Culture

«Saint Laurent», un autoportrait de Bonello en «doux tyran»

Temps de lecture : 8 min

Le biopic du couturier évite tous les écueils du genre pour devenir une réflexion sur la création, et sur le cinéaste lui-même. Entretien.

Gaspard Ulliel dans «Saint Laurent» de Bertrand Bonello.
Gaspard Ulliel dans «Saint Laurent» de Bertrand Bonello.

Slate.fr est partenaire de Saint Laurent.

Dans tout portrait d’un artiste par un artiste, il est tentant de chercher l’identification de l'un à l'autre. Dans le Saint Laurent de Bertrand Bonello, toutes les phrases sur la création prononcées par le couturier pointent vers le cinéaste.

«J’aime les corps sans âme, l’âme est ailleurs», lâche YSL en parlant de ses mannequins. «Il a la modestie de ne pas dépasser son sujet», dit-il au vu d'un tableau représentant la petite chambre de Proust. Ou «Bergé, mon Bergé, je t'aime, je ne serai pas ton petit mouton», à propos de son compagnon et financier. Toutes ces phrases peuvent avoir été pensées par Bonello au sujet de ses comédiens, de ses films, de son rapport aux producteurs ou au potentiel censeur.

Bertrand Bonello à Cannes, le 17 mai 2014. REUTERS/Yves Hermann.

Dans les jardins d’un hôtel particulier dont on ne soupçonnerait pas l'existence, à Paris, le réalisateur fume une cigarette. La séance photo est terminée, il a retiré son smoking. Il parle de son film avec douceur et intelligence.

Saint Laurent est beaucoup de choses, beaucoup de pistes, beaucoup de références, beaucoup d'adjectifs. Un film proustien, entre spirales de temps enroulées comme des serpents et volonté de ne pas expliquer le génie de son sujet. Un film viscontien dans ses fastes visuels et l'idée, géniale, d'embaucher Helmut Berger pour jouer YSL vieilli. Un film ophulsien, avec Saint Laurent en pointe blessante d'un triangle amoureux avec son compagnon Pierre Bergé et son amant Jacques de Bascher, qui regarde à la télévision Danielle Darrieux souffler «Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas...» Un film «pasolinien» aussi, revendique le cinéaste. Mais avant tout un film «bonellien», reflétant son propre désir, sa propre vision de la création:

«Très bêtement, quand je pars sur le film, ce qui m'intéresse, ce sont les possibilités de cinéma qu'il peut engendrer, au-delà d'Yves Saint Laurent, pour lequel j'avais un intérêt et une affection, mais pas plus grands que ça. Je me dis: je vais pouvoir m'amuser, tenter des choses, avoir une richesse visuelle que le sujet demande, que je n'ai pas à instaurer, un romanesque que je n'ai pas à inventer. Un personnage comme ça, si je le créais, il serait trop gros, quelque part. Là, on me le donne.»

Le romancier Jean-Jacques Schuhl, dont on entend quelques lignes dans le film, a écrit du couturier: «Son esprit semblait être resté dans la robe. Ça s’appelle le style.» Dans Saint Laurent, l'esprit Bonello est resté, intact, dans un projet de commande.

Le sens du détail

Le cinéaste l’a assez dit, le genre du biopic lui a fait peur. Pas tant parce que, quelques mois plus tôt, un autre réalisateur avait sorti un autre biopic sur le couturier (Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, incontestablement moins bon, non pas un film d’art, mais un divertissement linéaire, facile, ennuyeux) mais parce que le genre est fait de pièges:

«C'est un genre qui tend à démythifier alors que moi j'aime plutôt le mythe.»

Bonello regrette l'illusion biographique, la cohérence factice, induite a posteriori dans les biopics:

«Vous avez quelqu'un, un destin, une image iconique, un mythe, et on trouve une logique pour dire comment il en est arrivé là, et donc qu'il est un peu comme vous et moi, qu'à un moment il y a eu le traumatisme, le "Just do it"… Ça casse un truc.»

Sans compter qu'en allant voir ces films, le public attend des choses précises: il veut voir telle scène dont il a une image en tête, une idée, et la vérifier; entendre une «petite phrase» historique. Il attend la rencontre avec Bergé, la photo iconique d'YSL assis nu, par Jean-Loup Sieff, celle de sa collection par Helmut Newton...

«Il faut donner au public des choses qu'il connaît déjà, on ne peut pas tout virer. Et en même temps, il faut contourner ces passages pour les rendre plus intéressants que du pur verbatim. Il ne faut pas des grandes idées, mais une somme de détails pour essayer de rendre ce genre un peu plus libre, plus fluide, de lui redonner de la fiction, de ne pas l'enfermer dans son rapport à la vérité, son côté Wikipedia.»


Cette somme de détails, c’est ainsi que travaillait Saint Laurent, c’est ainsi que se fabrique un vêtement. Une couture, un pli, un revers finement dessiné. Dans Saint Laurent, on voit bien le côté presque chirurgical de cet art. Les ouvrières sont en blouse blanche –c’est réaliste–, elles s’affairent pour couper; les crayons, les ciseaux comme des scalpels.

Cette minutie, ce sens du détail, c’est l'un des visages du réalisateur cachés dans le film, qui ne veut aborder ses sujets que «de l'intérieur»:

«La réussite ne tient qu’à une somme de détails et non à des grandes choses ou de grandes idées. Qui disait "Dieu est dans les détails"? C’est ça. Je crois plus à ça qu’aux grandes idées généralistes.»

Contrastes

Dieu est aussi dans les contrastes: entre l’intime et le public, la violence et le plaisir. La volupté –«un film presque sous opium», dit Bonello– et un montage, dans la première heure, très scorsesien: le cinéaste dit avoir revu Casino. Le film est contrasté comme l’était la vie de Saint Laurent.

«J’aime les contrastes, je crois de plus en plus aux contrastes dans les films. Et j’irai même plus loin: je ne crois plus à un film qui n’a pas de contrastes», sourit Bonello. C'est la deuxième parenté entre le couturier et le réalisateur.

L’un des contrastes de Saint Laurent –y compris dans son rapport au réel, plusieurs anecdotes du film étant totalement inventées– oppose maîtrise et abandon. Saint Laurent était méticuleux dans ses dessins, absorbé par la création, maniaque; mais aussi noctiluque, jouisseur, s’abandonnant dans les bras des hommes au Trocadéro ou dans les rues dans lesquelles on lui tendait les bras.


Chez Bonello, des scènes de danse racontent ce contraste entre maîtrise et abandon. Comme celle dans laquelle la mannequin Betty Catroux (jouée par la mannequin Aymeline Valade) danse la première fois qu’YSL la voit au Sept, sa boîte fétiche. Elle danse comme on ne danse que tard dans la nuit, après avoir absorbé un certain nombre de substances, elle danse comme quand on a oublié les regards et les conventions, pour soi, dans l’abandon. Mais il y a dans ses mouvements une énergie chorégraphiée, une mécanique parfaite, c’est une danse presque guerrière: de la maîtrise à l’abandon.

Il y avait dans Le Pornographe une danse de Jérémie Renier qui relevait de cette même ambivalence. Il dansait sur Marcia Baila des Rita Mitsouko comme sur un ring, et pourtant dans l’abandon, pur corps bien découpé devenant un spectre. Il dansait comme filme Bonello:

«L’abandon, le lâcher prise, ce n’est pas évident à vivre, à faire, ni à filmer. C’est quelque chose qu’on me renvoie beaucoup, ce côté hyper control freak. On m’appelle le doux tyran. J’ai besoin d’être partout: je ne peux pas ne pas écrire mes scénarios, ne pas être au montage, au mixage. Un film pour moi, c’est mille fils qu’on déroule, et je suis obligé de les tenir tous. Certains réalisateurs, et de très bons, ne vont presque pas au montage. Moi, j’aime être là de la première image à la dernière. C’est très fatigant, on n’a jamais de répit sur les trois années qui font un film. Mais je pense être incapable de faire autrement.»

Et pourtant, sur le plateau, il cherche l'abandon:

«Il y a deux sortes d’acteurs avec lesquels j’ai beaucoup de mal: ceux qui ne font pas ce que vous voulez et ceux qui font tout ce que vous voulez. L’acteur idéal est celui qui fait tout ce que vous voulez et désobéit à un endroit et vous dépasse. Je mets tout en place au maximum pour que cela puisse arriver: qu'il se lâche.»

Comme Stravinsky disait que «la liberté n'existe que dans une étroite soumission à l'objet», que la liberté n’existe qu’à partir du moment où l’on se libère de quelque chose, de même le lâcher prise ne peut exister que dans un cadre. Les tournages de Bonello sont cadrés:

«Un plateau, c'est un endroit compliqué, c'est un lieu de pouvoir, de tension, avec un énorme ennemi qui est le temps, il faut mettre son ego dans sa poche. Il y a un capitaine, il faut un peu s'effacer derrière.»

Hormis sa compagne, la directrice photo Josée Deshaies, qui travaille avec lui sur tous ses films et dont il dit que c'est plus une collaboration, il y a une sorte de soumission sur le plateau: «le temps du tournage, il y a des gens qui font un don de soi, c’est vrai», comme les petites mains dans les ateliers de Saint Laurent. «Les assistants réalisateurs, les régisseurs, s’effacent complètement pour la séquence. Et c’est très beau, cette façon dont une scène ne peut arriver à naître que parce que tous ces gens s’appliquent dans le même sens.»

Quand la fête battait encore

Et malgré tout ce monde qui grouille, sur les plateaux, dans les ateliers, la solitude.

C’est l’ultime parallèle entre Yves Saint Laurent et Bertrand Bonello. Le fardeau de tout artiste enfermé dans son art, dans sa tête. Cette mélancolie crépusculaire qui traverse tout son cinéma, avec des jaillissements de mort, d'une solitude immense.

Mes films sont hyper mélancoliques; il faut que j’arrive à mettre un peu de joie.

Au moment de l'entretien, Bertrand Bonello finissait de préparer une rétrospective qui a commencé le 19 septembre à Beaubourg:

«En faisant un petit montage à cette occasion de toutes les fins de mes films, je me suis rendu compte à quel point la solitude est présente. Tous les derniers plans de mes films, ce sont des gens seuls: c’est déprimant. Ça m’a fait un choc. Mes films sont hyper mélancoliques; il faut que j’arrive à mettre un peu de joie. Mais film par film, on ne s’en aperçoit pas, c’est lors des rétrospectives [qu'on s'en rend compte].»

La même solitude qui a traversé Saint Laurent. Le processus d’identification est «fort» entre les deux hommes:

«Sur la mélancolie, la musique, le besoin de réfréner certaines tendances, la douleur aussi de fournir.»

Et une parenté dans les époques. Celle durant laquelle se déroule une grande partie du film, les années 1970, Bonello était enfant. C'est une époque qui le fascine, il croit qu'elle était «pleine d'intelligence et de légèreté, alors qu'on serait aujourd'hui dans quelque chose d'un peu moins intelligent de très lourd. En termes de littérature, de philosophie, d'idées, j'avais l'impression qu'il y avait quelque chose qui circulait beaucoup plus, même si elles étaient certainement un peu utopiques et naïves. C'est pas grave, ça fabrique quelque chose d'assez vivant, face à une sensation un peu mortifère des choses aujourd'hui».

Dans Le Pornographe, l'un des personnages disait: «Nous vivons une époque sans fête et nous y avons contribué.» Dans Saint Laurent, Bonello filme un autre lui-même, quand la fête battait encore.

Saint Laurent

de Bertrand Bonello, avec Gaspard Ulliel, Louis Garrel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Amira Casar, Aymeline Valade, Micha Lescot et Helmut Berger.

Durée: 2h30.

Sortie le 24 septembre 2014.

Slate est partenaire du film.

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Bertrand Bonello, Résonances

Exposition du 19 septembre au 26 octobre, au centre Georges-Pompidou.

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