Monde

Cet été, je n'irai pas en Bulgarie

Temps de lecture : 4 min

Parce que l'impunité et la corruption y règnent jusque dans les plus hautes sphères de l'Etat.

Au sud de Bourgas, le plus grand port bulgare sur la mer Noire, s'étend une adorable petite riviera parsemée de petites localités dont l'évocation des noms plonge les Bulgares dans une rêverie romantique: Sozopol, Primorsko, Kiten, Lozenetz, Tzarevo... C'est ici que, du temps du communisme, hippies et artistes locaux se mélangeaient aux rares touristes étrangers dans une ambiance insouciante et bon enfant de colonie de vacances. Malgré un début de bétonnage de la cote et les prémices d'un tourisme beaucoup plus intensif, l'endroit a gardé son charme.

Très prisée par les «intellos» de Sofia, auxquels s'ajoutent désormais les nouveaux riches, la vieille ville de Sozopol est le point de chute obligé pour qui veut visiter le sud du littoral bulgare. Dimanche, 26 juillet, sur la petite route côtière reliant la ville à Primorsko, située un peu plus au sud, un drame a eu lieu. Un accident de la route, qui a coûté la vie à une jeune touriste belge.

Accompagnée par ses sœurs et sa famille, Marjan marchait à pied le long du bitume, pour rejoindre la réserve naturelle près de la rivière Ropotamo. Ce tronçon de la route où la vitesse est limitée à 60 km/h est particulièrement sinueux et les automobilistes doivent prendre leur mal en patience. Ce n'était pas visiblement le cas d'un certain Nedeltcho P., 33 ans, qui à bord de sa puissante Porsche GT3, voulait dépasser tout le monde, roulant à une vitesse deux fois supérieure à celle autorisée. Doublant dans un virage, la Porsche a percuté le véhicule venant d'en face avant de finir sa route dans le caniveau. Fauchant au passage Marjan, âgée de 21 ans, et épargnant par miracle sa sœur Inga qui s'en tire avec quelques éraflures. Les deux occupants de la Porsche ainsi que ceux du véhicule d'en face sont indemnes.

Cet accident de la route aurait pu être presque banal. Après tout, cela peut arriver partout. En Bulgarie néanmoins, ce malheureux accident prend une dimension particulière. D'abord, parce qu'il s'agit d'un tout petit pays où, la chance aidant, un témoin pas comme les autres a pu raconter en détail ce qui s'est passé. Ingénieur de recherche au CNRS à Paris, Atanas Tchobanov est connu de la plupart des jeunes Bulgares vivant à l'étranger. Très actif pour dénoncer les manquements à la démocratie de son pays, il s'est même présenté aux dernières élections européennes comme candidat indépendant. Ce 26 juillet, il était sur cette route et a pu constater le comportement «meurtrier» du conducteur de la Porsche.

«Systématiquement, il doublait à des endroits dangereux, dans des virages, sans aucune visibilité. Il m'a dépassé avant de m'obliger à freiner brusquement alors que j'avais mon jeune fils et mon épouse sur la banquette arrière», explique-t-il. Quelques secondes plus tard, c'est le drame. Atanas s'arrête, prend des photos. Plus tard, lorsqu'il apprendra la mort de la jeune femme, il essaiera d'en savoir un peu plus sur l'identité du conducteur de la Porsche, les mains sur les hanches, au bord de la route. Il s'agit d'un jeune homme d'affaires, fils d'une puissante famille de Sofia qui possède plusieurs entreprises d'import-export. Après avoir soufflé dans le ballon, il a pu repartir libre. Son permis ne lui a pas été retiré, contrairement à ce qui se fait habituellement en Bulgarie - y compris pour des infractions bien moins dramatiques.

Une enquête a bien été ordonnée, mais les expertises techniques risquent de prendre du temps. «D'ici là, vous pouvez croiser Nedeltcho sur les routes de la cote de la Mer Noire, donc faites gaffe!», écrit Atanas sur son blog. Craignant que le jeune conducteur n'échappe à la justice, il crée ensuite un groupe sur Facebook pour raconter ce qu'il a vu et « sensibiliser les médias belges» à cette affaire. Dans les heures qui ont suivi des centaines de Bulgares l'ont rejoint, surtout pour y exprimer leur colère face à l'impunité des riches et des puissants en Bulgarie.

L'ironie du sort aura voulu que cet accident a eu lieu sur un tronçon de la route que les gens de la région appellent le «virage de Staviski» - nommé ainsi non pas en l'honneur de quelque divinité antique, mais du champion bulgare de patinage artistique, Maxime Staviski. Ce dernier avait défrayé la chronique en 2007 après avoir causé la mort d'une personne et blessant gravement une deuxième en percutant de front leur véhicule dans ce virage. Au volant de son Hummer, le jeune champion avait plus d'un gramme d'alcool dans le sang; quelques minutes auparavant, il avait été contrôlé par des policiers complaisants qui, l'ayant reconnu, s'étaient contentés de lui conseiller de «lever un peu le pied».

Après un long feuilleton judiciaire, Staviski n'a été condamné qu'à une peine de prison avec sursis, le procureur ayant beaucoup insisté sur ses services rendus à la patrie en tant que sportif de haut niveau. Est-ce le même sort qui attend Nedeltcho se demandent les jeunes Bulgares sur Facebook?

Ces tristes histoires ne sont pas uniquement des faits divers. Elles illustrent les conclusions du dernier rapport d'évaluation de la Commission européenne sur la Bulgarie, qui portait sur les réformes de la justice. «Dans l'opinion publique, le système judiciaire est toujours perçu comme trop lent, parfois inéquitable. Dans certains cas, procureurs et magistrats sont sujets aux influences et aux interférences», y lit-on. Depuis son adhésion à l'Union européenne en 2007, la Bulgarie est régulièrement critiquée par les instances communautaires. La corruption, le crime organisé et les carences du système judiciaire y sont épinglés, tout comme l'absence de volonté politique de les combattre. Plusieurs centaines de millions d'euros d'aides européennes ont déjà été gelés.

Hormis ces drames de la route, une autre affaire criminelle vient illustrer ces carences pointées du doigt par les diplomates: l'assassinat en 2000 de Martin Borilski, jeune et brillant avocat bulgare, poignardé plus de 90 fois dans son studio parisien.

Neuf ans plus tard, malgré le travail de fourmi effectué par la police et la justice française, les deux principaux suspects, des compatriotes de la victime, sont toujours en liberté après avoir été acquittés par la justice de leur pays. «Des élèves d'écoles aussi prestigieuses ne pouvaient commettre de tels crimes», dit l'acte d'acquittement en référence à la scolarité commune des accusés dans un lycée d'élite bulgare (depuis ce verdict a été cassé par la Cour suprème). Une surprenante immunité due, selon les rumeurs, à l'influence du père de l'un d'entre eux, ex-chef de l'instruction judiciaire du parquet de Varna. Varna, c'est la grande ville à l'autre bout du littoral bulgare, au nord. La cote y est tout aussi magnifique.

Alexandre Lévy

A lire aussi du même auteur: Qui a assassiné Martin Borilski à Paris il y a huit ans?

Image de Une: Une manifestation à Sofia Reuters

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