Quand le virus Ebola s'est répandu au Liberia, certains chefs religieux n’ont pas hésité à affirmer que des «actes immoraux» étaient responsables de cette éruption catastrophique. Des représentants chrétiens du Conseil des Eglises du Liberia ont ainsi affirmé que «Dieu était en colère contre le Liberia». Le communiqué du Conseil stipulait notamment que «Ebola est une calamité. Les Libériens doivent prier et implorer le pardon de Dieu pour les actes immoraux (comme l’homosexualité) et la corruption qui continuent de gangrener notre société». Leur solution pour enrayer l’épidémie? Que chacun reste chez soi pendant trois jours, qui seront mis à profit pour jeûner et prier.
Des précédents célèbres
L’idée qu’Ebola soit une punition divine est partagée par certains membres de la communauté évangélique. «Que le virus Ebola frappe, dit ainsi un site Internet. Dieu n’est pas là pour nous donner ce que nous vous voulons et si la mort de nos proches nous permet d’en prendre conscience, alors telle est Sa volonté.» Rick Wiles, animateur radio chrétien aux Etats-Unis en rajoute une couche: «Si le virus Ebola se répand à la surface du globe, assurez-vous que le sang de Jésus soit sur vous, que vous êtes marqués par les Anges et protégés par Dieu.»
Il y a quelque chose d’insidieux à propager l’idée que Dieu protègerait la santé des croyants et punirait les autres.
Car cette idée que la «Colère divine» expliquerait l’éruption du virus Ebola n’est pas sans rappeler d’autres réactions récentes à des crises ou des désastres, comme l’est aussi celle consistant à pointer du doigt «la corruption et l’immoralité». On a ainsi vu fleurir des explications similaires lors de l’ouragan Sandy, du tsunami de 2004 en Asie ou avec l’ouragan Katrina, cette dernière catastrophe ayant été présentée comme une réponse à des péchés allant de l’avortement à l’homosexualité en passant par l’antagonisme à l’égard de l’islam ou le manque de soutien à l’Etat d’Israël. «La Providence punit les péchés nationaux en nous infligeant des calamités nationales», écrivait ainsi le groupe Columbia Christians for Life. «Nous considérons que Dieu contrôle le climat», affirmait également le responsable du groupe évangéliste Repent America. La mention de «l’homosexualisme» (sic) par le Conseil du Liberia est également un refrain familier. Dans les années 1980, la droite religieuse américaine affirmait que le sida était une punition divine infligée aux homosexuels.
Des journalistes du Daily Beast et d’ailleurs ont pointé du doigt que la punition divine est un mécanisme bien rôdé pour expliquer les plus grandes catastrophes. Ils font ainsi remarquer que c’est lors de l’épidémie de Peste noire qui frappa l’Europe au Moyen Age qu’apparut la figure de la faucheuse, personnifiant la mort et incarnant la peur culturellement établie de la contagion. Les réactions auxquelles nous assistons au Liberia, poursuivent-ils, sont le reflet de la nature humaine: une manière de tenter de donner du sens à des catastrophes ou des maladies face auxquelles nous nous sentons impuissants.
Dans une certaine mesure, ils ont raison: l’éruption du virus Ebola, une maladie aussi horrible que terrifiante, vient jouer sur nos peurs les plus primitives, et nous ramène aux vieilles réponses émotionnelles ou théologiques. Mais attribuer ces théories de la punition divine au simple besoin de comprendre l’éruption d’une maladie, les limiter à quelque chose qui serait de l’ordre d’une réponse dans l’urgence, est une erreur. La connexion, au sein des religions, entre la maladie et le péché est une constante, en période de calme comme en période de crise.
Ce que dit la Bible
Dans le monde judéo-chrétien, c’est bien dans la Bible que sont ancrées ces idées de calamités venant frapper des nations tout entières –pensez par exemple au dix plaies d’Egypte– et le lien entre la maladie et la colère divine est clair. Les personnes qui offensent Dieu ou ses représentants sont soudain frappés par toute une variété de maux: maladies de peau, stérilité, cécité ou «maladie» sans plus de précision, sont autant de punitions utilisées par une divinité en colère. Ces maladies sont, à leur tour «guéries» par des prières, des actes de piété ou en demandant pardon à Dieu. Quand bien même Jésus dit, dans l’Evangile selon Saint-Jean, que la cécité d’un homme n’est due ni aux péchés d’un homme ni à ceux de ses parents, le reste des Evangiles dépeint Jésus comme un médecin des pécheurs, ce qui tend à mettre sur le même pied la maladie et le péché. L’idée générale qui sous-tend la Bible est que la maladie est provoquée par le péché et soignée par Dieu.
Cette idée est dépeinte par des théologiens comme le «modèle religieux» de l’invalidité. A l’inverse des autres modèles, qui attribuent les causes et origines des invalidités à des diagnostics médicaux, à des raisons socioculturelles ou aux attitudes à l’égard des personnes malades, le modèle religieux a, comme c’est le cas dans le cadre général de la pensée religieuse, une vue intéressée, et s’inscrit dans une narration des actions humaines et des réactions divines. Et s’il est très tentant de reléguer de telles considérations explicatives à un monde pré-moderne ayant vu naître la mythologie grecque et les récits bibliques, cette vision religieuse est plus répandue et plus solidement ancrée dans la culture contemporaine qu’on ne le pense généralement.
La Bible a beau avoir 2.000 ans, nous ne devrions certainement pas écarter son influence sur une culture dans laquelle, selon un sondage de Gallup, trois Américains sur quatre pensent que la Bible est d’inspiration divine ou est l’œuvre directe de Dieu. La vision biblique de la maladie et du jugement divin sont régulièrement diffusée dans les prêches et de nombreux livres comme celui ci, sorti en 2005 et portant le titre Infertility in the Bible: How the Matriarchs Changed Their Fate, How You Can Too («Infertilité dans la Bible: Comment les matriarches l’ont résolue et comment vous le pouvez à votre tour») qui suggère à la lectrice qu’une personne stérile devrait «tenter de trouver quelle est sa faille intime… comprendre quelle erreur elle commet et espérer que cette connaissance nouvelle permettra une intervention divine, à présent qu’elle n’est plus aveuglée par des désirs rentrant en contradiction avec le plan de Dieu». La croyance et l’obéissance sont donc synonymes de santé –une antienne religieuse qui a fini par imprégner ce monde si ostensiblement séculier. Une étude, souvent citée, provenant de l’Université Duke, de Caroline du Nord, affirmait ainsi (tout en ne niant pas l’importance de comprendre la cause et les effets de la maladie) que la pratique religieuse pouvait renforcer les défenses immunitaires.
Une idée répandue, en Afrique comme en Occident
Il y a quelque chose de très insidieux dans cette notion qui voudrait que Dieu protège la santé des croyants et punisse les autres, ce qui explique probablement pourquoi elle n’est jamais ouvertement exprimée. (La nature manifestement aléatoire de la maladie en fait un élément sur lequel les gens ont moins de contrôle que, par exemple, la richesse ou la pauvreté, dichotomie plus facilement associée à une faveur –ou une défaveur– divine. Certes, la santé et la richesse sont bien davantage liées que toute personne épousant l’idée d’une origine divine de l’une ou de l’autre ne voudrait bien l’admettre.) Pourtant, même murmurée, cette idée est très répandue, même dans le monde occidental.
Quand des chefs religieux du Liberia attribuent le virus Ebola à la volonté divine, ils ne font certainement pas appel à un concept religieux ornemental et rarement utilisé. Ils ne font qu’exposer un élément standard du répertoire religieux. Les journalistes et éditorialistes qui dépeignent cette réaction religieuse comme une réaction humaine normale en temps de crise ne voient pas que cette idée est une constante dans l’explication religieuse de la maladie.
Mais ce qui fait de la persistance et de la prévalence de cette association entre maladie et punition divine quelque chose de si difficile à comprendre et de si problématique, ce sont bien les effets d’une telle idée sur les malades eux-mêmes: quand la maladie est perçue comme une punition, les malades sont considérés comme punis. Stigmatiser la maladie est une chose dangereuse: elle fait du malade un étranger au corps social et devient un moyen, pour les personnes en bonne santé, de s’éloigner, physiquement mais aussi psychologiquement, des malades. Les malades sont maudits, et les biens portants sont donc, par conséquent, bénis. Cela ne peut avoir qu’un seul effet sur la manière dont les malades sont traités: si la maladie est une punition divine, ceux qui en souffrent la méritent, par définition, tout comme les homophobes aimaient à l’affirmer au pic de l’épidémie de sida.
Cette idée, déshumanisante, que la maladie est liée au péché est une pensée commune à toutes les pensées religieuses. Les périodes de crise, comme celle que nous traversons, peuvent pousser certains chefs religieux à exprimer ouvertement la manière dont leur religion voient la maladie, mais ces explications ne sont pas seulement de produit de crises. Elles sont le reflet profond, persistant et fondamental de la manière dont les communautés religieuses perçoivent leurs malades. Les chefs religieux qui présentent le virus Ebola comme d’autres crises comme des punitions religieuses et les journalistes qui attribuent cette tendance à une réaction humaine face à la pression –et tendent à l’excuser– ne font que participer à la perpétuation d’un mode de pensée dangereux et destructeur.