Il y a 25 ans, le Mur tombait. Les murs de 16 stations fantômes de métro s’effondraient dans la foulée.
Le Mur a été construit pour empêcher les habitants de l'Est de passer à l'Ouest. Pour la même raison, il fallait bâtir une forme de mur dans le réseau souterrain pour éviter un exil massif à l'Ouest.
La ligne 2 du métro ne posait pas de gros soucis. Traversant la ville d’ouest en est, elle sera scindée en deux: la ligne Ouest s’arrête désormais à Gleisdreieck à quelques encamblures du Mur et la ligne Est s’interrompt à Mohrenstraße de l’autre côté du Mur. Un mur souterrain matérialisait la fracture.
«Dernière station à l'Ouest»
Les lignes 6 et 8 sont nettement plus problématiques. Partant et débouchant à l’Ouest, elles cheminent à travers la zone Est. La RFA aurait pu choisir de les fermer, mais elles déservent des zones importantes, reliant Wedding à Kreuzberg pour la ligne 6 et Wedding à Neukölln pour la ligne 8. En échange du paiement d'un droit de passage très élevé, elles pourront continuer à rouler, mais sans s'arrêter aux stations situées à l’Est.
«Dernière station à Berlin-Ouest», annoncent les haut-parleurs avant que le métro ne s’enfonce dans les stations grises. Les voyageurs de l’Ouest sont sidérés par le spectacle de ces quais vides, autrefois bondés (Alexanderplatz, Rosenthaler Platz, Janowitzbrücke…) où le train ralentit mais ne s’arrête pas.
Les «Geisterbahnhöfe» (stations fantômes), comme les usagers les ont baptisées, n’ont rien des lieux abandonnés du Berlin d’aujourd’hui. Impossible d’y faire du tourisme ou de l’urbex, les autorités de la RDA comprennent vite que ces tunnels de métro qui débouchent sur l’Ouest sont une voie parfaite d'évasion. Les entrées des stations sont entièrement murées et des gardes regardent placidement passer les trains.
L’Est impose ses conditions: les trains doivent rouler à 30 km/h dans les stations fantômes, ce qui est juste assez rapide pour que personne ne puisse s’y agripper, mais assez lent pour que les gardes puissent toiser les passagers.
La loyauté de ces derniers est toute relative. Dans les premières années après l’édification du Mur, de nombreux gardes profitent de leur patrouille pour fuir dans les tunnels à l’Ouest. La RDA décide que les gardes sont aussi suspects que les citoyens qu’ils sont censés garder. Les surveillants sont emmurés et regarderont désormais passer les trains depuis un bunker placé sur le quai.
Les stations fantômes ne sont que l’épisode le plus fameux de cette guerre froide souterraine. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le réseau de transports berlinois est écartelé entre les deux grandes puissances. Les Soviétiques s’emparent du S-Bahn (l’équivalent du RER), tandis que le U-Bahn (le métro) est placé sous administration occidentale. Une collaboration encore plus compliquée qu’entre la RATP et la SNCF.
S’ouvrent alors une quinzaine d’années de guerre froide des transports, avant que le Mur ne vienne séparer définitivement les deux réseaux. La lutte entre les deux puissances se matérialise sur les cartes du réseau.
Les Soviétiques renomment la «Frankfurter Allee», devenue la «Stalinallee», plus conforme à son nouveau statut. La carte du U-Bahn, éditée par l’Ouest, refuse de prendre acte du changement, laissant en gros «Frankfurter Allee» avec un minuscule «Stalinallee». Le plan fait l'impasse sur les connexions avec le S-Bahn, comme rayé de la carte.
Plan du réseau U-Bahn de l'Ouest en 1953. La station Frankfurter Allee est tout à droite sur la ligne E.
Plan du réseau S-Bahn de l'Est en 1955.
Ces magnifiques cartes du réseau, et beaucoup d'autres, sont archivées par le site Berliner-verkehr.de. Un trésor pour les fans pour les fans d'histoire et de mapporn.
L'Ouest bloque les conductrices de tramway
La RDA fait preuve d’un art subtil de la provocation dans sa politique de transports. Le 15 janvier 1953, la régie des transports de l’Est place des femmes aux commandes de ses tramways voyageant vers l’Ouest. La RDA sait pertinemment qu’une loi de Berlin-Ouest interdit aux femmes de conduire des transports en commun. L’Ouest est pris au piège de son conservatisme: les tramways sont arrêtés à la frontière par les autorités occidentales et renvoyés vers l’Est.
Dès le lendemain, le réseau de tramway est officiellement scindé en deux. Quelques semaines plus tard, les lignes de bus sont elles aussi coupées et s’arrêtent désormais à la frontière. Ce n’est que dans la nuit du 12 au 13 août 1961 que le réseau souterrain suivra. L’historien Jean-Paul Burdy en fait le récit:
«L’Ordre n°3 du 12 août 1961 du ministère de l’Intérieur de la RDA: “Pour la mise en œuvre des mesures de contrôle et de sécurisation”, stipule que la fermeture officielle de la frontière prendra effet à trois heures du matin le dimanche 13 août. Parvenu vers minuit aux régulateurs ferroviaires, il entraîne la mise au rouge des signaux de voie, et l’arrêt immédiat, en pleine voie ou dans la gare de Friedrichstrasse, des trains et des rames du S-Bahn et du U-Bahn se dirigeant vers l’Ouest. Les passagers ont interdiction de descendre des rames avant que des contrôles de police n’aient eu lieu. Nombre de Berlinois de l’Ouest qui étaient allés au spectacle ou au cinéma à l’Est ce samedi soir s’y retrouvent donc bloqués.»
Une fois la fracture actée, les plans de métro vont devenir des monuments de surréalisme: la régie de l’Ouest dessine sur ses cartes des stations fantômes (marquées par des croix) et des lignes inaccessibles (ronds blancs), tandis que la régie de l’Est cherche à gommer au maximum cette excroissance gênante qui empêche son réseau de s’épanouir, Berlin-Ouest.
Plan du réseau U-Bahn de l'Ouest en 1966.
Plan du réseau S-Bahn de l'Est en 1989. Berlin-Ouest est réduit à une sorte de banane, écrasé par les lignes de S-Bahn.
L’Est garde un embryon de métro, avec seulement deux lignes qui convergent à Alexanderplatz: la partie orientale de l’ancienne ligne 2 et la ligne 5.
Plan du U-Bahn de l'Est, juste après l'érection du Mur, en décembre 1961.
Le boycott du S-Bahn
Le S-Bahn, géré à l’Est mais qui encercle l’Ouest avec son Ring faisant le tour de la ville, devient un enjeu politique. En 1961, Willy Brandt, bourgmestre-gouverneur de Berlin-Ouest, exhorte ses citoyens de boycotter le réseau de transport:
«Celui qui donne notre argent pour un ticket du S-Bahn, finance aussi le Mur et les barbelés d’Ulbricht [le dirigeant de la RDA]!»
De violentes manifestations ont lieu dans les stations pour dissuader les voyageurs d’emprunter le S-Bahn.
D’après Jean-Paul Burdy, la fréquentation chute en une semaine de 80%. Le boycott est ruineux pour la régie de l’Est:
«Le S-Bahn-Ouest ne retrouvera jamais sa clientèle: 500.000 voyageurs par jour en moyenne avant le Mur, quelques dizaines de milliers après, à peine 10.000 après la grève de 1980 [...] Pour la Reichsbahn, le prix est de plus en plus élevé pour maintenir, à Berlin-Ouest, le “drapeau de la RDA”.»
A la suite d’une grève en 1980, la régie de l’Est, exsangue, doit fermer 70 km de lignes du S-Bahn à l’Ouest, soit rien de moins que la moitié du réseau. Une partie de ces voies seront reprises par l’Ouest en 1984, avant qu’en 2002, le Ring soit enfin reconstitué et que le métro berlinois embrasse sa forme contemporaine.
Plan du réseau de la BVG en 2002, juste après la fermeture du Ring.
Warschauer Strasse en porte encore les stigmates
Comme le Mur qui n'est plus présent qu'en de rares endroits, la fracture souterraine de Berlin a été totalement résorbée, pour ne pas dire effacée. Les stations abandonnées ont retrouvé leur activité frénétique et Alexanderplatz ressemble plus à Châtelet-Les Halles qu'à un train fantôme. Seule une exposition gratuite dans les couloirs de la station Nordbahnhof entretient la flamme des Geisterbahnhöfe.
Mais le vrai mémorial de cette Guerre froide souterraine pourrait se situer à la station Warschauer Strasse, sur ce pont interminable qu'empruntent chaque week-end des milliers de fêtards pour passer du U-Bahn au S-Bahn. 10 minutes de marche entre les quais d'une même station, comme un symbole de cette historique division entre les deux réseaux.
Reste un héritage fort de cette période: à Berlin, le tramway ne roule étonnamment qu'à l'Est. Sa carte ressemble davantage à celle d'un train de banlieue qu'à un transport de centre-ville.
Carte du réseau tram de la BVG, 2014.
Jugé ringard, le tramway a été abandonné par la RFA en 1953, qui préfère privilégier les autobus et surtout l'automobile. La RDA, faute de pouvoir produire assez de voitures, fera le choix de garder son vieux tramway. Avant qu'au tournant du siècle, ironie de l'histoire, ce moyen de transport ne revienne à la mode au nom de l'écologie et de la qualité de vie.
Aujourd'hui, le Mur a disparu mais les inégalités persistent: c'est à l'Est, dans les rues désormais très bourgeoises de Prenzlauer Berg, qu'on a le plus de chances de tomber à vélo, les roues prises dans un rail de tram.