C'est sans doute l'une des plus célèbres expériences scientifiques de l'histoire de la psychologie, au point qu'elle a même inspiré, il y a cinq ans, un documentaire polémique en France, Le Jeu de la mort.
Au début des années 1960, Stanley Milgram, chercheur à Yale, demande à des individus sélectionnés par petite annonce d'infliger des chocs électriques d'intensité croissante à d'autres individus (qui, eux, sont en réalité des acteurs, et ne reçoivent en fait pas de chocs) s'ils échouent à retenir des mots. Le tout sous la supervision d'un scientifique, et en leur faisant croire qu'ils participent à une étude sur l'influence de la punition sur l'apprentissage.
Dans la variante la plus connue de l'expérience, 65% des individus allèrent jusqu'à la tension maximale, et potentiellement mortelle, de 450 V.
Le documentaire Obedience retrace l'expérience de Milgram
L'expérience est devenue emblématique, résume la British Psychological Society, de la façon dont «des gens ordinaires peuvent causer une souffrance extraordinaire aux autres quand on le leur demande». Et ce d'autant plus que Milgram a nourri ses conclusions des analyses développées à l'époque par Hannah Arendt sur la «banalité du mal» –Eichmann à Jérusalem, le livre de la philosophe sur le célèbre criminel contre l'humanité nazi, date de 1963.
A l'époque, le chercheur a été très critiqué par certains confrères pour avoir infligé des souffrances psychologiques à ses cobayes. Pour se défendre, il citait un sondage réalisé sur plus des trois quarts des 800 participants après qu'on leur avait fait part de la réalité de l'expérience: 84% se disaient «satisfaits» ou «très satisfaits» d'y avoir participé. Selon lui, ils se situaient dans un «état agentique», où l'individu devient agent d'une autorité supérieure, se concentre plus sur le fait d'obéir et l'action à mener que sur les implications morales de celle-ci.
Une conclusion aujourd'hui remise en cause par l'étude (en accès payant) publiée dans le British Journal of Social Psychology par quatre chercheurs américains, anglais et australiens, Alex Haslam, Stephen Reicher, Kathryn Millard et Rachel McDonald, et qui sera suivie d'un documentaire, Shock Room.
Les chercheurs y estiment que «la signification de l'expérience pourrait avoir été largement déformée». Selon eux, l'important n'est pas de savoir si les individus étaient contents ou perturbés après l'étude, mais pourquoi: à cet effet, ils ont examiné les archives de Stanley Milgram à Yale.
Ils en tirent la conclusion que loin d'être dans un «état agentique», désengagés, les participants faisaient au contraire preuve d'une forme d'«engagement» envers les buts de l'étude, jugés vertueux. Un constat qu'ils appuient sur une étude qualitative des commentaires laissés par les «cobayes». Extraits:
«Pour résumer, heureux d'avoir pu rendre service.»
«J'espère que mes efforts et ma coopération ont pu être utiles à votre projet.»
«Je serai toujours content d'aider Yale dans ses expériences. Je crois fermement dans ce genre d'expériences qui aident à mieux comprendre les gens.»
Selon leur analyse, deux tiers des participants faisaient preuve d'une attitude «engagée» envers l'étude (vantant son intérêt et sa rigueur, ou celle de la recherche scientifique en général) et seulement 9% d'une attitude désengagée.
«Les participants se sentent bien car ils ont l'impression qu'ils ont contribué à quelque chose de bien, de progressiste, de bénéfique à l'humanité», notent les auteurs. «Nous avons remarqué très peu de "bureaucrates inattentifs", qui accomplissent leur tâche le plus minutieusement possible sans se soucier du problème plus général.»
Bien sûr, les chercheurs notent que les participants ont pu reconstruire leurs sentiments en apprenant qu'ils avaient été piégés. Mais certaines réactions («J'ai attendu avec une grande anxiété ce rapport pour me soulager l'esprit et voir ma curiosité satisfaite») montrent aussi clairement que, dès l'expérience en elle-même, ils n'étaient pas des robots.
Alors, tout va pour le mieux? Pas si vite, écrivent les auteurs, car la façon dont les cobayes de l'expérience de Milgram ont réagi pose un autre problème de soumission:
«Milgram a rétabli le bien-être des participants en les attirant habilement par l'idée que la science est quelque chose de si démesurément profitable à l'humanité qu'un "dommage collatéral" infligé au passage ne pose pas problème.»
Obéir aveuglément à l'idée du progrès scientifique plutôt qu'à l'autorité du chef, cela reste obéir aveuglément.