L’ambition est grande: François (!) Roux entreprend de raconter trois décennies de notre histoire, avec le parcours de quatre lycéens, bretons, soigneusement distincts: Rodolphe, grande gueule et futur député PS, Paul, le narrateur, homosexuel et comédien sans envergure, Benoît, le plus secret, qui devient un grand photographe, Tanguy enfin, queutard maladif et dirigeant sans âme d’une multinationale.
Les caractères sont tranchés, les vies s’éloignent, se croisent, les amitiés hoquètent. Face au coming-out de Paul, le socialiste Rodolphe affiche sa violente homophobie («Paul Savidan, ne me dis pas que tu es une tarlouze!»), lorsque l’amitié de Tanguy, de droite, et de Benoît, reste ferme et bienveillante. Le romancier évite les types manichéens, chaque personnage gardant sa part d’ombre.
Avoir 18 ans en mai 1981
La peinture des années 1980 se décline en références multiples: musicales (ACDC, Téléphone, Barbara…), publicitaires (ticket chic/ ticket choc), politiques (Cambadélis, grande gueule de l’Unef-ID pour la petite histoire, Solidarnosc et Jaruzelski pour la grande), audiovisuelles (Dallas, les radios libres). Jusqu’au sujet de philo du bac 1981:
«Peut-on être à la fois contre la peine de mort et pour l’avortement?»
Sans oublier l’irruption du sida (le premier amant de Paul en meurt, lui-même vit avec sa trithérapie).
C’est l’âge des manifs, des émotions, de l’émoi d’une sexualité qui s’éveille, des possibles? En 1981, la France a 18 ans. Après sa première pige, Benoît Messager renonce à shooter des mariages pour la PQR: il part. Il deviendra un photographe universellement connu, que le monde du luxe s’arrachera. Paul trouve à Paris la liberté qui lui est interdit dans son bled breton, avec une famille corsetée qui vomit son homosexualité.
20 ans après, le modèle Dumas
Près de 700 pages: le roman est long, mais se lit aisément, servi par la fluidité de l’écriture et une trame narrative classique. Pour dire «trois décennies de cauchemar économique, de trahisons, de rêves inaboutis», le texte est scindé en deux périodes (1981-1984 et 2009-2012) selon le modèle éprouvé par Alexandre Dumas, Vingt ans après ou Le Comte de Monte-Cristo. Ou, sur le plan politico cinématographique, Nous nous sommes tant aimés, d’Ettore Scola. Il y a cette même volonté de raconter une génération couverte d’espoir et l’histoire qui l’en dénude. Roux s’inscrit dans la –meilleure– tradition de cette littérature française des Illusions perdues, riche en fresques qui sentent le sperme, le fric et la poudre.
Comme dans un bon vieux Maupassant, Alice met sa fortune et son entregent au service de l’ascension de son mari Rodolphe. Le fils de communiste sera député socialiste (trahison!). L’enfant d’ouvrier logera dans un appartement de 400 m², rue de Seine: Fabius succède à Mauroy. Plus que les autres, Rodolphe incarne les promesses non tenues, le socialisme d’appareil qui favorisa les carrières, oubliant les ouvriers.
En comparaison, le parcours de Tanguy est d’une évidente linéarité. Issu d’une famille de petits entrepreneurs, il incarne la droite libérale, fait l’ESCP, mène une carrière internationale dans une boîte de luxe, conduit une Audi et habite à Saint-Cloud. Lui ne porte rien, sinon l’ambition d’un Bernard Tapie, que la France découvre en 1981, repreneur d’entreprise sans scrupules et, surtout, sans complexe face à l’argent.
Le socialisme face au charme discret de la bourgeoisie
Le texte n’est jamais si cruel que lorsqu’il peint la gauche fascinée par la grande bourgeoisie. Le premier, et sur le monde socio-culturel, Paul, y succombe. Il rencontre Maxime, bref amant, et sa mère dont le dilettantisme et l’aisance le fascinent:
«Les petits bourgeois –et mes parents en étaient, c’est certain– obéissaient à des règles. Les grands bourgeois n’en avaient aucune (…). Ils étaient chez eux partout, en toutes circonstances. Ils ne voulaient rien puisqu’ils avaient déjà tout. Ils n’avaient rien à prouver, rien à gagner.»
Mais c’est Rodolphe qui incarne le mieux cette fascination douloureuse. Malgré la fortune de sa belle-famille, il moisit à l’Assemblée, faute d’avoir réussi l’ENA, ce Jockey club technocratique. Il lui manque, à ce Breton mal dégrossi, les codes et les amitiés. Comme le lui explique son beau-père, descendant d’immigrés italiens ayant fui le fascisme, pauvre ayant fait fortune:
«Nous sommes faits du même bois, mon garçon. Pour moi aussi, après toutes ces années, même après tous mes succès, il y aura toujours quelque part, où que je me trouve, le regard haineux d’un sale petit marchand qui voudrait que je retourne à la terre où je suis né.»
Le frondeur blanc de blancs
Alors, Rodolphe cherche sa voie. François Roux, qui a étoffé son roman d’évènements récents (l’ombre de Cahuzac est omniprésente dans la deuxième partie) en fait un mélange hybride de Valls et Montebourg. Du premier, il revendique la triangulation, sur les conseils de son assistant parlementaire, spin doctor cynique:
«Nous, au PS, on se place systématiquement contre les méchants pollueurs, comme on se place systématiquement contre les méchants flics, parce qu’on pense que c’est ça LA vraie pensée de gauche. En réalité, ce n’est pas du tout une pensée de gauche, c’est une posture de gauche, ce qui n’est pas exactement la même chose.»
L’enjeu est de produire «une putain de ligne clivante» seul moyen de se «faire un nom». Rodolphe acceptera une interview dans Valeurs actuelles, pour défendre une vision productiviste de l’écologie. Du second, Montebourg, il affiche la pureté factice et grandiloquente…
«Je suis socialiste avant tout, dit Rodolphe avec ardeur, en s’enfilant une bonne gorgée de ruinart blancs de blancs, qu’un serveur en gants beurre frais venait de lui proposer.»
Roman ou documentaire?
On passera sur quelques rares maladresses (la «virtuosité du spectacle» qui saisit Paul lorsqu’il sort du métro Invalides), des naïvetés («c’est Goldman Sachs qui dirige le monde!», énonce son frère, trader à Londres, tandis que Tanguy voit dans le remplacement des hommes par des robots un «génocide des travailleurs»). Le texte n’échappe pas toujours à la caricature et quelques clichés s’invitent ici ou là. On pardonne cependant car il y a cette phrase évoquant la soirée de mai 1981 avec «bon nombre de filles, ce qui rajouta à l’excitation de la victoire la promesse d’une possible volupté», d’une tournure toute flaubertienne.
Surtout, il manque à ce roman ce qui faisait la force émotionnelle des grands textes du XIXe siècle: l’affection et l’injustice. Pleurer avec de Rubempré ou le Cousin Pons, détester Bel-Ami ou Javert. Certes, on ne s’ennuie jamais. Mais l’émotion est résolument absente. La vie de Rodolphe, Paul et les autres est nourrie, charpentée, crédible, mais elle est comme nimbée d’indifférence. Parce que l’épanouissement de cette génération a tué ses rêves, sa réussite individuelle a brisé l’espoir collectif. En ce sens, le texte colle littéralement à ce qu’il veut démontrer (plus que dénoncer). Il tient du documentaire. C’est sa force autant que sa faiblesse: il s’ancre dans notre mémoire proche mais prend le risque de l’éphémère: Tapie quittera nos mémoires, pas Saccard.
Il en résulte un positionnement politique flou, que synthétisent les dîners de frondeurs que sa femme organise chaque mois dans leur immense appartement du 6e arrondissement. Leur couple incarne parfaitement un «socialisme rose bonbon», partagé entre les galeries d’art prestigieuses et l’engagement distrait dans des causes humanitaires et sociales. Le frondeur ne rêve au fond que d’être ministre.
Le personnage manquant
Et c’est alors que s’impose une évidence: François Roux a oublié le chômeur. On le sait présent, pourtant. Tanguy taille dans les effectifs de son entreprise. Tâche désagréable qu’il a appris à mener au fil des ans. C’est encore étudiant à l’ESCP, qu’il met en œuvre –maladroitement– son premier plan social dans la PME familiale. Cette scène trouve un écho saisissant dans la rouerie des démissions qu’il obtiendra (presque) sans coup férir dans la multinationale lorsqu’il reçoit des instructions chiffrées. La mondialisation a gommé sa timidité. Ces trente années lui ont fait perdre toute empathie pour ceux qu’il emploie. Il s’est muré, saturé d’argent et de sexe, dans son pouvoir, qui les lui procure.
Le vrai chômeur n’apparaît qu’une fois, sous la forme d’un type exhibé par Rodolphe comme une marionnette. Il est là pour vaincre les oppositions locales à un projet de centre thermal, censé créer 200 emplois, au mépris de la loi littoral. Rodolphe a cédé, grisé par les perspectives d’emplois. Le centre thermal fait l’objet d’un montage financier véreux. C’est aussi cela, le socialisme municipal.
Une génération qui a perdu le désir
Faut-il faire reproche au romancier d’oublier le chômeur? Il a choisi de mettre en scène quatre personnages finalement gâtés par la vie, lorsque la période en a produit des millions qui ne l’étaient pas. Absence incongrue. Parce que le destin d’un chômeur n’a rien de romanesque? Ou parce que ses personnages sont loin, tellement loin, de cette détresse sociale? Comme si, à force d’individualisme, la «génération Mitterrand» avait abdiqué toute forme de sentiment à l’égard d’autrui. C’est pour cela que François Roux concentre ses attaques sur le PS, pour cet espoir déçu.
Et l’on se prend alors à imaginer ce que le texte aurait pu être avec ce cinquième personnage, son lent abandon par ses condisciples, entre gêne et compassion. Les coups de pouce inutiles, les humiliations. Cet oubli n’en est donc pas un. La classe politique a oublié le chômeur, cet humain, et ne parle que du chômage, ces chiffres.
Mai 1981 portait cette espoir d’humanité qui s’est effacée sous le PIB, comme avec l’âge vient la perte du désir. C’est ainsi qu’il faut considérer la centralité du personnage de Rodolphe, apparatchik sans envergure, presque honnête, ah ce presque!, qui perd pied dans les magouilles politico-financières. François Roux n’a pas écrit un roman social, mais un roman du Parti socialiste. Il aurait dû demander une préface à Valérie Trierweiler.