Quand le 18 août, le juge Robert Okun, de Washington D.C., a rendu sa décision, il a pris la peine de la justifier sur 49 pages. Il entérinait la fermeture de la Corcoran Gallery of Art, l’un des plus anciens musées de la capitale fédérale, dont le bâtiment néoclassique n’est situé qu’à quelques centaines de mètres de la Maison Blanche.
Une décision que le Los Angeles Times a résumé de l’abréviation RIP, apposée habituellement sur une pierre tombale. Le musée, après avoir existé pendant près de 145 ans, va donc disparaître.
Ses 17.000 pièces vont être remises à la National Gallery of Art. Le bâtiment néoclassique et l’école d’art reviendront à la George Washington University, l’une des universités privées de la capitale fédérale. Quant au personnel du musée et de l’école d’art, une petite partie est assurée d’avoir au moins pendant un an un contrat de travail avec les repreneurs, mais la grande majorité sera licenciée.
Ce phénomène n’est pas unique. Ces dernières années, pas moins de cinq grands musées américains ont vu leur existence compromise, avec comme conséquences à prévoir des collections démantelées, dispersées, et la disparition d’institutions consacrées à la préservation dans le temps des œuvres artistiques.
Reste à comprendre pourquoi des institutions culturelles installées par définition dans la durée se retrouvent sur le même plan que n’importe quelle entreprise en difficulté. A ce titre, la Corcoran Gallery of Art est un exemple de tout ce qu’il ne faut pas faire.
1.Un déficit en visiteurs
On l’oublie parfois, mais la raison d’être des musées est de transmettre et de faire partager à un public le plus large possible des connaissances historiques ou artistiques. Quand le public déserte, leur raison d’être s’évanouit.
La Corcoran Gallery of Art a vu fondre son nombre de visiteurs au cours de ces dernières années. Ils étaient seulement 85.000 en 2011 et à peine mieux, 96.781, l’an dernier. Trop peu, surtout pour un musée privé créé par la volonté d’un homme, le banquier William Wilson Corcoran, au milieu du XIXe siècle pour accueillir sa collection d’art européen.
Une situation habituelle aux Etats-Unis, où la plupart des musées sont des institutions privées qui vivent grâce à des donateurs qui alimentent en argent et en œuvres d’art leur musée préféré. Des campagnes de collectes de fonds sont régulièrement lancées pour permettre l’entretien, l’agrandissement des bâtiments et l’achat d’œuvres, ou simplement pour payer les factures. Une toute petite partie peut parfois aussi provenir de fonds publics, des municipalités notamment. Mais la grande partie des ressources vient de la vente de billets.
2.Une mauvaise gestion
Les institutions privées peuvent connaître des problèmes de gouvernance. Le musée est géré par un conseil d’administration qui confie à un directeur la gestion au quotidien, et il est préférable que l’entente soit bonne entre les deux. Quand ce n’est pas le cas, le directeur est remplacé.
Depuis les années 70, la Corcoran Gallery a vu les directeurs se succéder. Les changements ont empêché la mise en place d’une politique inscrite dans la durée et la création de relations étroites et durables entre le directeur et les bienfaiteurs et collectionneurs. Ces liens indispensables à la vie des musées américains sont notamment entretenus et développés par l’organisation de soirées, de galas et autres événements mondains qui permettent de ramasser des fonds et de renforcer les liens.
Ces campagnes sont essentielles, et leur échec peut avoir des conséquences redoutables: l’échec d’une campagne de financement lancée au milieu des années 80, d’un montant d'un peu plus de 10 millions de dollars, a sans doute été un élément déclencheur de la crise du Corcoran. Tout comme l'échec du projet d’agrandissement confié à l’architecte Frank Gehry en 1999, qui a avorté en 2005 par manque de moyens et de réelle volonté. La maquette laissait entrevoir un bâtiment grandiose qui aurait redonné, sans aucun doute, un éclat à la vieille institution.
3.Un jeu trouble entre privé et public
Les relations ambigües entretenues entre privé et public conduisent parfois à des situations extrêmes. C’est encore vrai pour le Corcoran et pour d’autres institutions dont l’avenir est incertain, comme le Detroit Institute of Art dans le Michigan, dont nous avons déjà parlé ici et dont l’existence est compromise par la faillite de la ville.
Pour le Corcoran, l’implication de la sphère publique remonte à 1989 quand une exposition consacrée au photographe Robert Mapplethorpe, jugée pornographique, a été annulée sous la pression du Congrès sous prétexte que le musée avait reçu 30.000 dollars d’un organisme public, The National Endowment for the Arts. Le rétropédalage de la direction, son manque d'assurance pour défendre ses choix, montra une fois encore que le musée manquait de ligne claire.
Comme pour le Corcoran, la disparition du DIA à Detroit est déjà anticipée. Ses collections pourraient être vendues pour rembourser des créanciers de la municipalité. La dette de la ville est estimée à 18 milliards de dollars et selon les dernières évaluations, les 60.000 pièces du musée vaudraient entre 2,8 et 4,6 milliards de dollars.
La municipalité a été déclarée en faillite en juillet 2013 et son administrateur judiciaire, Kevyn Orr, et des créanciers lorgnent depuis sur ce magot potentiel. Le premier a proposé un plan où la ville récupérerait 816 millions de dollars sur vingt ans en transférant le musée dans une organisation indépendante soutenue par des contributions de l’état du Michigan et des fondations privées. Mais des créanciers en veulent plus, et rétorquent que les collections du musée valent un peu plus de 8 milliards.
Toutefois, la résistance est forte, d’autant que seulement 5% de l’ensemble des collections ont été acquis grâce à des fonds provenant de la ville. Cette «captation administrative» passe mal. Cette «liquidation» éventuelle détruirait encore un peu plus Détroit, le DIA étant l’un des derniers symboles de sa grandeur passée. La décision sur la recevabilité du plan de vente proposé par la municipalité appartient désormais à un juge, au terme d’un procès qui a commencé le 2 septembre et qui devra déterminer si ce «grand marchandage» est légal.
La situation «surréaliste» du Museum of Contemporary Art (Moca), situé à North Miami, quoique différente, illustre aussi les tensions entre privé et public sur fond de querelle entre le conseil municipal et le conseil d’administration du musée au sujet du déménagement du musée et de la nomination de deux directeurs pour le diriger.
4.Des musées au cœur d'institutions
Certains musées sont parfois liés à des universités. Cela s’explique souvent par leur histoire: Harvard, Yale, Brown, Penn University, Stanford, Brandeis...
Le Corcoran est lui lié à une école d’art. De ce fait, en cas de difficultés, le président qui chapeaute l’ensemble peut être tenté de vendre la collection du musée pour renflouer l’université.
C’est exactement ce qui s’est passé pour un autre musée en 2009 lorsque son président d’alors a voulu mettre en vente l’entière collection d’art du musée de l’université de Brandeis, le Rose Art Museum, propriétaire d’une des plus importantes collections d’art de l'après-guerre de Nouvelle-Angleterre, pour renflouer l’université.
Pas moins de 6.000 œuvres étaient concernées. Une bataille juridique de près de deux ans a abouti au départ du président, à la renaissance du musée et surtout au maintien de l’intégrité de sa collection. En 2012, la désignation d’un nouveau directeur a permis le renouveau de la politique éditoriale, qui a su redonner vie à l’institution et trouver de nouveaux donneurs. Un happy end comme on les aime aux Etats-Unis, mais qui n’a pas été possible pour le Corcoran.