoctets (To) de données (pour info, 1 To équivaut à près de 1.000 Go), serait non seulement réussie, mais aurait également permis rien de moins que «la simulation la plus fidèle de ce à quoi pourrait ressembler un trou noir». Qui mènerait carrément à une «découverte scientifique, surenchérit Wired, qui permet d'apprendre au grand public de la vraie et véritable science».

L'histoire est belle, mais malheureusement, tout le monde n'est pas d'accord avec cette version. En particulier Jean-Pierre Luminet, spécialiste français des trous noirs qui travaille au Laboratoire d'Astrophysique de Marseille, et que nous avions interrogé à l'occasion de nos précédents articles sur le sujet.

Sur son blog hébergé chez Futura Sciences, l'astrophysicien l'affirme sans détour (et en majuscules):

«[...] la "simulation numérique d’une précision sans précédent” d’Interstellar [n'est] en aucun cas RÉALISTE

Et le chercheur a de sacrés arguments dans sa besace: il explique, lien à l'appui, avoir été «le premier à réaliser une simulation numérique réaliste d’un trou noir» similaire à celui d'Interstellar, à savoir un trou noir entouré d'un disque de matière, ou disque d'accrétion (voir photo ci-dessous). Réalisation publiée en 1979 dans la revue spécialisée Astronomy and Astrophysics. Et qui a par la suite servi de base à la réalisation d'une simulation vidéo, dans les années 1990.

Fort de tout ce boulot, Jean-Pierre Luminet explique que le trou noir d'Interstellar n'est pas tout à fait valable dans la mesure où il ne prend pas en compte l'ensemble des caractéristiques d'un disque d'accrétion se formant autour d'un trou noir qui aspire, comme nous l'expliquions il y a quelques jours, la matière d'une étoile située à proximité. Brillant d'une égale lumière blanche dans le film de Nolan, le disque devrait en fait être asymétrique, présentant diverses intensités lumineuses en raison de la rotation de la matière et «un profil de température, de couleur et de luminosité variant fortement en fonction de la distance au trou noir», écrit le scientifique français.

La simulation de Jean-Pierre Luminet, telle que publiée dans un article de Astronomy and Astrophysics, publié en 1979.

Kip Thorne lui-même reconnaît d'ailleurs cette erreur de modélisation. Moins emphatique que Wired, le scientifique modère le réalisme scientifique de son travail et reconnaît, dans des mails envoyés à Jean-Pierre Luminet, que certains effets ont «été négligé[s] dans les images, parce que (comme [Jean-Pierre Luminet l'a] déjà démontré il y a longtemps), cela rend le disque fortement asymétrique, ce que le grand public aurait plus de mal à comprendre».

En clair: le cinéma reste du cinéma, avec son lot d'impératifs visuels pas toujours compatibles avec la réalité d'un phénomène montré à l'écran. Surtout quand ledit phénomène est un trou noir, jusque-là observé uniquement de façon indirecte!

Le pire dans tout ça, c'est que cet ajustement hollywoodien n'a rien de grave, ou de blasphématoire: il est juste normal. Et surtout (vu que je vous entends déjà râler et me qualifier de briseuse de rêves), cela n'enlève rien à la qualité du travail réalisé conjointement par les scientifiques et l'équipe de Nolan, ni à la beauté d'un film sur l'espace, ni à l'enthousiasme que ce dernier peut susciter. Ni, surtout, à cet incroyable défi qui consiste à placer des concepts scientifiques exigeants au coeur d'un scénario, en faisant simplement confiance en l'intelligence et la capacité d'émerveillement du spectateur.

Juste: ça ne servait à rien d'en rajouter en racontant des bêtises pour nous attirer dans les salles de ciné.

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