Économie

Jean Tirole, le prix Nobel d'économie qui veut rendre le licenciement plus facile mais plus coûteux

Temps de lecture : 4 min

Si le comité Nobel a récompensé le chercheur toulousain pour ses travaux d'économie industrielle, sa contribution la plus médiatisée au débat économique français concerne le marché du travail. Dix ans après sa formulation, elle n'a pas encore abouti.

Jean Tirole pose avec un tee-shirt de la Toulouse School of Economics après l'annonce de l'attribution du prix Nobel 2014. REUTERS/Fred Lancelot.
Jean Tirole pose avec un tee-shirt de la Toulouse School of Economics après l'annonce de l'attribution du prix Nobel 2014. REUTERS/Fred Lancelot.

On ne trouvera pas trace, dans les quelques cinquante pages du «dossier scientifique» que le comité Nobel a consacré à Jean Tirole, primé lundi 13 octobre, de mots comme «marché du travail» ou «licenciements»: si l'économiste français a été distingué, c'est essentiellement pour ses travaux sur l'économie industrielle et la concurrence, appliqués à des domaines aussi variés que les télécoms ou la finance. Mais il a aussi apporté sa contribution aux débats français sur le marché du travail, plus que jamais d'actualité comme l'illustre la dernière polémique sur l'assurance chômage.

Cela se passait en 2003, dans un rapport coécrit pour le Conseil d'analyse économique avec Olivier Blanchard du MIT –depuis devenu chef économiste du FMI. Au nom du «principe de responsabilisation» des entreprises, les deux auteurs y avançaient notamment une idée forte, celle, sur le modèle de ce qui se fait en Amérique du nord, d'imposer une procédure de «bonus-malus» (experience rating) pour les licenciements, sur le modèle du bonus-malus des assurances ou du principe pollueur-payeur en matière d'environnement.

«Supporter le coût social»

Leur argument est que les entreprises qui licencient le plus «doivent supporter le coût social qu'elles imposent à la société», de même qu'une entreprise qui pollue doit supporter le coût de nettoyage. Or, cela n'est pas le cas actuellement puisque, si les entreprises versent des indemnités de licenciement, les cotisations qu'elles doivent à l'assurance-chômage dépendent elles de leur nombre de salariés, pas de leur comportement en matière de licenciements.

Afin d'éviter de pénaliser les entreprises en difficulté, cette taxe sur les licenciements serait inférieure au coût pour la société du salarié au chômage: une partie de la mise au chômage resterait donc mutualisée, mais une partie serait à la charge de l'employeur.

En contrepartie de cette taxe, Blanchard et Tirole proposaient notamment deux grandes mesures: l'instauration d'un contrat de travail unique avec des droits croissants au fil du temps pour les salariés, afin de lutter contre la coupure en deux du marché du travail français (les CDI contre les autres); un allègement des procédures administratives et judiciaires de licenciement (hors du jugement des licenciements pour faute et des cas de discrimination). «Comment réconcilier [...] deux demandes légitimes: flexibilité et protection?», s'interrogeaient-ils, ce qui a fait dire que leur rapport constituait une des principales étapes de la réflexion sur une «flexicurité» française.

Jean Tirole résumait à l'époque en quelques phrases ses propositions dans un entretien à Libération:

«Nous défendons la protection de l'emploi mais nous proposons de l'organiser différemment. Il s'agit d'un "donnant donnant" entre les salariés et les patrons, qui souhaitent pouvoir adapter leurs effectifs en fonction d'impératifs économiques ou technologiques. Les salariés perdront certes en protection juridique, mais l'entreprise qui paiera une taxe pour chaque personne licenciée y regardera à deux fois avant d'annoncer un plan social ou un licenciement individuel.»

«Ma fonction est de lancer des idées»

Ces propositions ont suscité des critiques variées de plusieurs côtés de l'échiquier politique. Les plus libéraux estiment que cette taxe repose sur le principe d'un emploi «dû définitivement» au salarié. Les syndicats s'inquiètent des critiques formulées sur le contrôle judiciaire des licenciements. D'autres évoquent un risque de pénaliser encore davantage les salariés les moins «employables», pour qui le risque de licenciement serait le plus fort, ou d'oublier les coûts «psychiques» du licenciement. Ou encore d'une «dilution» de la responsabilité sociale de l'entreprise, notamment en matière de reclassement.

Fidèle à une optique de «pédagogue» aux propositions «prosaïques» (les deux qualificatifs sont de l'économiste Alexandre Delaigue), Tirole a lui toujours affirmé qu'il voulait avant tout lancer des débats, sans s'engager politiquement sur leur mise en œuvre. En 2007, il déclarait ainsi à La Recherche:

«Cette proposition est débattue, et, je l'espère, sera reprise un jour par des décideurs politiques. Cela dit, comme économiste, j'estime que ma fonction est de lancer des idées dans le débat public, libre ensuite aux décideurs de les reprendre ou non. Il est normal que les idées fassent leur chemin et soient assimilées avant d'être mise en oeuvre.»

Ou encore, en 2012 dans La Tribune:

«La situation est bloquée, depuis des années, par la mauvaise qualité du dialogue social dans notre pays. A mon sens, c'est peut-être à la gauche de faire cette réforme. Certes, aucun homme politique ne pourrait se faire élire là-dessus, mais une réforme structurelle du marché du travail, négociée et mise en place de façon progressive, aurait un effet positif sur l'emploi et mettrait fin à la dualité de notre marché de l'emploi.»

«Des idées d’économistes qui sont morts depuis longtemps»

En 2003, l'économiste-blogueur Stéphane Ménia saluait dans le rapport Blanchard-Tirole «un texte efficace, clair et précis, un travail remarquable du point de vue de la méthode et qui pourrait s’avérer fécond sur son contenu». Certaines idées des deux auteurs ont ensuite été reprises, sous des formes plus ou moins proches, par d'autres rapports, signés des économistes Pierre Cahuc et Francis Kramarz, de l'ancien patron du FMI Michel Camdessus ou de l'IGF et de l'Igas. Mais elles n'ont pas été mises en application.

Pendant la primaire socialiste de 2011, François Hollande affirmait préférer, en matière de licenciement, la taxe au droit, au contraire de Martine Aubry, mais cela ne s'est ensuite guère vu dans sa politique. Nul doute que la soudaine célébrité de Tirole devrait faire ressortir les appels à appliquer ce bonus-malus, mais il ne faut donc peut-être pas être trop pressé, comme l'a lui-même reconnu le lauréat dans sa première réaction post-Nobel:

«Keynes disait: les politiques utilisent des idées d’économistes dont ils ne connaissent même pas le nom et qui sont morts depuis longtemps. C’est un peu pessimiste mais j’y crois, c’est notre boulot.»

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