Mi-septembre, nous avons publié sur Slate.fr un article de Thomas Guénolé sur les projections électorales pour les élections régionales de 2015. Un autre politologue et contributeur régulier de Slate, Joël Gombin, conteste ces résultats.
L'art, ou plutôt l'artisanat, de la prévision électorale est délicat car on risque plus d'y laisser des plumes que de viser juste à tous les coups. De ce point de vue, il faut féliciter Thomas Guénolé car il accepte d'échanger une visibilité immédiate contre une possible déconvenue ultérieure.
A part ça, on reste un peu pantois face à ses projections. Tout est dans le sous-titre, en fait: «Une analyse des possibles résultats si le rapport de forces politique était semblable à celui des dernières européennes» [sous-titre de la rédaction de Slate]. Mais précisément: les régionales ne sont pas les européennes.
Thomas Guénolé écrit qu'«en 2010, les élections régionales avaient reproduit assez fidèlement les comportements de vote aux élections ayant eu lieu un an plus tôt: les européennes de 2009». Sauf que ce n'est pas exact: aux européennes, le total gauche s'élève à environ 45%; aux régionales, il dépasse, au premier tour, les 53%. Le Front national, lui, fait 6,3% aux européennes, et 11,4% aux régionales: presque le double!
De plus, la structure géographique du vote n'était pas vraiment comparable. En fait, si on compare les résultats du FN –car c'est bien lui qui est au cœur des projections de Thomas Guénolé– entre 2009 et 2010, on constate qu'ils sont étonnamment peu similaires (un coefficient de corrélation de 0,7 au niveau communal), compte tenu du faible laps de temps entre les deux scrutins. On trouve même plus de 4.000 communes dans lesquelles le vote FN recule entre 2009 et 2010…
Mais il n'y pas que l'hypothèse principale qui est discutable. A l'heure où ces prévisions ont été effectuées, on ne connaissait ni la date, ni le cadre territorial des élections régionales. Et encore moins la configuration de l'offre électorale, à propos de laquelle Thomas Guénolé fait des hypothèses pour le moins osées: par exemple, il suppose que les écologistes partiront systématiquement en alliance dès le premier tour avec le PS. Vu l'état des relations entre les deux partis, rien n'est moins sûr… On reconnaîtra que pronostiquer des résultats en connaissant si peu de choses est loin d'être évident.
Un autre problème majeur concerne les dynamiques d'entre-deux-tours.
Thomas Guénolé semble faire l'hypothèse (non explicite) que les voix du premier tour se reporteront nécessairement sur leur «camp» au second tour. Outre que ça n'a rien d'évident –dans le cas du Front de gauche par exemple–, c'est ignorer les réactions que peuvent susciter, dans certaines régions, la perspective crédible d'une accession du FN au pouvoir (augmentation de la participation entre les deux tours, qui peut d'ailleurs se faire en faveur ou au détriment du FN, report sur le mieux placé des candidats de «l'arc républicain» de la part d'une partie de l'électorat fortement opposée au FN). Dans le même ordre d'idées, spéculer dès aujourd'hui sur d'éventuels accords de désistement de «troisième tour» (l'élection du président de l'assemblée régionale) entre droite et gauche relève du roman d'anticipation.
D'autres conclusions méritent également d'être discutées.
Par exemple, l'auteur sait, plus d'un an avant même que les électeurs aient voté, d'où viennent les futurs électeurs du FN: du «réservoir», qu'il situe à 14% des inscrits, score réalisé par Marine Le Pen à l'élection présidentielle de 2012. Or, comme je le montre dans une note récente de la Fondation Jean-Jaurès, cette notion de réservoir fini ne tient déjà pas pour les européennes de 2014: le vote FN a puisé au-delà. Il y a aujourd'hui une dynamique du vote FN, dont il n'est pas certain qu'elle se reproduira en 2015, mais dont il faut tenir compte.
Ces projections soulèvent donc beaucoup plus de questions qu'elles n'en résolvent. Ce ne sont pas les conclusions auxquelles parvient Thomas Guénolé que je conteste: il n'est pas impossible que ses projections soient, pour partie ou en totalité, confirmées. Mais en recourant à une méthodologie trop simpliste, cette projection ne nous aide en rien à comprendre les processus politiques à l'œuvre, ni, probablement, à les anticiper.