L'accession au poste de Premier ministre du Japon de Yoshihiko Noda en septembre 2011 ne marquera sans doute pas l'histoire politique de l'archipel. Succédant à la hâte à un prédécesseur, Naoto Kan, laminé par les suites de l'accident nucléaire de Fukushima, ce dernier a clôturé une séquence d'instabilité politique du Japon qui a vu se succéder six chefs de gouvernement en six ans (dont un premier passage raté –qui semble oublié de tous– de l'actuel Premier ministre Shinzô Abe).
Cet homme politique d'allure discrète, reconnu comme intègre, largement réélu député malgré la déroute de son parti en 2012, et dont le principal tort est d'être devenu Premier ministre au pire moment possible pour espérer durer, est pourtant le précurseur de ce qui pourrait marquer profondément la vie politique japonaise dans les prochaines années il est en effet le premier chef de gouvernement diplômé d'un institut privé de formation fondé en 1979, le Matsushita Seikei-juku, qui intrigue autant par sa discrétion et sa prétention à créer des hommes politiques de «haute valeur morale», que par la personnalité de son fondateur, Kônosuke Matsushita, le fondateur du géant de l'électronique Panasonic, décédé en 1989.
L'établissement, discret et situé dans un petit écrin de verdure dans la ville de Chigasaki, à une cinquantaine de kilomètres de Tokyo, n'a rien de la grandeur des plus prestigieuses universités japonaises qui peuvent accueillir, pour certaines, plus de 50.000 étudiants. Et pour cause, les promotions sont limitées à seulement cinq ou six élèves, ayant en principe déjà achevé un premier cursus universitaire, et souhaitant –pendant quatre ans tout de même– s’initier aux hautes valeurs morales, héritage de son fondateur (dont les enseignements sur sa vie font partie intégrante du programme, et sont même le seul enseignement commun à tous les élèves), et suivre des cours fleuves de géopolitique, de diplomatie, de management, mais surtout de sciences politiques, lors de sessions où un seul cours peut durer facilement plus de dix heures. Autre objectif de l'enseignement et des travaux proposés aux élèves: maîtriser le tatemae, cette capacité «japonaise» mainte fois théorisée de rester impassible et «lisse» en public, tout en étant capable de disserter, souvent de manière improvisée, et de comprendre les codes en vigueur d'un environnement.
Accessoirement, l'institut n'est pas seulement un centre de formation mais aussi... un pensionnat. Et la demi-douzaine d'élèves d'une promotion ont beau d'avoir en moyenne autour de 25 ans, leur emploi du temps est réglé de bout en bout: lever à 5h, puis ménage dès 6h sous les indications d'un «manager du ménage», un rôle qui tourne chaque semaine chez les première année et qui demande de préparer tous les ustensiles et de concevoir un plan de nettoyage efficace de l'institut. Après ces menues corvées, place à quelques kilomètres de course à pieds sur la plage proche avant la journée de cours. Et pour se rappeler que la formation de l'élite nouvelles se fait aussi hors les murs, l'institut propose chaque année plusieurs stages de riziculture à mains nues.
Kônosuke Matsushita, tycoon à tendance rigoriste
Une vision mens sane in corpore sano inspiré de la philosophie de Kônosuke Matsushita, représentant par excellence d'une figure assez peu courante en France: celle du tycoon à tendance rigoriste. Parti de rien et ayant bâti un empire et une fortune personnelle de 3 milliards de dollars, le fondateur de Matsushita Electrics, devenu Panasonic en 2008, éprouvait une fibre sociale (son entreprise a été l'une des premières au Japon à passer à la semaine de cinq jours) tout en développant un code de conduite basé sur des valeurs traditionnelles et une morale à la limite de la rigidité.
Choqué par une série de scandales ayant secoué la classe politique japonaise dans les années soixante-dix, il décide de se retirer des affaires, entame une carrière d'essayiste et fonde en 1979 l'institut qui porte son nom. Son objectif: mettre fin aux détestables pratiques d'une partie de la classe politique japonaise, et former de futurs dirigeants. «Kônosuke Matsushita considérait qu'il y aurait un sentiment de crise croissant dans l'avenir au Japon», explique laconiquement Kazuhiro Furuyama, l'actuel directeur de l'institut. «Nous avons donc fondé une école car nous avons considéré que face à cette situation, la capacité des chefs de file des partis politique était insuffisante. Il fallait donc former de futurs dirigeants.» Difficile d'en savoir plus sur la motivation idéologique profonde de l'institut, qui s'en tient à une communication minimaliste et reste plutôt discret dans les médias.
Pour intégrer l'institut, nul besoin de bachoter et d'ingurgiter des quantités de connaissances académiques comme il est souvent nécessaire (et décrié) pour pousser les portes d'une prestigieuse université. Pour recevoir l'enseignement de Kônosuke Matsushita, la condition est simple: il faut pouvoir présenter un projet d'avenir, voire une ambition personnelle à mettre en avant –une innovation en soi dans le système éducatif nippon– et montrer en quoi le destin que l'on veut accomplir peut servir également la collectivité. Rien de farfelu donc, lors de son entretien d'admission, de déclarer vouloir devenir Premier ministre ou de souhaiter créer la plus puissante multinationale du Japon. Tant qu'elle est estampillée «valeur morale», l'ambition est ici un atout.
Ouverture légère à l'international
Pour créer des dirigeants «nouveaux», l'institut essaie de s'ouvrir –un peu– à l'international, que ce soit par l'enseignement de l'anglais à un niveau avancé, chose encore très approximative même dans les études supérieures, ou par l'intégration d'élèves étrangers. Pratiquement chaque année, un étranger est invité à rejoindre l'institut. Une seule condition, et pas des moindres, pour pouvoir être le lauréat: être capable de suivre des cours intégralement en japonais. Et accessoirement, pouvoir accepter l'ambiance de la «maison» quand on n'est pas familier de la pédagogie sauce Matsushita.
Jean, 30 ans, a été l'un des quelques rares Français à avoir franchi les portes de l'institut. Débarqué au Japon de son Alsace natale, il est repéré par Saint-Gobain, l'une des plus grosses sociétés françaises présentes dans le pays, qui le «sponsorise» pour tenter l'aventure. A l'arrivée, sept mois en immersion et un sentiment partagé, entre une pointe de déception sur le plan académique et une tendance à l'exaspération, pour ce Français pourtant déjà rompu à la culture japonaise:
«Personnellement, ça a parfois été très dur pour moi, surtout dans l'apprentissage du sadô [la cérémonie du thé, ndlr], quand on me reprenait sur des choses aussi futiles que "Jean, il faut poser sa main a environ 12 cm au dessus, là vous êtes à environ 13cm", ou "Il faut incliner le bras à 45 degrés, pas 50". Dans le kendô [escrime japonaise au sabre, ndlr], il était essentiel de faire des nœuds horizontaux et non verticaux, alors que le nœud en question était caché sous l'armure. Je suis quelqu'un de créatif qui a plutôt tendance a essayer d'abord pour s'adapter ensuite. Malheureusement, les voies japonaises ne laissent aucune place pour la création.»
Mais passé ce genre d'épreuve, reste le sentiment d'avoir pénétré au cœur des valeurs traditionnelles japonaises, d'avoir pu côtoyer une partie de la future élite du pays et d'avoir vécu «une expérience humaine, sociologique et culturelle inégalable».
Pas vraiment une «ENA japonaise»
Une école de petite taille, venant couronner un cursus brillant, et préparant ses promotions réduites aux plus hautes fonctions, en ayant le souci constant du «bien public», ça ne vous rappelle rien? Et si l’Institut Matsuhita n’était rien d’autre que l’ENA japonaise? Même si de loin, la comparaison peut sembler pertinente, la différence saute rapidement aux yeux. Là où l’ENA reste une école dont le but est la formation professionnelle concrète des élites administratives, l’Institut Matsushita va bien au-delà. «L'Institut a une vocation humaniste, pas politique exclusivement. L'une des valeurs pourrait se traduire par "Je contribuerai au développement et au bonheur universel"», nous explique Jean. Pas sûr en effet que le «bonheur universel» fasse explicitement partie du cursus des énarques français. Et surtout, là où l’ENA s’assume comme une école du système de formation des élites «régulières» en France, une bonne partie de la philosophie, chez Matsushita, repose sur l’idée d’une classe politique, administrative et économique dévoyée qu’il est nécessaire de remplacer.
Si l'institut a du attendre une trentaine d'années avant de fournir au pays un Premier ministre, l'école peut maintenant compter sur un vivier d'anciens élèves qui, petit à petit, se fait une place dans la vie politique jaoponaise, où l'ascension reste souvent assez lente. Outre le Premier ministre, l'institut prétendait en 2011, lors de l'accession de Noda au pouvoir, avoir déjà «produit» 73 hommes politiques au niveau local ou national.
Des élus peu nombreux, en valeur absolue, mais qui pour la grande majorité restent très attachés à l'école, n'hésitant pas à faire l'éloge de leur passage dans les murs de l'institut. Une publicité flatteuse pour la formation, qui pourrait même risquer d'éclipser la doctrine de rigueur morale que l'école essaie d'inculquer, comme l'expliquait en 2011 le journaliste Yasuhiro Idei, auteur de l'un des rares ouvrages sur l'institut: «Ceux qui entrent aujourd'hui dans cet école sont là uniquement pour acquérir la réputation de ''diplômé de l'Institut Matsushita''».