Culture

Le gothique dans l’église du papier bible

Temps de lecture : 7 min

A l'approche de la Toussaint, la collection de la Pléiade a ouvert ses pages aux textes fondateurs du «roman gothique». Des chefs d’œuvre célèbres (Frankenstein…) et méconnus, qui n’ont pas fini de secouer nos entrailles.

Boris Karloff en Frankenstein
Boris Karloff en Frankenstein

Frankenstein. Oui, bien sûr, sauf que c’est un peu comme…

–Marignan?

–1515!

–Avec quel roi?

–Euh… François Ier?

–C’est où Marignan?

–Euh…

–C’était contre qui?

–Euh…

Essayons.

–C’est qui Frankenstein?

–Ben, c’est lui, quoi!

–Perdu. Frankenstein est le nom de son créateur, le docteur Victor Frankenstein.

–Il s’appelle comment alors?

–Lui, il n’a pas de nom. C’est la créature, le monstre… Autre question: qui a écrit le roman?

–Euh…

Frankie goes to Hollywood

Mary Shelley –c’est l'auteure– est aujourd’hui une quasi-inconnue, alors que son monstre, depuis l’adaptation d’Edison jusqu’à celle de Coppola, en passant par la plus célèbre, celle de James Whale, est devenu une icône universelle, grâce au délicieux Boris Karloff. Qui se décline en mugs, tee-shirts, masques… Cas extrême de «vampirisme textuel», d’un auteur écrasé par sa création, qui a elle-même écrasé son créateur dans le roman, écrit Alain Morvan, responsable de l’édition des premiers romans gothiques dans la collection de la Pléiade.

Peur et Terreur

Londres, 1764. Horace Walpole publie Le Château d’Otrante, premier roman gothique. Texte fondateur, qui pose les bases du genre: architectures menaçantes et sublimes (coucou, la cathédrale gothique), innocence persécutée, religion intrusive, présence du surnaturel, nuit, destin cruel. Le tout avec un soupçon d’exotisme et parfois d’érotisme. Surtout, le genre fait appel à «ce qu’il y a de plus profond, de plus ancien, de plus primal chez l’homme, c’est-à-dire la peur.»

Walpole a d’emblée une «intuition géniale», celle d’ériger le château en «emblème de tout ce qui entrave la circulation de l’individu mais aussi en lieu d’élection du pouvoir absolu, cette manie continentale dont l’idée seule fait trembler». Les souvenirs des cachots de l’Inquisition feront le reste. Profondément carcéral, l’univers du gothique terrifie.

La fin du 18ème siècle est aussi un moment de Terreur. Véhiculées par les récits des Émigrés, les images de la Révolution et de sa guillotine fascinent les Anglais, autant qu’elles les révoltent. Alain Morvan dans l'introduction:

«On ne peut pas comprendre le roman gothique sans la Révolution française et ses aspects sanglants. Dans Le Moine [de Matthew Lewis], la mère supérieure, coupable de mille tortures, est mise en pièces par la populace. Cette peur de la foule vient juste après les massacres de septembre 1792, que Lewis connaissait bien. Certaines analyses de Frankenstein font du monstre une représentation du peuple qui se révolte et massacre tout sur son passage...»[1]

A l’inverse, une lecture marxiste conduira à voir dans son physique disgracieux «l’image du peuple exploité et méprisé.» Quoi qu’il en soit, le sang qui abreuve le sol de Paris irrigue les pages de la littérature anglaise.

Shakespeare et le Grand Tour

La peur se décline dans un univers macabre, encombré de cadavres, rougi de flaques de sang. Le théâtre élisabéthain et jacobéen porte cette tradition, tellement étrangère au classicisme français. «C’est l’opposition classique entre Shakespeare et Racine», explique Alain Morvan à Slate.fr. A l’inverse de la tragédie racinienne où tout se joue en coulisses, le dramaturge anglais met au premier plan des spectres ou sorcières (Hamlet, Macbeth…) et n’hésite pas à verser le sang: «dans Richard III, on décapite presque les gens sur scène!» S’y ajoute la création de types promis à un riche avenir, de l’innocence persécutée (Ophélie…) au scélérat («villain»). A ce dernier, le gothique donnera «une sorte d’aura mystérieuse, qui peut confiner à la grandeur.»

Au surnaturel et au sanglant, s’ajoute l’exotisme, source de pittoresque, plus encore de paysages sublimes. Vathek (William Beckford) succombe à la mode de l’orientalisme, Le Château d’Otrante et L’Italien (Ann Radcliffe) se déroulent en Italie, Le Moine (Matthew Gregory Lewis) en Espagne, Frankenstein dans les glaces des Alpes et du Pôle nord. Ce n’est pas un simple effet de mode. Issus de milieux aisés, les romanciers gothiques forment un cercle, érudit, qui se fréquente, s’enrichit, se lance des défis. Ils sont doués d’un solide bagage culturel et d’une forme d’esprit cosmopolite qui doit beaucoup à la tradition du «Grand tour», celui qu’effectuent les fils de bonne famille en quittant l’Angleterre pour découvrir l’Europe. A cette «sensibilité, cette esthétique partagées, s’ajoute la capacité très particulière des écrivains anglo-saxons à conter, particulièrement évidente dans le genre de la nouvelle, où ils excellent», explique Alain Morvan.

Des romanciers libres

Autre point commun, leur non-conformisme est patent, de la bisexualité tapageuse de Beckford (l’homosexualité est alors interdite) à l’audace de Mary Shelley qui fuit l’Angleterre avec un jeune homme marié et père de famille alors qu’elle n’a pas 17 ans... Avec lui, elle découvrira les Alpes et leur «sublime grandeur» gothique. Mary Shelley vient d’un milieu libéral, son père William Godwin étant le «maître à penser des radicaux et le théoricien de l’anarchisme philosophique.» Quant à sa mère, Mary Wollstonecraft, elle fut «avocate de la Révolution française et, plus encore, théoricienne ardente de la cause des femmes, auteur, entre autres, d’une Défense des droits de la femme (A Vindication of the rights of woman, 1792).»

Le cauchemar, de Füssli

Brusquement, Alain Morvan glisse un scoop du 18ème siècle: la mère de Mary Shelley était la maîtresse de Füssli! Avec qui elle aurait eu «des expériences sexuelles riches et diversifiées…» Et voilà comment les petites filles s’endorment, des pensées gothiques plein la tête.

Des Lumières à l’ombre

Faut-il s’étonner dès lors que le gothique flirte avec les interdits? Son rapport à la science, pour le moins ambigu, témoigne d’un refus de «la vision newtonienne d’un monde organisé et rassurant par la rationalité qui le gouverne.» Si le roman gothique suit le mouvement des Lumières, accompagne la Révolution industrielle et les progrès de la science, c’est pour mieux préférer l’obscurité. Mary Shelley connaît les grands savants de son temps et ce n’est sans doute pas par hasard que les premières lettres de Frankenstein évoquent l'inventeur du paratonnerre, Franklin. L’Encyclopédie dressait le catalogue du monde dont elle chassait la peur: le gothique la ressuscite, par une science désaxée.

Autre chemin de la connaissance, la sexualité conduit, elle aussi, au désastre. Elle est déviante, dangereuse. L’étrange asexualité de Frankenstein l’amène à devenir père sans procréer. Dans Vathek flotte le parfum du «vice étranger» de l’homosexualité.

«C’est très ambigu. Vathek fait déshabiller 50 jolis garçons, il se déshabille avec eux, les tripote, puis les fait jeter dans le vide!»

Le roman gothique, qui a fait exploser le tabou du suicide, se régale de celui de l’inceste. Dans Le Moine, Lewis «prend un plaisir sadien, au sens littéral du terme, à faire du prédateur sexuel et de sa victime un frère et une sœur qui s’ignorent. Et ce n’est pas pour rien que John William Polidori fait du héros d’Ernestus Berchtold (1819) un personnage oedipien.» Toujours associé à l’idée de souffrance et de victimes, le sexe crée le malaise et, surtout «il rend les personnages vulnérables».

Les enfants du gothique

Le succès du roman gothique lui vaut une descendance féconde. Il enrichira d’abord le roman traditionnel, avec Jane Eyre (C. Brontë), Les Hauts de Hurlevent (E. Brontë), ou De Grandes Espérances (Dickens). Sans oublier Le portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde) ou L'étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde (Robert L. Stevenson). Plus près de nous, Stephen King est «bien sûr, influencé par la littérature gothique.»

En France, le «savant fou» fait bien vite les délices des romans d’anticipation tandis que l’innocence persécutée et les joies de l’arbitraire alimentent le roman de l’erreur judiciaire, ancêtre du roman policier. Maupassant revisite le double dans Le Horla et même un esprit aussi empreint de positivisme que Jules Verne s’adonnera à un Château des Carpates d’une électrique gothicité. L’œuvre d’Honoré de Balzac, qui rend explicitement hommage à Ann Radcliffe, est empreinte d’étrangetés, comme La Peau de chagrin ou La Recherche de l’absolu. Et son œuvre comprend «des allusions permanentes à la guillotine. C’est quasiment obsessionnel!», s’enthousiasme Alain Morvan.

Alain Morvan cite d’autres descendances, plus ou moins attendues. La série Twilight («j’en ai vu trois, c’est du gothique à l’eau de rose… »). Mais aussi les… mangas. «Les expressions des visages, qui traduisent des émotions extrêmes, viennent du gothique», confie-t-il. Et le gore? «Oui, bien sûr. J’avais parlé de l’esthétique gore, mais la Pléiade n’a pas voulu que je mette ce mot!» Le cinéma expressionniste? Moins convaincu, il cite La Comtesse, ce «magnifique film de Julie Delpy. Il y a tout: le château, la poursuite, le cachot, le sang, la séduction…»

Le gothique contre Ebola

La survivance multiforme du genre dit surtout la persistance aujourd’hui d’un «malaise existentiel. Le gothique crée des peurs artificielles, qui sont évidemment fictionnelles et faciles à juguler. C’est au fond rassurant au regard de peurs qui ne sont pas maîtrisables», explique-t-il, citant les angoisses liées au SRASS, au H1N1, à Ebola…. Déjà, en 1826, Le Dernier homme (Mary Shelley, 1826) évoquait la peur de la peste: «Profondément gothiques, les histoires de vampire véhiculent l’image de la contagion et des épidémies. C’est un élément non négligeable de leur succès.»

Frankenstein créant de toutes pièces, hors sexualité, un être qu’il faut bien qualifier d’humain n’est pas étranger non plus à nos interrogations sur la génétique et la procréation en laboratoires. N’oublions pas le titre complet: Frankenstein ou le Prométhée moderne. Le génie de Mary Shelley est d’avoir mêlé plusieurs mythes (la Création, Pygmalion et Galathée, Prométhée, Faust, le Golem…) pour en inventer un autre, tout aussi surhumain, et qui trouve sa résonance dans nos questions existentielles du jour. «Elle crée un nouveau mythe, celui d’une créature qui échappe à son maître, devient son égal puis le persécute jusqu’à mourir avec lui!»

Aujourd’hui, Mary Shelley nous glacerait le sang avec de la GPA et des OGM. Et nous serions, à nouveau, captivés. «Le plus grand risque que l’on court en ouvrant un roman gothique, c’est de ne pas le refermer», conclut Alain Morvan.

Frankenstein et autres romans gothiques,

La Pléiade, 65 euros (58 euros jusqu’au 31 janvier 2015). Introduction, traduction, notices et notes d’Alain Morvan. On espère un volume 2, avec le Vampire de Polidori (1819) et le Dracula de Bram Stoker (1897).

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Ailleurs en Pléiade, le macabre n'est en reste: sont également éditées les Œuvres complètes de François Villon («La pluie nous a débués et lavés / Et le soleil desséchés et noircis / Pies, corbeaux, nous ont les yeux cavés / Et arraché la barbe et les sourcils.»), sans oublier Justine et autres romans, du marquis de Sade. De quoi survivre à Halloween.

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