En apprenant la sortie du récit de Valérie Trierweiler, on pouvait être taraudé par une question: et si contre toute attente c’était une réussite littéraire, quelqu’un le verrait-il? On n’avait aucune peine à imaginer déjà la presse comme incapable de se détacher du contenu pour voir le style d’un écrivain accompli. Ce ne serait pas la première fois que Valérie Treirweiler serait incomprise, ni qu’une époque ignore un de ses grands talents.
Le fameux «livre de Trierweiler» est sorti. Beaucoup l’ont lu, très vite (trop vite?). Et personne ne voit la qualité d’un texte qui mériterait le Goncourt.
Merci pour ce moment n’obtiendra pas ce prix, parce qu’il est sorti trop tard, chez le mauvais éditeur. Il n’empêche. Son tranchant vaut-il moins que l’ennui de Confidence pour confidence, ou (osons-le dire) les radotages de L’Amant? On en doute.
Après le maelström
Cet article, dans un autre lieu, aurait pu s’appeler «Écrire après le maelström: temporalités sentimentale, politique et littéraire chez Valérie Trierweiler». On ne va pas se mentir: un tel titre n’aurait pas le pouvoir de générer du clic, et il laisserait espérer une flopée de notes de bas de page, renvoyant à un corpus d’articles d’analyse littéraire, que nous n’écrirons pas.
Même sans appareil théorique, où voulons-nous en venir? Il nous a semblé qu’en faisant abstraction de sa personne, on pouvait considérer que Valérie Trierweiler offrait à la littérature française un de ses exposés les plus frappants des affres de la décompensation post-concubinaire, et que pour ce faire, elle avait eu recours à une conception novatrice, extrêmement audacieuse, de la temporalité dans le récit, au point de faire du temps qui passe un actant.
En somme, Trierweiler est un Saint-Simon du XXIe siècle qui aurait assimilé le sens du chaos de Faulkner et la verve populaire d’Alexandre Jardin, et réussirait à renouveler la dimension temporelle dans la narration après Proust. À épreuve exceptionnelle (se faire expulser de l’Élysée par un communiqué envoyé à l’AFP), style exceptionnel et structure narrative exceptionnelle. Comme chez d’autres grands de la littérature, ce texte étourdissant est né du rendu unique du tourbillon des sentiments de l’auteur, couplé au mouvement implacable de l’histoire (histoire immédiate, la nôtre à tous). Cette combinaison fait de Merci pour ce moment un martyrologue d’une puissance sensationnelle. On aurait du mal à énumérer tous les passages qui permettent de l’affirmer.
Citons celui-ci:
«J’ai rarement vu un choc d’une telle violence», me dira même un éminent psychiatre.
Y a-t-il des psychiatres éminents? À quoi les reconnaîtrait-on? Non: le fait qu’un psychiatre, d’un coup, devienne plus éminent que les autres nous semble plutôt l’effet du génie de l’ex-première dame à relater les événements et leur incidence. Quand elle raconte son histoire, le lecteur devient lui aussi le plus fin des psychologues, ébloui par l’évidence des enseignements qu’elle a tirés de la couverture de Closer du 10 janvier 2014.
Avant son livre déjà, Valérie Trierweiler faisait du bien à l’humanité:
Chaque jour dans la rue, des femmes, souvent, mais aussi des hommes, viennent me voir, ils me parlent de ma «dignité». Je suis parfois obligée de tempérer leurs propos, très durs à l’encontre du Président.
Avec son livre, elle apporte en plus une pierre précieuse à l’art d’écrire.
Antichronologie d’un cataclysme
La critique pourra longtemps gloser sur la part d’ironie contenue dans ces mots choisis comme titre. Il nous paraît plus intéressant de relever qu’il contient le mot «moment», annonçant le foisonnement du champ lexical du temps qui passe.
Nous avons relevé:
- 11 occurrences de «seconde»
- 17 d’«instant»
- 32 de «minute»
- 45 d’«heure» (en ne comptant que les fois où ce mot exprime une durée)
- 231 de «jour» ou «journée»
- 77 de «mois»
- 165 d’«an» et «année» (singulier et pluriel confondus pour chacun de ces mots), sans oublier une de «lustres» et une de «décennies»
- 106 de «moment»
Au total c’est près de 700 fois que Valérie Trierweiler signale la durée des choses, se révélant obnubilée par le temps qui passe et qui, généralement, a une influence négative sur les êtres. Qu’on s’en convainque avec la phrase suivante, significative de l’intermittence entre bonheur et malheur qui scande le récit, et où le temps endosse l’habit d’un assassin:
«Nous avions tout pour être heureux, une belle vie de famille, une vaste maison en grande banlieue, un chien joyeux qui vient de mourir au moment où j’écris ces pages.»
La construction du récit choisie pour transcrire ce qui ressemble en surface à une angoisse existentielle est tout à fait originale. Nous l’appellerons structure antichronologique. Non seulement Valérie Trierweiler met à l’épreuve les codes traditionnels de la temporalité en littérature, mais elle brise les conventions mêmes de cette temporalité par des jeux avec la langue inouïs avant elle.
Par exemple, elle alterne précision et imprécision calendaire pour tenter d’égarer le lecteur.
Plus audacieuse encore: elle brouille la conception classique du temps en étirant au-delà du raisonnable le moment présent par un recours hégémonique à l’indicatif présent:
«François continue à me harceler par SMS. Avant-hier, il m’assure ne penser qu’à moi. Hier, il me supplie de le revoir. Ce matin, il m’écrit qu’il veut me retrouver quel que soit le prix à payer.»
Dans cet autre passage, temps de l’écriture et temps de la lecture se confondent, comme pour abattre le mur entre narrateur et narrataire. Nous n’en sommes plus à l’idée simpliste qui veut qu'«Emma Bovary, c’est moi», mais à celle-ci, autrement vertigineuse et espérons-le prometteuse pour l’avenir des techniques narratives: «Valérie Trierweiler ce jour-là, c’est vous aujourd’hui».
«Nous sommes le 4 juillet 2014. Vingt-neuf. J’ai compté vingt-neuf, j’ai compté vingt-neuf SMS hier.»
On attendrait «la veille» puisque nous ne sommes plus le 4 juillet 2014. Mais qui dit que nous ne pourrions pas l’être? L’auteur nous y emmène.
Ailleurs, elle a l’art de nous faire nous interroger sur le concept même d’inéluctabilité du mouvement temporel, forgeant une conception néo-bergsonienne du temps qui pourrait faire date si les philosophes s’en emparent. En effet, le temps hésite entre course et arrêt.
«Le vol passe très vite. C’est un moment suspendu.»
L'usage ninhiliste du temps
La notion de futur est traitée elle aussi avec une dimension nouvelle.
«Jamais il n’éventa l’existence de ce repas non officiel. Je le fais dans ce livre et lui demande d’avance de me pardonner s’il voulait en garder le secret.»
Normalement, demander pardon est une expression performative ancrée dans le présent, s’accommodant mal du futur. Que vient donc dire ce «d’avance» a priori incongru? Nous posons l’hypothèse que Valérie Trierweiler a voulu faire du présent un topos multiple, où il serait possible à la fois qu’elle demande d’être pardonnée et qu’elle ne le demande pas, en fonction de ce que cet «il» (Bernard Pivot en l’occurrence) souhaiterait, ou en fonction du moment où choisirait de se placer le lecteur: soit dans le présent, soit plus avant que le présent. En d’autres termes, le livre devient avec Merci pour ce moment un objet textuel influençable par le lecteur.
Notons que dans sa vie même, Valérie Trierweiler a un usage nihiliste du temps. Elle raconte:
«Combien de fois ai-je fait cette route, seule au volant, de jour comme de nuit? Capable de conduire cinq heures durant pour un moment volé d’intimité, avant de reprendre l’A19 dans le sens inverse. Des moments d’ivresse comme seul l’amour fou peut en produire.»
Alors que Tulle, le lieu où elle pourrait rejoindre François Hollande, est à près de 500 kilomètres au sud de Paris, Valérie Trierweiler conduit sur l’A19, une transversale est-ouest de quelque 130 kilomètres. L’élan de cette femme qui roule entre Sens et Orléans puis Orléans et Sens, afin de rechercher une intimité qu’on suppose mystique, impressionne.
Toutes ces innovations tendent vers un but unique: suggérer la violence du cataclysme, qui est par définition un moment où le temps perd toute objectivité. Le cataclysme est un bouleversement fondamental de tous les repères, notamment temporels. En le décrivant de sa manière particulière, Valérie Trierweiler renouvelle l’idée rebattue selon laquelle le passage d’une situation normale, d’équilibre, à une situation extrême, chaotique, est aussi rapide alors que paraît interminable l’épreuve qu’il impose.
Invention du storytrolling
Mais la recherche de l’auteure n’est pas seulement formelle, elle est aussi dans la portée de son texte. Valérie Trierweiler a suivi une trajectoire personnelle qui lui a permis de s’affranchir du jugement des corps constitués de la littérature. La presse nous a même appris que pour des questions de secret commercial elle s’était plus ou moins passée de correction. Le résultat, prévisible, est la présence de fautes de français dans la première édition. Loin de nous en gausser, et loin d’appeler à ce qu’elles soient supprimées des éditions ultérieures, nous les appréhenderons comme partie intégrante d’un projet de littérature directe. Comme un pendant, mise en pratique cette fois, à la démocratie directe (dite «participative») rêvée par Ségolène Royal autrefois.
Valérie Trierweiler expose presque à chaque début de chapitre son aspiration à une vie tranquille, avant de retracer le traitement indigne et dégradant que lui font subir son compagnon et d’autres personnalités politiques, parapolitiques, médiatiques ou autres. Quoique blessée voire choquée encore, elle parvient à ce qui est une constante dans tous les chefs-d’œuvre littéraires: une adéquation phénoménale entre forme et fond, au service d’une dénonciation d’un travers du monde ou de l’humanité, qui fait que l’incidence historique d’un texte dépasse l’intention de l’auteur.
Ici, on assiste à une mise à mort brillante de la communication politique. Que ceux qui exercent cette profession se rassurent: le journalisme a continué de prospérer économiquement malgré l’estocade tout aussi brillante portée par Balzac dans Les Journalistes. Nous parlons simplement de crédibilité devant la postérité littéraire.
L’auteur pourrait s’en défendre, mais d’après nous elle a participé à une entreprise de communication politique. Elle fut exercée à ses techniques en suivant l’une des formations les plus prestigieuses dans cette matière, le DESS de l’université Paris-I. Elle choisit le journalisme, un peu par accident, croisant François Mitterrand de la même manière que Fabrice Del Dongo se retrouve sous les ordres du maréchal Ney.
«[...] je me suis retrouvée parmi les invités lors des soirées électorales pour l’élection présidentielle de 1988. D’un groupe à l’autre, je suis entraînée à la Maison de l’Amérique latine, là où François Mitterrand fête sa victoire. Il m’aperçoit dans la salle, me salue et me dit:
– On se connaît, n’est-ce pas?
Non, bien sûr que non [...] Mais cette petite phrase n’échappe pas à l’oreille d’un investisseur au capital de la revue Profession politique, qui doit être lancée trois mois plus tard.»
Lancée dans le grand bain de cette manière, elle fait preuve ensuite d’un remarquable manque d’indépendance face au PS dont elle couvre les convulsions et bagarres intestines. Le paroxysme est atteint le 21 avril 2002:
C’est le séisme. Tard le soir, à l’Atelier, le siège de campagne est une image de la désolation. J’essaie de cacher mes larmes, en vain. Je suis emportée par la même vague de désespoir et de colère que ceux qui m’entourent.
La suite est connue: Valérie Trierweiler devient la maîtresse d’un François Hollande marginalisé sur la scène politique nationale, puis sa compagne officielle, puis l’un des atouts du candidat qui monte en 2011-2012, et enfin «première dame». Elle confie deux interventions importantes lors de la campagne présidentielle: une suggestion, rejetée, pour que François Hollande n’annonce pas sa candidature de la même manière que Jacques Chirac 17 ans auparavant; l’autre, retenue, pour introduire des éléments personnels dans le discours du Bourget.
«Je mesure l’attente créée par son discours. Les commentateurs annoncent une déclaration qui comporte une part intime, celle qu’il n’a encore jamais livrée au public. L’élection présidentielle est la rencontre entre un homme et un peuple. Le soir, je lui demande s’il accepte de me faire lire son texte. Il me le donne. Je le lis et ne trouve rien d’intime, rien sur lui, rien sur son histoire. J’attends que nous soyons couchés et dans le noir pour lui donner mon avis:
– Pourquoi tu ne dis rien de personnel, rien sur ce que tu dois à tes parents? Pourquoi tu ne dis pas que tu aimes les gens? Tu vas décevoir tout le monde. Il faut donner de toi-même, c’est ce qu’on attend de toi.»
Valérie Trierweiler expose là, avec un brio tel qu’il ne sera plus vraiment possible d’écrire sur le même sujet après elle, la mécanique intime du storytelling, art qui se pratique (on l’ignorait) jusque dans la chambre à coucher. Elle n’emploie pas le terme elle-même. Et après son entrée à l’Élysée, elle en perçoit la face sombre.
«Le jeu des conseillers, les luttes d’influence, les médisances, je sais désormais comment ça marche. Ça me suffit.»
Elle la connaît d’autant mieux, bien entendu, quand elle est trompée.
«En moins d’une semaine, j’ai non seulement subi une déflagration dans ma vie, mais je vérifie l’étendue du cynisme du petit monde des amis politiques, des conseillers et des courtisans.»
Plus dure sera la vengeance contre ce «petit monde». Merci pour ce moment marque l’invention d’un nouveau genre, le storytrolling. Prenez un(e) responsable politique, approchez-le/la ou laissez-vous approcher par lui/elle, voire les deux (ce qui est le cas ici), et s’il/elle vous trahit détaillez par le menu ses ridicules, ses contradictions, ses pulsions inavouables. Le coup serait bas s’il était calculé, si par exemple Valérie Trierweiler avait prouvé dans sa carrière un instinct de journaliste critique qu’elle aurait abdiqué pendant quelques années. Au contraire, l’auteur est consciente de sa propre naïveté passée face aux dominants, quand elle tenait la chronique du marigot, principalement pour une publication sur papier glacé connue pour escamoter toute pensée dérangeante pour le système élitaire. En dénonçant cette naïveté, elle referme sa parenthèse élitaire par un pamphlet anti-système.
L'aveuglement de la critique
Bien sûr tout y passe dans un certain fracas. Le sentiment amoureux déçu s’entremêle avec le ressentiment de classe, le tout traversé par les questionnements éternels sur le lien distendu entre centres de décision et couches populaires, qui ne cessent de hanter la gauche gouvernementale depuis le début des années 1980.
Que lui répond aujourd’hui la critique littéraire? Que Valérie Trierweiler écrit mal. C’est à notre avis s’aveugler devant non seulement l’enjeu politique de Merci pour ce moment, qui réussit à faire entrer le citoyen ordinaire de gauche dans l’antre du pouvoir présidentiel, mais aussi la puissance littéraire de ce style le plus authentiquement populaire peut-être depuis un autre refusé du Goncourt: Céline. Avec des phrases d’une limpidité comme:
Combien de fois nous sommes-nous retrouvés dans la cave de la mairie de La Guenne [en fait Laguenne] à déguster le bon vin de Roger et avaler ses tourtoux [notez, Messieurs de l’Académie française, ce mot à ajouter à ceux qui font leur pluriel en x] aux rillettes?
Où lit-on cela ailleurs? À l’heure de l’autofiction, du narcissisme en mondovision, de la téléréalité scénarisée, des réseaux d’amitié sur serveur internet, et, comme nous le relevions, de la fabrication maniaque d’une parole politique aseptisée, là est l’expression d’une discrétion plébéienne qui nous manque dans le paysage romanesque contemporain, avec une ambition dans les thèmes surpassant de loin celle d’un Philippe Delerm. Pour ces raisons, même sans faire oeuvre de fiction, il nous semble que Valérie Trierweiler est dans la plus droite ligne du testament d’Edmond de Goncourt:
«Mon vœu suprême, vœu que je prie les jeunes académiciens futurs d’avoir présent à la mémoire, c’est que ce prix soit donné à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme.»
1 — L’auteur tient à saluer l’inestimable apport à sa réflexion des travaux du Centre d’études Mazarine Pingeot (CÉMaPi), trop tôt disparu.