Le 1er octobre 2014, cela a fait un an que j’ai pris l’avion pour la dernière fois. N’en déplaise à Fox News, qui m’a traité de «mâle bêta pleurnichard», ma décision ne s’est pas soldée par un terrible rejet de moi-même ou par un suicide, l’acte ultime pour réduire son empreinte carbone. C’est même le contraire: j’ai passé une année extraordinaire.
J’ai pris ma décision après avoir lu une étude scientifique qui m’a donné envie de pleurer. Le constat n’était pas spécialement nouveau ou remarquable –chacun sait aujourd’hui que le changement climatique est l’un des plus grands défis auxquels nous ayons affaire en tant que civilisation– mais pour la première fois, j’ai pris conscience que mes actes quotidiens étaient assez importants pour mener à un changement significatif.
Un monde rétréci et plus riche
Ce jour-là, j’ai commencé ma propre version de l’Anthropocène et j’ai eu un aperçu de ce qui, je pense, mérite bien plus d’attention: le changement climatique, ce n’est pas une question de bulbes lumineux fantaisie, de 4x4 ou de glaciers lointains. Non, cela concerne avant tout la population. De vrais gens qui veulent simplement vivre une vie intéressante, heureuse et saine et élever leurs enfants dans un monde magnifique.
J’ai écrit un article à propos de mon choix dans Quartz, et à ma grande surprise, j’ai fait la une de la presse internationale, du Washington Post au Daily Mail, en passant par le Guardian, Rolling Stone et d’autres [nous en avions également parlé sur Slate.fr, NDLE]. Ma décision a visiblement touché un point sensible.
En tant que scientifique et journaliste, la société me dicte que je ne suis pas censé ressentir d’émotions. Je suis censé rapporter des données et rester objectif, en choisissant mes mots ici et là pour témoigner d’une prise de conscience scientifique de plus en plus grande. Mais avec le changement climatique, c’est différent. Il est impossible de garder de la distance après avoir vu les données comme moi je les ai vues.
Au cours de l’année qui s’est écoulée, j’ai dû faire quelques petits sacrifices, bien entendu. Par exemple, mon voyage de 28 heures en car du Wisconsin à Atlanta n’a pas été le voyage le plus reposant que j’aie pu faire. J’aurais largement préféré voyager dans ce type de véhicule. Mais il s’est passé quelque chose d’incroyable depuis que j’ai pris l’option voyage lent: mon monde s’est rétréci et est devenu plus riche (c’est aussi plus facile d’échapper aux réunions de famille embarrassantes).
Avant d'arrêter de prendre l'avion, je consommais près de douze fois plus de CO2 que l’habitant mondial moyen
Avec ma femme, nous avons annulé un voyage avec nos points grand voyageur à Hawaii pour choisir de passer un week-end dans les grottes de glace bien plus froides du Lake Superior dans le nord du Wisconsin. J’ai fait un dérapage à 360 degrés avec notre voiture sur une route gelée vers Madeline Island, dans un moment de pur plaisir. Je n’avais jamais eu aussi froid de ma vie. Ce qui a d’abord semblé être l’un de nos plus grands sacrifices après avoir décidé de ne plus prendre l’avion (pour profiter du froid polaire au lieu d’Hawaii en février) s’est transformé en un moment inoubliable.
Quelques opportunités loupées
En mars, ma femme et moi avons entrepris un excitant road trip dans l’Ouest frappé par la sècheresse pour rendre visite à de la famille, des amis et écrire pour Slate.com. Ce périple a changé ma vision de la Californie et m’a ouvert les yeux sur la complexité des problèmes de sécheresse, qui font rarement la une des journaux. J’ai aussi pu faire découvrir à ma femme l’un des lieux que je préfère: les gorges du Columbia dans l’Oregon, à couper le souffle, enveloppées dans le brouillard tôt le matin alors que nous retournions au bercail dans le Wisconsin.
Il y a aussi eu quelques difficultés. Je travaille de chez moi, et j’ai rencontré mon rédacteur en chef pour la première fois le mois dernier, après avoir passé près d’un an à écrire chaque jour pour Slate.com. J’ai aussi abandonné des opportunités de travail en Ethiopie et aux Nations unies, et des possibilités de travailler des deux côtés des Etats-Unis.
Mes calculs en termes de voyages se font désormais en fonction du temps et non de l’argent dont je dispose (et j’ai économisé beaucoup d’argent). Cela m’a permis d’apprendre à apprécier le voyage plutôt que de simplement me précipiter vers ma destination. C’est peut-être cliché, mais c’est la vérité. Voyager moins vite m’a permis d'apprécier le lieu où je me trouvais car je savais combien de temps il avait fallu pour y arriver, c’est viscéral. Et ça me rend d’autant plus heureux de rentrer chez moi (et en plus, c’est beaucoup plus facile d’emmener notre chien avec nous).
Comprenez-moi bien, j’adorais prendre l’avion. A une certaine époque, j’avais même mon brevet de pilote. Mais il y a quelque chose de très peu naturel dans le fait de prendre l’avion: cela déforme votre notion du temps et de l’espace. Le jetlag n’existait pas il y a cent ans.
Une taxe carbone pourrait changer les choses
Ma femme et moi sommes tombés amoureux en partie à cause de notre fascination commune pour les voyages à l’étranger, et nous n’avons pas abandonné l’idée. Nous souhaitons toujours faire de nouvelles expériences et voir des coins du monde que nous n’avons jamais vus. Il nous faudra juste être plus patients et créatifs. Par exemple, il y a un an, je n’imaginais pas que j’envisagerais un voyage en Europe en bateau. Nous encouragerons quand même nos enfants à partir à l’étranger s’il existe des moyens un minimum écologiques de le faire (et sinon, peut-être que d’ici là des scientifiques auront mis au point des holodecks, comme dans Star Trek).
Je ne dis pas que j’ai découvert quelque chose de particulièrement nouveau, mais simplement que notre culture a parfois surestimé le voyage exotique rapide, à une époque de changement climatique. On en est arrivés au point où, aux Etats-Unis en tout cas, le train et le bus se présentent comme des alternatives épouvantables. Lors d’un récent aller-retour en train vers New York, je suis arrivé avec cinq heures de retard à chaque fois parce que les trains de marchandises avaient la priorité sur l’itinéraire que je prenais. Encore une raison de dire que le bus, c’est l’avenir. Au moins, une taxe carbone pourrait changer un peu les choses.
Al Gore a sans doute la même empreinte carbone qu'un petit Etat africain
Kevin Anderson
Le 30 septembre, dans une critique très divertissante de la nouvelle classe Suites de Singapore Airlines –les seuls et uniques vols commerciaux à proposer des vols avec lit double– Derek Low a rapporté avoir entendu que le dernier champion écolo en date des Nations unies, j’ai nommé Leonardo DiCaprio, avait déjà volé en classe Suites. On peut voir ces classes comme quelque chose proche de ce qu’on vit en jet privé. Selon la critique de Low, une suite sur Singapore Airlines équivaut à neuf places en avion classique, avec un surplus en termes d’empreinte carbone (un porte-parole de la fondation DiCaprio, consacrée aux problèmes de l’environnement, n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet).
Avant d’arrêter de prendre l’avion, j’avais essayé de mettre de côté ce terrible secret: pour quelqu’un d’aussi préoccupé que moi par le réchauffement climatique, je consommais chaque année près de douze fois plus de CO2 que l’habitant mondial moyen. Malgré leurs efforts ces dernières décennies, les Etats-Unis émettent quasiment autant de gaz à effet de serre chaque année qu’en 1990. Cela représente plus de carbone par habitant que presque n’importe quel autre pays sur Terre. Pour un pays qui ne représente que 5% de la population mondiale, le mode de vie américain est démesuré depuis si longtemps qu’aucun autre pays au monde n’est plus responsable que nous du changement climatique.
Votre perception des choses essentielles change
Bien sûr, l’avion ne représente qu’un petit pourcentage des émissions mondiales pour le moment, mais ce chiffre grimpe rapidement. En 2050, l’aviation pourrait représenter près de la moitié des émissions totales des Etats-Unis, tout simplement parce que rien n’a encore été inventé (et rien ne semble se profiler à l’horizon) qui permette de faire voyager le métal dans les airs à part le pétrole. Continuer de choisir la voie des airs, c’est s’enfermer dans ce mode de transport et voler vers un futur d’émissions carbone très élevées que nous paierons de nos dollars.
Fin septembre, j’ai discuté avec Kevin Anderson, professeur au Tyndall Center de l’université de Manchester et qui a passé onze ans sans prendre l’avion –même s’il reconnaît très vite que, comme moi, son empreinte carbone est toujours loin au-dessus de la moyenne mondiale, même en étant volontairement resté au sol.
Dans une chronique qu’Anderson a écrite pour rendre compte d’un récent voyage de vingt jours en train en partance du Royaume-Uni pour se rendre à une conférence sur le climat à Shanghai, il a résumé le sentiment que j’ai été amené à bien connaître cette année:
«Les moyens de transport lents changent de façon fondamentale notre perception des choses essentielles.»
En tant que scientifique, nous devons commencer à agir en fonction de notre propre analyse
Kevin Anderson
La décision d’Anderson de prendre des moyens de transport moins rapides a d’abord été motivée par les résultats de ses recherches. Avec ses collègues, il a démontré que si le monde veut tenir sa promesse de conserver des niveaux de réchauffement climatique sans danger, les émissions de l’Europe et des Etats-Unis (et d’autres pays relativement aisés) devraient baisser de 10% par an, et qu’il faudrait presque s’y mettre dès maintenant. En 2013, Anderson a donné une conférence sur les réductions radicales d’émissions pour que ses confrères se mettent à plancher sur des manières scientifiques de réduire cette pollution sans pour autant affecter sérieusement la qualité de vie. Il a déclaré:
«Il y a des petites choses techniques que nous pouvons faire pour éviter de procéder à des changements radicaux dans notre manière de vivre. Les choix vraiment difficiles ne concernent pas le passage des carburants fossiles à des moyens renouvelables, au nucléaire ou je ne sais quelle autre solution. Les choix vraiment difficiles sont ceux qui vont permettre de faire baisser rapidement nos émissions de gaz à effet de serre. Ce sont des choix qui concernent notre façon de vivre aujourd’hui, qui sont extrêmement difficiles et que peu de gens sont vraiment prêts à faire.»
Ce que les calculs derrière la science du climat réclament, ce n’est rien de moins qu’une révolution. Selon Anderson, les scientifiques comme lui devraient donner l’exemple.
«Je pense que nous devons commencer à vraiment agir en fonction de notre propre analyse. Cela donne du crédit à notre travail.»
Si nous n'essayons pas, nous échouerons à coup sûr
Cela tient aussi pour les non scientifiques, selon lui.
«Al Gore a sans doute la même empreinte carbone qu’un petit Etat d’Afrique, et il parcourt le globe pour dire aux autres qu’ils devraient réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.»
Malgré tout, Anderson reconnaît que c’est beaucoup demander d’élargir les efforts d’une poignée de scientifiques passionnés à l’échelle de la société. Mais sans ça, les chances de maintenir un climat stable sont minces. Anderson reste aussi optimiste que ses recherches le lui permettent.
«Je pense que nous allons échouer, mais je ne suis pas absolument certain de cet échec. Il y a une grande différence entre ces deux notions.»
Anderson poursuit:
«Il est probable que nous allons mourir en tentant notre chance. Mais si on ne tente pas le coup, il est certain qu’on ne réussira pas. Je travaille dans ce domaine parce que je crois qu’il y a encore un infime espoir d’y arriver.»
Pour moi, arrêter de prendre l’avion n’est qu’un choix de plus qui me rapproche d’une vie en phase avec mes convictions.
Notre année sans prendre l’avion m’a donné des idées concernant ce que je pourrais faire pour la deuxième année. Je vais peut-être emménager dans une maison plus petite.
Un grand merci à ma femme Karen Edquist, pour son aide dans la création de cet article et parce que c’est un compagnon de voyage patient et créatif.