En mai 1981, des fêtards new-yorkais se réunirent lors de l’une des soirées les plus originales jamais organisées à Manhattan. Baptisée «Foot Ball» (le «bal du pied»), la fête se revendiquait comme une manifestation contre le système métrique. Les participants —parmi lesquels se trouvaient l’auteur Tom Wolfe et Stewart Brand, fondateur du Whole Earth Catalog— s’étaient réunis pour protester contre les incursions du système métrique dans la vie américaine moderne. Ils espéraient la mort du mètre et du kilogramme et buvaient à la santé du bon vieux yard et de la livre.
En apprenant cela dans le très intéressant livre de John Bemelmans Marciano Whatever Happened to the Metric System? («Qu’est-il arrivé au système métrique?»), ma première réaction fut de regretter que cette fête ne soit pas annuelle tant j’aurais adoré causer furlongs avec TomWolfe. Mais, très vite, je me suis demandé: Attendez… Pourquoi des gens haïraient-ils le système métrique? Et euh… il a donc fallu qu’il y ait un effort concerté pour le tuer? Vraiment? Je pensais qu’il s’était éteint naturellement, parce que… les gens sont bêtes parfois.
La bataille perdue des anti-système métrique
En effet, ce type de dépendance peut conduire à toutes sortes de situations absurdes. Le clavier QWERTY, par exemple, fut conçu à une tout autre époque (pour répondre aux habitudes des télégraphistes), mais la population y est désormais tellement habituée que tout le monde a renoncé à passer à quelque chose de plus pratique. De même, le système américain d’assurance maladie fournie par l’employeur résulte d’un accident historique, assez absurde dès le départ, mais il devint tellement omniprésent dans le système de santé américain qu’il le domine encore aujourd’hui.
Un pied, c'est facile à imaginer, on en a un. Mais un mètre?
Je m’étais sans doute toujours imaginé qu’il en allait de même pour les «English customary measures», terme désignant le système de pouces, livres et gallons. Nous, Américains, nous étions habitués à parler de nos trajets en miles, de nos matchs de football en yards, du pénis de Tommy Lee en pouces et, au bout d’un moment, nous avions décidé qu’il serait trop fastidieux de tout changer. Parce que c’est souvent de cette manière que cela se passe chez nous.
Il s’avère pourtant que tout n’est pas si simple. D’après Marciano, il y eut un moment, au milieu des années 1970, durant lequel les Etats-Unis furent sur le point d’adopter le système métrique. Le Président Ford avait même signé un décret allant dans ce sens. Les professeurs des écoles élémentaires bûchaient leurs décigrammes et leurs hectares. C’était le grand sujet du moment.
«On vit l’apparition de badges TAKE ME TO YOUR LITER[1] sur les cols de vestes, écrit Marciano, et la propagande se fit même sexy: il se vendait à l’époque un poster représentant une jolie blonde en bikini sur la plage accompagnée du slogan Think Metric (“Pensez métrique”) au-dessus des mensurations: 92-61-92.»
Mais tout ne se passa pas comme prévu. En 1982, Ronald Reagan mit fin au financement du U.S. Metric Board, principal organisme en charge du passage au système métrique. Le rêve était fini. Longue vie au yard.
Que s’est-il passé? Pour tout dire, il faut avouer que les anti-système métrique avaient au moins un point qui jouait en leur faveur: les mesures impériales sont beaucoup plus sensées aux yeux des Américains.
Nous n’avons pas de problème à visualiser la longueur d’un pied, parce que nous avons… des pieds (le mien fait 11 pouces de long, soit juste un de moins que la longueur officielle). Un yard est la distance qui sépare votre sternum du bout de votre main, bras tendu (ici encore, à 36,5 pouces, je ne suis qu’à un demi-pouce de la longueur officielle). Ce n’est pas pour rien que nous utilisons ces mesures depuis des centaines d’années: nous les connaissons intuitivement.
Qu’est-ce qu’un mètre? A l’origine, c’était l’équivalent du dix-millionième d’un méridien allant de l’équateur au pôle Nord. Allez vous représenter ça… Enfin, non, n’essayez même pas, puisqu’en 1960, le mètre a changé de définition pour prendre comme base de calcul la radiation orangée émise par l’isotope 86 du krypton. Encore plus fastoche. Mais, attendez! Il a encore changé en 1983 et on le définit désormais comme la distance parcourue par la lumière dans le vide dans un intervalle de 1/299.792.458 secondes. De quoi vous donner envie de tendre le bras par rapport à votre sternum et de dire que ça va.

Estampe de 1800 montrant l’usage de six nouvelles unités de mesure et leur équivalence avec les mesures anciennes via Wikipédia
Alors, d’accord, le mètre est un peu abstrait. Mais ce qu’il y a de bien avec le système métrique, c’est le concept de décimalisation. Tout est divisible par dix. Il suffit de changer la virgule de place pour passer des millimètres aux centimètres, etc. jusqu’aux kilomètres.
Notre système est beaucoup moins efficace. Sachant qu’un pied fait douze pouces et qu’un mile fait, bizarrement, 5.280 pieds… disons que les calculs mentaux sont compliqués.
D’après Marciano, les mesures prédécimales sont les vestiges d’une époque à laquelle le commun des mortels ne connaissait pas les mathématiques. La plupart des hommes de l’époque féodale ne comprenaient rien aux décimales. Tout au plus savaient-ils multiplier et diviser par deux, voire par trois. C’est pourquoi les principaux systèmes de mesures utilisaient des divisions en douzièmes (comme les pouces dans un pied) ou en huitièmes (comme la monnaie «real de huit»), qui permettaient de séparer plus facilement un tiers ou un quart du montant total.
Pourtant, la décimalisation existe aux Etats-Unis depuis des siècles (il faut 100 cents pour faire un dollar). Et, de nos jours, la plupart des Américains savent calculer les décimales. Et puis, de toute façon, nous avons des calculatrices. Alors, pourquoi faire tout ce foin autour du système métrique?
La vérité est que l’objection américaine au système métrique a toujours été, en son cœur, politique. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un conservateur comme Tom Wolfe se transforme en chevalier blanc volant au secours du yard et de la livre.
La conversion au système métrique, un acte antipatriotique
Nos bonnes vieilles mesures sont très anciennes et «organiques». Le système métrique est une invention moderne, imposée par une bureaucratie tentaculaire. Le système métrique est issu (Sacre bleu![2]) de l’idéalisme révolutionnaire de la France du XVIIIe siècle. Les esprits éclairés des Lumières avaient décidé qu’il devait remplacer les systèmes horriblement irrationnels et foutraques d’antan. Et tant pis pour les pauvres paysans qui ne parviendraient pas à s’y faire.
«Pour les savants, écrit Marciano, la faute n’incombait pas au système métrique lui-même, mais aux gens qui refusaient de l’accepter. Toute critique (comme celle suggérant que le système de préfixes était trop compliqué pour le citoyen lambda) été accueillie par de sévères reproches.»
Les élites étaient convaincues que l’unification des normes en matière de mesures faciliterait le commerce et les rapprochements entre pays. Et ils n’avaient pas tort.
Mais cette arrogance ne trouva pas écho de l’autre côté de l’Atlantique. Particulièrement à la fin des années 1970, époque à laquelle l’Amérique connaissait quelques problèmes économiques et la fierté nationale avait subi plusieurs coups sévères. Le gros effort, mené sous l’administration Ford, pour adopter le système métrique rencontra une résistance reposant en partie sur un certain pragmatisme (le coût du changement pour le contribuable, le manque général d’enthousiasme de la population) et en partie sur un nationalisme défiant. «Certains considéraient la conversion au système métrique comme un acte antipatriotique», écrit Marciano.
Le directeur du National Cowboy Hall of Fame, une célébrité aux Etats-Unis, alla jusqu’à déclarer que le système métrique était «définitivement communiste». Stewart Brand parla des «méprisables tentatives du gouvernement pour imposer à un peuple tout entier un système plus “commode”». Tom Wolfe accusa les élites de se prosterner devant l’Europe en déclarant «pour tout ce qui touche aux choses intellectuelles, nous sommes restés des petits colons très obéissants». Au final, les anti-métriques l’emportèrent.
Au fil des années, de nombreux autres systèmes de mesures utopiques virent le jour, mais aucun n’eut le retentissement du système métrique.
Pensez à notre division du temps: pourquoi 60 et pas 100?
Le premier tiers du XXe siècle, par exemple, vit l’apparition de plusieurs tentatives assez sérieuses de rationalisation de notre système de dates et d’heures. Si l’on y réfléchit, le calendrier grégorien est tout de même assez mal fichu: Pourquoi certains mois sont-ils plus longs que d’autres? Pourquoi votre anniversaire tombe-t-il un mardi une année et un vendredi une autre? Il existe des systèmes de calendriers qui sont largement supérieurs au nôtre (mais ils nécessitent souvent l’ajout d’un treizième mois et un étrange «jour blanc» annuel, qui n’intègre pas du tout le calendrier, comme s’il n’existait pas, comme si nous pouvions tous prendre un jour de congé et faire comme si rien ne s’était passé.) Il faut dire que la division du temps telle que nous l’utilisons aujourd’hui semble aussi arbitraire que stupide: pourquoi n’y a-t-il pas 100 secondes dans une minute, 100 minutes dans une heure et 10 heures dans une journée, histoire de profiter pleinement des bénéfices de la décimalisation? Nous pourrions ainsi tous arrêter de diviser par soixante, ce qui est assez peu pratique.
La tentative de rationalisation d’un système la plus intrigante a sans doute été la saga du mouvement américain pour la simplification de l’orthographe. Le principe était de débarrasser l’anglais des lettres muettes et des voyelles aux prononciations irrégulières, si bien que have serait devenu hav et simplified aurait été transformé en simplifyd.
Bien des choses s'achètent au gramme, pourtant
Le mouvement était dirigé par Melville Dewey, créateur de la classification décimale du même nom (un autre triomphe de la standardisation), qui, pour bien montrer son engagement envers la cause, décida de changer officiellement son nom en Melvil Dui. Dui reçut l’aide du mécène Andrew Carnegie et l’orthographe simplifiée eut même à un moment le soutien du Président Théodore Roosevelt. Mais le mouvement ne prit jamais réellement son envol. Face au manque de résultats, Carnegie décida de mettre fin à son financement en 1915, en ajoutant un très bel:
«I hav been patient long enuf.» («J’ai été assez patient» en orthographe simplifiée)
De temps à autre, des voix plus ou moins exaltées s’élèvent encore pour réclamer une réforme de nos vieilles et folles habitudes. Encore récemment, Matthew Yglesias de Vox plaidait en la faveur d’une seule et unique zone horaire de manière à ce qu’il n’y ait plus de confusion lorsque l’on fixe l’horaire d’une conférence à midi pour savoir s’il s’agit de midi à New York ou midi à Los Angeles. (Une idée qui n’a rien de neuf! Elle avait déjà été proposée en 1878 par un dénommé Sandford Fleming. Il l’avait baptisée «heure cosmopolite». Et, de toute évidence, cela n’a pas marché.)
Mais, dans l’ensemble, nous avons accepté nos vieilles mesures et ne voulons plus en changer. Même le désastre de la sonde spatiale Mars Climate Orbiter, en 1999, n’a rien changé (l’appareil de la Nasa, heureusement non habité, s’était désintégré à la suite d'une erreur due au fait que son logiciel utilisait le système métrique, tandis que l’équipe au sol se servait des mesures anglo-saxonnes). Peut-être les Américains se méfient-ils désormais des grandes idées dans leur ensemble. Peut-être avons-nous peur des visions utopiques et internationalistes. L’époque des grandes mesures est révolue.
Et pourtant… Nous achetons notre soda en litres, notre vin en millilitres, notre aspirine en grammes et nos balles en millimètres. Dans les domaines des sciences et techniques, c’est le système international qui prédomine aujourd’hui partout. Même le haschich se vend au gramme.
On aurait donc tort de s’inquiéter pour l’avenir du système métrique aux Etats-Unis. Il a gagné plusieurs batailles pendant que Tom Wolfe regardait ailleurs. Et il est très probable qu’il en remporte d’autres. Vous lui donnez un pouce, il vous prend un kilomètre.
1 — NDT: un jeu de mots avec «Take me to your leader», «Conduisez-moi à votre chef» Retourner à l'article
2 — En français dans le texte. Retourner à l'article