Santé

Fatigue décisionnelle, épuisement du Moi: comment prendre de meilleures décisions?

Temps de lecture : 7 min

Parfois, vous aimeriez seulement ne pas avoir à choisir quelle sorte de riz acheter ou par quel chemin passer. Vous n'êtes pas seul(e). Etre amené à prendre un grand nombre de décisions peut être effectivement épuisant.

Des chocolats de Fassbender & Rausch à Berlin en mars 2010. REUTERS/Fabrizio Bensch
Des chocolats de Fassbender & Rausch à Berlin en mars 2010. REUTERS/Fabrizio Bensch

Je me souviens du jour où, peu après la sortie du travail, je me suis retrouvée allongée face contre terre sur la moquette de l’appartement dans lequel je venais d’emménager. Je devais alors acheter un canapé, finir de rédiger quelques documents pour mon ancien employeur et promener mon chien. Mais je venais de planifier un itinéraire pour aller au boulot, de choisir une mutuelle et de mettre en place les mots de passe d’une bonne dizaine de nouveaux comptes; c’en était trop. Mon mari m’a demandé ce que je voulais manger au dîner; ça m’était égal, tant que je n’avais pas à composer un menu.

Je ne le savais pas encore, mais ce comportement avait une explication scientifique: la «fatigue décisionnelle».

Etre face à 24 confitures et devoir choisir: l'enfer

Le concept se passe d’explication: être amené à prendre un grand nombre de décisions peut être épuisant. Simple exemple: faire les courses après le travail. Vous optez pour le jus d’orange à 3 euros, ou pour la version bio (5,50 euros)? Quel type de pâtes? Quelle marque de jus de fruit? Si vous me ressemblez un peu, au bout de quelques choix, vous allez commencer à vous sentir d’humeur grincheuse.

Et pourtant, à première vue, il serait tentant de vivre en disposant d’une infinité de choix –mais les travaux consacrés au processus décisionnel indiquent qu’il n’en est rien. Dans une étude devenue classique, des chercheurs de Stanford se sont installés dans une épicerie de luxe choisie pour son «incroyable sélection» d’articles. Il y avait là trois cents variétés de confitures. Un samedi après-midi, ils y ont ouvert un stand de dégustation proposant vingt-quatre de ces confitures; le samedi suivant, même expérience, mais avec six confitures seulement.

Les chercheurs ont constaté qu’en apparence, les gens préféraient avoir beaucoup de choix: l’étalage aux vingt-quatre confitures a attiré plus de clients que le second. En revanche, les personnes qui s’arrêtaient devant ce premier étalage avaient tendance à n’essayer qu’une ou deux confitures, soit autant que les dégustateurs de l’étalage aux six produits. Lorsque vint l’heure de choisir, s’ils souhaitaient acheter, les clients qui faisaient face à l’avalanche de pots se sont repliés sur eux-mêmes –phénomène que les chercheurs nomment la «paralysie du choix». Seuls 3% d’entre eux achetèrent quelque chose, contre 30% chez les dégustateurs des six confitures. Les chercheurs en ont tiré une théorie: celle, bien nommée, de la «surcharge de choix».

La maîtrise de soi s'affaiblit, à l'image du corps fatigué par l'effort

Les mêmes chercheurs ont mené une étude semblable avec des chocolats; on demandait aux clients de choisir un chocolat soit entre trente, soit entre six variétés. Ils ont constaté que les personnes qui devaient choisir entre trente chocolats différents étaient plus susceptibles de regretter leur décision.

Plus généralement, d’autres scientifiques ont constaté que le fait de devoir prendre des décisions de manière répétée provoquait un affaiblissement de la maîtrise de soi.

La prise de décision n’est pas la seule activité quotidienne susceptible de vous épuiser. Ce que vous ne faites pas peut également vous mettre à plat. Inconsciemment, la maîtrise de soi parasite vos pensées et vous demande de produire des efforts. Si vous résistez à l’envie de piocher dans la boîte de pâtisseries posée dans un coin de la salle de repos, cette distraction mineure vous suivra toute la journée. Pour citer un groupe de chercheurs:

«L’effort physique fatigue les muscles; de la même manière, le fait de mobiliser sa maîtrise de soi affaiblit cette maîtrise à court terme.»

Ils nomment ce phénomène «épuisement du Moi», en référence au concept freudien: le Moi serait la version modérée et socialement acceptable d’un être humain, qui servirait d’arbitre entre le Surmoi et le Ça.

Les scientifiques ont essayé d’affaiblir de diverses façons la maîtrise de soi de leurs sujets d’expérience: en leur demandant de dissimuler leurs émotions après le visionnage d’un film sentimental, de ne surtout pas penser à un ours blanc ou de ne pas prendre de desserts. Ils ont constaté que le fait de mobiliser sa propre maîtrise de soi avait des conséquences dans des domaines inattendus: la vigueur avec laquelle on serre une poignée, la capacité à réprimer un éclat de rire déplacé, ou le temps que peut prendre la résolution d’un problème particulièrement frustrant.

Une tendance à la passivité

Les personnes souffrant d’épuisement du Moi ou de fatigue décisionnelle tentent d’éviter les situations qui leur demanderont de rester maîtresses d’elles-mêmes ou de prendre des décisions; elles ont donc plus souvent tendance à être passives plutôt qu’actives. Dans le cadre d’une étude des plus cruelles, des chercheurs ont demandé à un groupe de participants de s’adonner à des tâches complètement absurdes et susceptibles d’épuiser le Moi: rayer les lettres «e» dans un document, mais seulement celles qui étaient séparées d’une autre voyelle par au moins deux consonnes (pas le «e» d’«abeille» ou de «voyelle», mais celui de «méthode», par exemple).

Souvenez-vous que la productivité baisse au fil de la journée; essayez donc de recharger votre Moi en satisfaisant votre Ça

Après cette corvée des plus abrutissantes, on a demandé aux participants de visionner une vidéo, tout en précisant qu’ils pouvaient interrompre le film à tout moment pour regarder un extrait de l’émission de divertissement Saturday Night Live. La vidéo était ennuyeuse à mourir: on avait simplement filmé un mur blanc en plan fixe. Un groupe disposait d’un bouton pour arrêter la vidéo; l’autre devait maintenir un bouton enfoncé pour la visionner. Le premier groupe a regardé la vidéo assommante pendant plus longtemps; autrement dit, leur Moi était si épuisé qu’ils n’avaient même plus la force d’appuyer sur un bouton. Pas étonnant que la «lecture automatique du prochain épisode» soit une fonction populaire sur Netflix.

La prise de décision et la mobilisation de la maîtrise de soi font partie intégrante de notre vie quotidienne; chez un être humain, le fait d’être dépassé par les évènements et de prendre des décisions impulsives et malavisées fait partie des risques du métier. Mais en étant conscient de cet état de fait, il est possible de conserver ces ressources limitées et de rester ainsi productif tout au long de la journée.

La solution? Se donner moins de choix

Comment? D’abord, occupez-vous des tâches importantes dès le matin, avant d’atteindre votre seuil de frustration quotidien (ou de vous laisser distraire par les beignets des collègues). Le fait de régler les choses importantes au moment où vos ressources cognitives sont au beau fixe est un bon moyen d’éviter les décisions impulsives.

Donnez-vous moins d’options. Cela peut sembler contradictoire, puisque cela vous demande de prendre encore plus de décisions. Par exemple, si vous choisissez un restaurant pour y organiser un important déjeuner d’affaires, le fait d’opter pour un quartier ou un type de cuisine limitera le champ des possibles. Pensez à l’expérience des dizaines de pots de confitures: on a moins tendance à être paralysé par un choix si les options sont limitées.

Lorsque vous arrêtez votre choix sur quelque chose, il faut vous y tenir. Ignorez la petite voix qui vous demande si une autre société d’investissement ne vous rapporterait pas plus sur quinze ans, ou si l’itinéraire choisi par votre GPS est le plus économique en carburant.

Acceptez le fait qu’aucune décision n’est complètement parfaite, et souvenez-vous que vous faites de votre mieux avec les outils dont vous disposez à cet instant précis.

Douter de soi constamment, c’est se condamner à prendre encore plus de décisions, qui épuisent un peu plus vos ressources cognitives. Chasser ce doute pourrait également vous rendre plus heureux(se): des chercheurs ont ainsi constaté que les personnes qui pratiquent le «satisficing» (autrement dit, qui savent se satisfaire d’une option valable mais pas optimale) sont plus contentes de leurs choix que les perfectionnistes.

Pour limiter le nombre d’options à votre disposition, imposez-vous des délais. Lorsque vous voulez acheter une nouvelle sacoche pour ordinateur portable, vous pouvez passer des heures et des heures à éplucher des catalogues pour trouver le meilleur rapport qualité-prix –mais si vous vous obligez à prendre une décision en moins de cinq minutes, les choix seront forcément beaucoup plus limités. Vous économiserez du temps –et si les informations glanées pendant vos recherches ne vous ont pas trompé sur la marchandise, vous serez plus content(e) de votre choix.

Pour les tâches de moindre importance, vous pouvez toujours décider de déléguer. Si vous ne savez pas vraiment quoi faire à l’heure de sortir du bureau (aller faire du sport, ou appeler un client), demandez à quelqu’un de choisir à votre place. J’utilise pour ma part un générateur de réponse tout ce qu’il y a de plus simple: posez-vous une question, cliquez sur un bouton, et le site vous répondra aléatoirement par un simple «oui» ou «non».

Après cette série de choix, accordez-vous une pause. Souvenez-vous que la productivité baisse au fil de la journée; essayez donc de recharger votre Moi en satisfaisant votre Ça. Laissez votre bureau derrière vous. Faites une folie: offrez-vous une boisson chaude à 5 euros. Regardez des vidéos de chiots juchés sur des aspirateurs robots sur YouTube.

Prenez une longue pause déjeuner et reprenez le travail avec les idées claires. Si la maîtrise de soi est semblable à un muscle, le repos peut là aussi vous permettre de recharger vos batteries.

Modifier votre façon de penser pourrait également stimuler votre productivité. Selon certains chercheurs, l’épuisement du Moi est purement psychologique: rejeter l’idée selon laquelle la maîtrise de soi fonctionne comme un muscle pourrait combattre les effets de cet épuisement. Ceux qui pensent que la maîtrise de soi est une ressource infinie ont moins tendance à présenter les signes de l’épuisement du Moi –bien au contraire: ils font montre d’une plus grande maîtrise d’eux-mêmes lors des tests impliquant la réalisation de tâches assommantes et épuisantes pour le Moi (rayer les «e» dans un document, par exemple).

Et il y a plus étrange: votre conception du libre-arbitre influence également votre productivité.

Plus vous croyez en son existence, plus vous êtes susceptibles d’apprécier la prise de décision et d’être heureux de vos propres choix.

Toutes mes excuses, cher(e) lecteur(rice), mais la meilleure façon d’être productif serait encore d’oublier tout ce que vous venez d’apprendre dans cet article.

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