Une certitude: le virus Ebola ne se transmet pas par l’intermédiaire de l’air expiré. Ce n’est pas un virus «aéroporté». Une inquiétude: comment faire pour qu’il n’emprunte pas, au sein de corps infectés, les mille et un chemins des voyages aériens? Le développement constant de l’épidémie dans trois pays d’Afrique de l’Ouest (la Guinée, la Sierra Leone et le Libéria) fait de cette question une équation à inconnues multiples. Au-delà de sa dimension sanitaire, elle comporte des aspects politiques, diplomatiques et économiques de grande ampleur. Elle concerne à la fois les vols aériens commerciaux et les vols sanitaires chargés de rapatrier les soignants occidentaux contaminés dans les trois pays massivement touchés –une assurance sans laquelle le flux actuel des volontaires se tarirait très rapidement.
Une équipe d’experts a tenté d’y voir plus clair. Dirigée par les Drs Isaac I. Bogoch et Kamran Khan (université de Toronto, division des maladies infectieuses), elle a publié ses résultats le 21 octobre sur le site de la revue médicale britannique The Lancet. Les experts ont réalisé une analyse de l’ensemble du trafic aérien international actuel et travaillé sur la base des données épidémiologiques africaines disponibles. Objectif: déterminer si les mesures préventives de dépistage imposées aux transports aériens au départ et à l’arrivée sont ou non utiles dans la lutte contre la propagation du virus.
Principale estimation statistique: chaque mois, trois personnes infectées quitteraient (via un vol international) les trois pays où sévit l’épidémie si aucun dépistage strict n’y était pratiqué dans les aéroports. Cette estimation serait toutefois à revoir à la hausse si la dynamique épidémique devait aller en augmentant, comme toutes les prévisions statistiques l’indiquent. Cette estimation a pris pour base les flux de près de 500.000 voyageurs qui ont volé sur des vols commerciaux à partir de la Guinée, du Liberia ou de la Sierra Leone en 2013. Elle a tenu compte des restrictions massives apportées aux dessertes aériennes internationales de ces pays depuis la progression de l’épidémie.
Ce travail souligne une évidence: le contrôle de l’épidémie doit se faire au plus près de sa source. Il est hautement plus efficient de dépister les passagers (à partir d’un simple contrôle thermique) dans les trois aéroports de départ (Conakry, Freetown et Monrovia) que de tenter de le faire dans les multiples aéroports des destinations finales des voyageurs. Et ce d’autant que les durées de vol sont courtes au regard de la période d’incubation de la maladie (jusqu’à 21 jours avant l’apparition de la fièvre, premier symptôme coïncidant avec une possible contagion).
Plus que des contrôles aléatoires aux arrivées, la réduction du risque consisterait, simplement, à améliorer via un soutien international les techniques et les conditions de dépistage dans les trois aéroports de départ –une mesure associée à une prise en charge médicale systématique des personnes ainsi dépistées.
Ces éléments rationnels n’ont pas toujours été entendus. C’est ainsi que plusieurs pays, dont les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ont annoncé la mise en place de système de dépistage à l’arrivée. Ces mesures ont été précipitées après la découverte du cas de Thomas Eric Duncan, citoyen libérien contaminé à Monrovia et pour lequel le diagnostic d’Ebola a été porté à Dallas avec plus de 48 heures de retard. Aujourd’hui décédé, cet homme avait effectué un trajet Monrovia-Dallas via Bruxelles sans présenter de symptômes et n’a contaminé personne durant les vols.
Pour sa part, le gouvernement français vient de décider de faire pratiquer un dépistage thermique à l’arrivée quotidienne du vol Conakry-Roissy, une mesure qui laisse sceptique les spécialistes et qui n’a pas été mise en œuvre aux différents points d’arrivée en France des personnes arrivant, indirectement, des trois pays africains. Plusieurs voix syndicales du personnel d’Air France réclament d’autre part aujourd’hui l’arrêt de la desserte Paris-Conakry pour réduire le risque de propagation de l’épidémie. Suivant la «recommandation du gouvernement», Air France avait déjà arrêté fin août sa liaison Paris-Freetown –au nom de l’évolution de la situation épidémiologique en Sierra Leone et de la logique du moindre risque.
Prenant la place de Marisol Touraine, ministre de la Santé, Laurent Fabius a pour la première fois pris la parole sur le sujet à Pékin, le 19 octobre. Le ministre français des Affaires étrangères a expliqué, simplement, que «couper les ponts» en arrêtant les liaisons aériennes avec les pays d’Afrique touchés par Ebola serait une «sottise énorme»: cela engendrerait des «transports sauvages» qui participeraient à la dissémination du virus. Laurent Fabius a publiquement mis en garde contre ce qu’il appelle un «faux bon sens».
«Une réaction spontanée pourrait être de dire: “là-bas, il y a une épidémie et donc il faut couper absolument tous les liens”. Mais tous les spécialistes nous disent que, du point de vue médical, ce serait une sottise énorme. S’il n’y a plus aucune possibilité [de prendre l'avion], les gens vont sortir du pays en contrebande –si j’ose dire. Ils iront prendre l’avion dans un autre pays et, s’ils sont porteurs du virus, personne ne les contrôlera.»
Pour le chef de la diplomatie française, la seule solution réside dans l’organisation et le renforcement du dépistage et d’une prévention qui inclut celle des «transports sauvages». Outre-Atlantique, Barack Obama a demandé aux Américains de ne pas «céder à l’hystérie ou à la peur» –et de ne pas céder à la tentation de restreindre les liaisons avec l’Afrique de l’Ouest.
Au-delà des urgences sanitaires, c’est la même logique qui prévaut pour ce qui est de la logique économique. Les auteurs de la publication du Lancet rappellent ce que l’OMS et de nombreux acteurs internationaux répètent depuis le début de cette crise épidémique: des contraintes excessives sur les voyages aériens pourraient avoir de graves conséquences économiques qui pourraient déstabiliser la région. Elles auraient également pour effet de perturber les approvisionnements essentiels en termes de personnels soignants et de matériels sanitaires. Le maintien de liaisons aériennes est donc essentiel pour assurer la lutte contre l’épidémie. Et cette lutte réclame la possibilité de pouvoir rapatrier dès que nécessaire, par avion, les soignants contaminés. Ce sera notamment l’une des clefs du succès du centre de soins dont François Hollande a annoncé la prochaine création à Macenta, en pleine Guinée forestière.
Une décision importante dans ce domaine a été prise le 20 octobre par l’Union européenne. Outre la promesse d’aide de 500 millions d’euros aux trois pays africains, l’UE a annoncé qu’elle garantirait désormais les évacuations sanitaires des humanitaires contaminés. Jusqu’à présent, ces évacuations avaient été faites via des avions militaires (pour le Royaume-Uni et l’Espagne) ou par des compagnies privées: la société américaine Phoenix Air et la société française Medic-Air International.
Les évacuations seront désormais financées par la Commission européenne et coordonnées par le Centre de coordination des réponses d'urgence de l’Union, installé à Bruxelles. La Commission a déjà un contrat avec Phoenix Air et la nouvelle donne confirme l’émergence d’un nouveau marché de l’évacuation et du rapatriement sanitaire. Jusqu’à présent opposées à toutes les formes de rapatriement de malades contagieux (y compris de malades tuberculeux), les sociétés allemandes spécialisées (soit 80% du marché européen) s’intéressent à ce secteur.
Citant des sources gouvernementales allemandes, le Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung a révélé que la compagnie Lufthansa développait des équipements spéciaux pour assurer le transport de malades contaminés et contagieux. Ils devraient être disponibles à la mi-novembre quand les premiers volontaires allemands devraient arriver dans les pays infectés. Les services de Phoenix Air seraient actuellement facturés «entre 157.000 et 784.000 euros» l’unité.