Je dois reconnaître ici que Wallace et moi sommes amis et qu'on se prête littérairement main forte. J'ai lu une première version du Billionaire's Vinegar et j'ai fait quelques suggestions, comme il m'a offert une petite bafouille sur Au Revoir to All That, mon dernier livre publié. Je ne suis pas ami avec le plaignant de 82 ans mais j'ai eu le plaisir de le rencontrer à de nombreuses occasions et je l'ai toujours considéré comme un personnage très avenant. Broadbent, grand et élégant, est l'éminence grise des vins fins, admiré pour l'étendue de son expérience et aimé pour ses manières so british: il va au travail tous les jours en vélo et traverse le centre de Londres vêtu d'un costume fait sur mesures et d'un chapeau mou; prenant quotidiennement, à la pause-café du matin, une gorgée de Madère ou de Champagne.
Broadbent, responsable du si convoité diplôme de Maître des vins, a probablement goûté plus de raretés que quiconque en vie aujourd'hui, et sans doute même que n'importe qui dans l'histoire. Après près de six décennies dans le marché du vin, il a rassemblé environ 100 000 notes de dégustation sur des bouteilles dont certaines datent du XVIIe siècle. Et Broadbent n'a jamais été timide quand il s'agissait de claironner sur son expertise «Vous reconnaissez Churchill, Eisenhower ou De Gaulle à la minute où vous les voyez», avait-il dit dans le portrait que lui avait consacré le New York Times en 2002. «Je reconnais certains vins à la première gorgée et même souvent avant de les goûter, quand ils coulent dans mon verre, au moment du nez. Je doute m'être jamais trompé sur un Mouton 1945 ou un Mas de Domaine Gassac 1982.»
Mais comme le Billionaire's Vinegar le fait clairement remarquer, être capable de reconnaître au nez un vin du XXème siècle que vous avez goûté plusieurs fois est une chose; tenter de vérifier l'authenticité d'un Bordeaux de 200 ans que vous n'avez jamais rencontré en est une autre. En 1985, un agent de rock-star reconverti en marchand de vins du nom de Hardy Rodenstock prétend posséder quelques bouteilles qui auraient appartenu, dans le temps, à Thomas Jefferson. Il ne dit pas qui lui a vendu les bouteilles, toutes gravées des initiales Th.J ; il dit simplement qu'elles ont été découvertes derrière un mur, dans une cave à Paris, dans un lieu qu'il tient secret. Même si Rodenstock se fait avare en détails et si très tôt de nombreuses personnes font état de leur scepticisme, y compris un éminent chercheur de Monticello, Broadbent était convaincu de l'authenticité des bouteilles et vendit trois d'entre elles. La première, supposée être un Château Lafite 1787 fut mise aux enchères chez Christie's, à Londres, en décembre 1985 — Broadbent tenait le marteau de commissaire priseur. Malcolm Forbes l'acheta pour 156 450 dollars, ce qui reste le record d'enchères pour une simple bouteille. Rodenstock vendit ensuite plusieurs bouteilles directement, quatre d'entre elles terminèrent dans les mains du milliardaire et industriel américain William Koch.
En 2005, Koch apprenait que Jefferson, qui notait précisément tous ses achats de vin, n'avait jamais fait référence à aucune des bouteilles de Rodenstock. Koch engagea quelques enquêteurs pour tester la marchandise et il fut prouvé que les initiales sur les bouteilles étaient des faux – elles avaient été gravées à la machine. Sur le base de ces découvertes, Koch poursuivit pour fraude Rodenstock, il y a trois ans. Le procès initial se termina sur un vice de forme et Koch, l'an dernier, engagea de nouvelles poursuites toujours en cours. Les fins limiers de Koch découvrirent aussi un détail troublant: Rodenstock était un pseudonyme, l'homme était né Meinhard Goerke.
Comme Wallace l'atteste méticuleusement, Broadbent s'est constamment, et avec insistance, porté garant, pour Rodenstock, de l'authenticité des bouteilles de Jefferson. Il dénigrait le chercheur de Monticello qui remit en cause l'authenticité des vins et qui porta l'affaire à la connaissance de la presse. Alors qu'il faisait des affaires avec Rodenstock, Broadbent bénéficiait de ses largesses. Rodenstock était célèbre dans les cercles œnologiques pour les marathons de dégustations de vins qu'il organisait, des baroqueries sur plusieurs jours où les vins du XVIIIème siècle étaient très présents. Broadbent participait à ces bacchanales, faisait office d'autorité à demeure et en revenait avec des notes de dégustation sur de nombreux très vieux, très rares et très chers vins. Si, comme il semble aujourd'hui difficile de le nier, Rodenstock était un escroc et un trafiquant de vins contrefaits, ces notes de dégustations n'ont plus aucune valeur.
Mais contrairement à ce qu'affirme Broadbent dans son accusation, The Billionaire's Vinegar ne sous-entend pas qu'il était consciemment complice de Rodenstock. Le portrait qu'il dessine est plutôt celui d'un homme qui laisse ses espoirs et son zèle de compétiteur obscurcir son jugement. Pour d'évidentes raisons, être le commissaire priseur de vins qui auraient appartenu à Jefferson promettait de couronner la gloire de son illustre carrière et, ayant joué sa crédibilité dans ces bouteilles, il était compréhensible que Boradbent ne souhaite pas envisager la possibilité qu'elles étaient des faux. (Dans une interview l'an dernier avec Jon Bonné du San Francisco Chronicle, Broadbent a défendu sa décision de vendre les vins mais concédait qu'on n'en savait pas assez sur les circonstances de la découverte de leur cachette. « Nous n'avions pas la preuve de leur provenance », disait-il). Dans le récit de Wallace, Broadbent a été induit en erreur par son enthousiasme et a été dupé par un criminel très accompli.
Plus loin, Broadbent ne fut pas le seul à se faire avoir. Le cercle de copains de dégustation de Rodenstock incluait certains des collectionneurs les plus aguerris de la planète, et il a aussi réussi à leurrer bon nombre des éminents critiques œnologiques qui participaient à ces sauteries, y compris James Suckling du Spectator et le plus grand d'entre eux, Robert Parker. Pendant ces dégustations, Rodenstock insistait pour ramasser les bouteilles vides et refusait que les invités examinent les bouchons, un comportement qui aurait dû paraître suspect. D'un autre côté, si les vins servis étaient en effet des contrefaçons, elles étaient convaincantes. Parker a participé à une dégustation de Rodenstock en 1995 et a donné 100 points à un magnum de Château Pétrus 1921. Mais Château Pétrus ne croit pas qu'un seul magnum ait été produit en 1921. Dans une récente interview au New Yorker, voici deux ans, Parker a réaffirmé que le vin était «merveilleux» et a déclaré que s'il s'agissait d'une bouteille factice, Rodenstock était un faussaire remarquablement talentueux. «Si c'était un faux», disait Parker, «cela devait être un mélange». La leçon, ajoutait-il, était que même le plus accompli des critique œnologique n'était pas infaillible.
La fraude en matière de vin n'est pas comme la fraude artistique. Avec le vin, on a de multiples originaux, et les plus vieux n'ont pas toujours été embouteillés et étiquetés de la même manière. (Dans le passé, beaucoup de vins aujourd'hui prestigieux comme Pétrus étaient vendus en tonneaux aux marchands qui les embouteillaient et conditionnaient eux-mêmes.) La documentation sur la provenance est souvent limitée voire inexistante, et on trouve peu, voire pas de connaissance universitaire sur laquelle s'appuyer. Plus loin, un même vin peut évoluer différemment selon les bouteilles et l'évaluation des vin est fondamentalement un exercice subjectif qui implique deux outils capricieux: le nez et la bouche. Quand les vins en question sont vieux de plusieurs dizaines d'années, voire de siècles, et n'ont été goûtés que par très peu de personnes vivantes, si ce n'est par aucune, les évaluations ne sont rien d'autre que des conjectures érudites. Je suspecte fortement Rodenstock d'avoir perpétré ce canular motivé en partie par le fait de tromper des autorités reconnues, telles Broadbent et Parker.
L'ironie de la chose, c'est que les droits britanniques du Billionaire's Vinegar n'ont pas été vendus, peut-être parce que les éditeurs anglais ont eu peur que soit Broadbent soit Rodenstock (ou les deux) tirent avantage des célèbres et rigoureuses lois en matière de diffamation britanniques pour soulever tous les griefs qu'ils avaient contre le livre. Mais selon le Daily Mail, 2000 exemplaires ont déjà été vendus en Grande-Bretagne (le livre est disponible sur Amazon et certains libraires en chair et en os en ont fait des stocks), et c'est pour cela que Broadbent a pu déposer sa plainte à Londres. Ni lui ni son avocat n'ont voulu commenter l'affaire, et Wallace s'est vu conseiller de, lui aussi, bouchonner ses remarques.
Robert Parker, dans un commentaire sur son site Web, a dit que le procès était «une erreur» qui n'aura comme effet que de renforcer l'intérêt porté à la «relation privilégiée de Broadbent et du mystérieux Hardy Rodenstock.». Puisque Broadbent est aujourd'hui d'humeur litigieuse, c'était une assertion dangereusement connotée, mais Parker avait raison. La réputation de Broadbent a été ternie par son imbroglio avec Rodenstock, mais le malheureux dénouement de sa carrière ne diminue en rien ses succès. Il a accumulé une somme inégalée de connaissance et d'expérience et a servi la cause du vin fin et des bons breuvages avec classe, humour et aplomb. Ce n'est pas son expérience et sa connaissance qui l'ont trompé dans l'affaire Rodenstock; c'est son jugement, et même si l'épisode a laissé une marque indélébile sur sa réputation, il n'amoindrit pas ses réalisations antérieures ou ne le rend indigne de respect. Mais en poursuivant Wallace en diffamation, il ne fait qu'attirer un peu plus d'attention sur la couleur de la tâche.
Mike Steinberger
Traduit par Peggy Sastre