C’est l’un des plus gros évènements en Suisse. Le Paléo Festival, à Nyon, près de Genève: 230.000 spectateurs y participent chaque année, assistant aux concerts de 250 artistes à la renommée internationale. M.I.A, The Prodigy, Placebo, Stromae ou encore les Black Keys ont enflammé l’édition 2014, qui s’est achevée fin juillet… Savaient-ils seulement que leur cachet était financé en partie par la toute puissante industrie du tabac?
Voilà plusieurs années que Philip Morris International, le numéro un mondial du tabac dont le siège est à Lausanne, finance le Paléo. Sur l’édition 2014, l’apport en cash des cigarettiers représentait «un peu plus de 300.000 francs suisses», a déclaré le 22 mai à la radio RTS suisse, Daniel Rosselat, le directeur du festival. Sur le site de Nyon, un grand stand Marlboro, marque phare du groupe, était installé. Moussa, bénévole en 2014, se souvient:
«Il y avait des hôtes et des hôtesses qui faisaient la promotion de cigarettes. Ils donnaient des beaux cadeaux comme des briquets et des cendriers. Je peux vous dire que les hôtesses, elles étaient de la haute catégorie…»
«A Genève, un enfant de 5 ans peut encore acheter un paquet de cigarettes»
Le Montreux Jazz Festival, financé par British American Tobacco (BAT), Art Basel, l’une des premières manifestations d’art contemporain au monde, sponsorisée par la marque de cigarettes Davidoff, Japan Tobacco International (JTI) subventionnant les plus grands théâtres et musées genevois… La Suisse s’affirme comme un véritable paradis pour l’industrie du tabac, qui déploie sa philanthropie et son lobbyisme sans les contraintes juridiques et éthiques coutumières en Europe.
Une industrie qui s’infiltre jusqu’aux bancs des universités: en juin 2014, une étude de l’université de Zurich, concluant à l’impact négligeable du paquet neutre en Australie sur les mineurs (premier pays au monde à l’avoir adopté), a été entièrement financée par Philip Morris International. «Ils utilisent cette étude pour influencer la Nouvelle Zélande, l'Angleterre et l'Irlande qui parlent de mettre en place les paquets neutres», alerte Pascal Diethelm, président de l’association antitabac Oxyromandie, basée à Genève.
Car la Suisse reste le dernier pays du continent à n’avoir pas ratifié la Convention-cadre antitabac de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), entérinée par 177 pays à travers le monde. L’objectif de cette Convention, entrée en vigueur en 2005, est de lutter contre les méfaits du tabagisme et de limiter le marketing de l’industrie du tabac.
Dès lors, contrairement à la France, la publicité reste autorisée dans les journaux en Suisse. De même, l’interdiction pour les mineurs n’est encore pas généralisée à tous les cantons. «A Genève, un enfant de 5 ans peut encore acheter un paquet de cigarettes», soupire Pascal Diethelm.
Entre l'industrie du luxe, le tabac, la pharmacie, les Suisses ne sont pas vraiment plus regardants que ça. Ici, on ne va pas regarder chez son voisin
En Suisse, le poids économique de l’industrie du tabac est considérable. Pour des raisons à la fois historiques, fiscales et juridiques, les sièges internationaux des trois plus grandes multinationales du tabac se situent en terre helvète: Philip Morris International (Marlboro, Chesterfield) à Lausanne, British American Tobacco (Lucky Strike, Vogue) dans le canton très avantageux de Zoug, et Japan Tobacco International (Camel, Winston) à Genève. Le géant nippon, numéro 3 mondial du tabac, y finit les travaux de son tout nouveau siège, prévu pour 2015. Un immense bâtiment en verre de 25.000m², situé dans le quartier genevois des organisations internationales, à quelques centaines de mètres du siège de l’Organisation mondiale de la santé.
A Boncourt, dans le Jura suisse, British American Tobacco a racheté la célèbre manufacture de tabac Burrus, une institution vieille de 200 ans. Avec l’argent du tabac, la famille Burrus a littéralement régné et arrosé Boncourt. Plusieurs membres de la famille sont devenus maires de la ville, et les Burrus sont restés dans les mémoires pour leur générosité: financement d’écoles, de stades de foot ou de maisons de retraite. Aujourd’hui, l’usine de Boncourt, rachetée par BAT, produit chaque année 10 milliards de cigarettes et emploie près de 300 personnes.
Entre Lausanne (siège opérationnel) et Neuchâtel (usine de production), Philip Morris International salarie environ 3.000 personnes en Suisse. C’est l’une des plus grosses sociétés installée en terre helvétique. Dans un café de Lausanne, sous anonymat, un ancien de Philip Morris témoigne:
«Sur l'arc lémanique, Philip Morris fait partie des trois meilleurs employeurs payeurs avec Rolex et Tetra Pak. La première réunion quand vous arrivez dans la boîte, c'est dans les deux plus grands centres de congrès de la Suisse romande, soit Beaulieu à Lausanne, soit l'auditorium Stravinski à Montreux.»
Il ajoute:
«A Lausanne, ils sont des contribuables un peu privilégiés. Vous avez vu le magnifique bâtiment (NDLR: au bord du lac Léman) qu'ils ont fait? Entre l'industrie du luxe, le tabac, la pharmacie, les Suisses ne sont pas vraiment plus regardants que ça. Ici, on ne va pas regarder chez son voisin.»
«Montenegro Connection»
Les protections et les avantages ne sont pas seulement politiques et économiques. La Suisse reste un véritable paradis judiciaire pour les cigarettiers. Les faits sont peu connus, et pourtant: pendant des années, jusqu’au début des années 2000, l’industrie du tabac a alimenté la contrebande de cigarettes en Europe, en étroite collaboration avec la mafia en Italie et au Monténégro, pour contourner les taxes européennes.
C’est l’époque du «Montenegro Connection». L’argent est alors blanchi en Suisse, à la barbe des autorités européennes. Pris la main dans le sac, les géants du tabac vont toutefois s’engager dès 2004 à mieux tracer leurs cigarettes, et à financer la lutte contre la contrebande de l’Office de lutte antifraude (Olaf) de l’Union européenne, à hauteur de 2 milliards de dollars.
S’ouvrent alors d’importants procès en Europe contre les trafiquants. En Suisse, le procès dit de «la mafia des cigarettes» de Bellinzone (Suisse italienne), a rendu son verdict fin 2013. C’est l’une des plus grosses affaires de criminalité organisée jamais jugées dans le pays. Cinq ans d’instruction et cinq ans de procès. 2.000 classeurs et plus de 500.000 pages de dossier. Pourtant, par manque de temps, de moyens et d’énergie, l’industrie du tabac n’a pas été directement inquiétée, malgré de nombreux documents appuyant des contrats avec les intermédiaires.
Au final, seuls deux des neuf accusés seront condamnés dans le volet suisse de «la mafia des cigarettes». Si le tribunal a prouvé que les accusés étaient en lien avec une organisation mafieuse, la conscience du crime, le fait que leurs clients appartenaient à la mafia, n’a pu être établie. Malgré des faits étonnants: les enquêteurs ont retrouvé des sacs de sport remplis de cash et une comptabilité noire chez l’un des accusés. Et l’un d’eux avait même été condamné pour blanchiment d’argent dans le passé.
Un problème de taille s’est posé pour les magistrats: la justice suisse ne reconnaît pas le crime de contrebande de cigarettes en dehors de ses frontières, et n’est compétente sur le blanchiment d’argent que depuis 2009. Plusieurs accusés, sous mandat d’arrêt en Allemagne ou en Italie, ont ainsi trouvé refuge en Suisse depuis des années. Un «asile» judiciaire dans l’air agréable des montagnes et des lacs helvètes.
Les deux condamnés, dont l’argent tiré du trafic avait été confisqué pendant la durée du procès, ont même pu récupérer leurs 20 millions de francs. Là encore, l’incongruité de la loi helvète a joué: la cour a décidé de rendre cette somme car l'argent tiré de la contrebande n'avait pas été gagné en Suisse. En clair, on peut soutenir des organisations criminelles en Suisse, tout en conservant l’argent des trafics fructifié à l’extérieur des frontières.
«Aujourd’hui, l’industrie se tourne vers les réseaux sociaux, le mailing»
Quelques nuages viennent tout de même assombrir les éclaircies des cigarettiers en Suisse. Fin 2013, Philip Morris International a lancé un plan social sur ses sites de Lausanne et Neuchâtel, supprimant ou transférant 164 postes vers l’Asie, l’Europe de l’Est ou l’Amérique du Sud. En avril dernier, le numéro un du tabac annonçait même son intention de fermer sa plus grande usine au monde, située au Pays-Bas, après un recul des ventes de cigarettes de 20% en 4 ans. En cause pour Philip Morris: la contrebande et le durcissement de la réglementation en Europe. Au niveau mondial, le groupe reste néanmoins largement bénéficiaire (1,85 milliards d’euros au second trimestre 2014) et continue à investir.
Côté suisse, une directive en préparation sur les produits du tabac, un poil plus contraignante, devrait interdire toute forme de publicité déclinante. Une avancée encore bien timide pour les militants antitabac: « Ça concerne essentiellement l’interdiction de la pub dans les journaux. Mais aujourd'hui l'industrie se tourne vers les réseaux sociaux, le mailing. La loi interdit la publicité déclinante mais autorise tout le reste. C'est un grand cadeau pour l'industrie», explique Pascal Diethelm.
Car si la Suisse enregistre une baisse de la consommation de tabac entre 1992 et 2012, le nombre de fumeurs chez les 15-24 ans est lui en hausse depuis 2007. Une population très sensible au marketing de l’industrie du tabac, entre un concert au Paléo et des vidéos sur YouTube ou Twitter. Dans son documentaire Nos gosses sous intox, diffusé sur Canal+ en 2013, le journaliste français Paul Moreira révélait les dessous d’une soirée Gauloises en Suisse. Le responsable de l’évènement confiait alors, en caméra cachée: «Si on gagne un seul client, c'est un client pour vingt ans, donc c'est un investissement rentable.»