Considérée officiellement comme un gros mot par les syndicats étudiants et un rempart inacceptable à la démocratisation face à l’éducation, la sélection dans l’enseignement supérieur est souvent présentée comme un épouvantail... qui fait de moins en moins peur.
Deux articles méritent d’être lus pour mieux comprendre de quoi il est question au-delà des indignations pavloviennes face à cette idée. Le premier est signé Jean-François Méla, mathématicien et expert des questions universitaires: «Pourquoi la sélection peut être la solution», qui est une réponse à une interview parue récemment de deux présidents d’université (à la tête du comité StraNES, Stratégie nationale de l’enseignement supérieur), soutenant que «la sélection n’est pas la solution».
Il remarque, à la suite d'autres observateurs, un paradoxe du système français.
D’une part les titulaires de bac techno et pro sont peu nombreux à poursuivre des études dans des filières auxquelles ils sont pourtant destinés en priorité. «Aujourd’hui, seule une minorité va dans les IUT et les STS», bien qu’en 2008 un décret ait ouvert l’admission de droit en IUT aux bacheliers techno et en BTS aux bacheliers pro ayant obtenu une mention Bien ou Très Bien.
D’autre part ces bacheliers des filières technologique et professionnelle qui choisissent la fac (sans sélection) «courent à l’abattoir dans les filières de licence, et toutes les réformes pédagogiques n’y changeront rien»: leur taux de réussite en licence y est effectivement très faible (13,5% pour les bacheliers techno et 4,6% pour les bacheliers pro).
La réalité, c’est que ce sont les bacheliers généraux (S en particulier) qui sont majoritaires en IUT, même après ce décret. Par un incroyable effet pervers découlant des bonnes intentions anti-sélection, les bacheliers généraux se détournent des facs (non-sélectives) pour aller vers ces IUT (sélectifs) qui «sont devenus aujourd’hui des premières parties de licences sélectives». Jean-François Méla résume le paradoxe:
«C’est l’absence de sélection en licence qui a fait refluer des publics qui lui étaient destinés vers une filière sélective dont la finalité initiale était plutôt de former des techniciens supérieurs.»
On ne sélectionne pas, on oriente
Un autre universitaire bloggueur, Jean-Claude Dupas, enfonce le clou dans un billet savoureux intitulé «On ne sélectionne pas, on oriente». Il y rappelle comme son confrère qu’«une part non-négligeable [des étudiants est] entrée à l’université par défaut, pour n’avoir pas été accepté ailleurs.» Le bachelier pas pris ailleurs est donc invité à «se rabattre» sur l’université, ce qui la dévalorise encore plus dans l’esprit de ceux qui s’orientent vers des filières sélectives, précisément:
«On pourrait s’étonner de ce que les thuriféraires du zéro sélection ne s’émeuvent pas de formes variées de sélection réellement mises en pratique à l’abri du totem du refus de la sélection.»
En réalité, écrit l’auteur, «la sélection est, dans l’enseignement supérieur français, tout à la fois pratiquée ouvertement ET publiquement dénoncée, à droite comme à gauche. Tandis que tous vantent “l’orientation”».
De leur côté, les universités répondent à l'absence de sélection qui déverse les post-bac dans leurs amphis par «des filières pour lesquelles des contraintes pédagogiques d’organisation induisent une nécessaire sélection», poursuit Jean-François Méla.
Hypocrisie et hypersélectivité
Les deux auteurs notent que ces hypocrisies sur l’orientation cohabitent fort bien avec l’hypersélectivité des grandes écoles qui continuent de former l’essentiel des élites françaises (note amusante: élites qui, ensuite, ont la charge de réformer l’université…) Mais le caractère trompeusement consensuel de la non-sélection est cette fois trop mis à mal par le constat accablant de l’inégalité réelle du système. «Le sujet de la sélection est aujourd’hui à l’ordre du jour alors qu’il y a peu on ne pouvait même pas l’évoquer», observe Jean-François Méla.
C’est parce que les incohérences du système français apparaissent de plus en plus nettement dans les comparaisons internationales. «C’est en France, rappelle pour sa part Jean-Claude Dupas, que les résultats scolaires des élèves sont, parmi les pays de l’OCDE, les plus corrélés avec l’origine sociale.» Et ce bien en amont, donc, de l'enseignement supérieur.
La ségrégation scolaire se développe, et la ségrégation universitaire se poursuit sur le même mode: non avouée, dans un cadre qui reste officiellement «unique» et par la grâce des informations dont disposent les familles les mieux dotées en capital culturel comme disent les sociologues de l'éducation.
Le nombre d'étudiants qu'accueille l'université a chuté depuis des années 70, et rappelons que depuis 10 ans, comme nous l'écrivions en début d'année, la quasi-totalité de la croissance du nombre d’étudiants (80%) est due au secteur privé, c’est-à-dire aux écoles de commerce, paramédicales et sociales et d’ingénieurs. Ces écoles trouvent d’autant plus leur public qu'elles sont perçues comme plus efficaces et que la fac a mauvaise presse.