Gaël Brustier a été directeur de cabinet adjoint d'Arnaud Montebourg au conseil général de Saône-et-Loire et son directeur opérationnel de campagne pendant la primaire socialiste de 2011.
Le départ d’Arnaud Montebourg du gouvernement est un symptôme, parmi tant d’autres, d’une crise majeure qui peut conduire à la marginalisation ou à la disparition de la gauche.
La crise actuelle est économique et sociale. Elle a pris un tour paroxystique depuis 2008. Elle est également politique, avec les soubresauts au sein de la majorité, les bonds de l’abstention et les scores de l’extrême-droite, et tend de plus en plus à devenir une crise de la représentation, préparant des réalignements électoraux d’ampleur. Elle est aussi idéologique: cette dernière se traduit par la difficulté croissante de la gauche à imposer ses représentations, à dominer culturellement le pays.
Dans ce champ de bataille qu’est l’idéologie (c’est ainsi que Gramsci en parlait), le montebourgisme gouvernemental a été, pour la gauche, une des tentatives de réponse à la crise idéologique qui est la sienne. Il y a cependant un non-dit de taille dans les deux années de pratique gouvernementale d’Arnaud Montebourg: ce sont les éléments de rupture avec la tradition socialiste et l’histoire de la gauche française.
Faire grief à Arnaud Montebourg d’avoir essayé d’apporter ses réponses serait inepte. Il est évident qu’elles ont varié au fil du temps. Il y a cependant une ligne de continuité, c’est son adhésion au protectionnisme, puisqu’il en parlait déjà en 1997 lors de sa première campagne législative. C’était la première pierre d’une tentative idéologique visant d’une part à reconquérir des leviers politique dans la «mondialisation» et à définir une doctrine économique et, d’autre part, à reconquérir l’électorat des ouvriers et employés qui votait de moins en moins à gauche. C’est ce qui mène à la démondialisation en 2011, qui faisait référence, alors, au front de classe.
Mais c’est aussi ce qui l’amène ensuite à adopter une autre ligne politique, qu’il juge compatible, deux années durant, avec celle de François Hollande. Il approuve la non-renégociation du TSCG et tente de résoudre ses contradictions et celles de la gauche par le verbe. La conséquence de l’échec de cette «cohabitation» avec le président Hollande est de pousser la logique plus loin.
Plasticité idéologique
L’évolution idéologique du montebourgisme ne se situe en rien «à la gauche de la gauche». Elle a des éléments incontestablement «de gauche» mais se situe au-delà. La plasticité idéologique du personnage, les éléments manifestes de discontinuité (sur l’environnement et le nucléaire par exemple), ne doivent pas camoufler la forme de prescience qu’a Arnaud Montebourg des reconfigurations sociales et idéologiques de notre pays et dont il entend, très tôt, tirer parti.
Désindustrialisation, déclassement, fractures territoriales, ces éléments n’échappent pas à son observation. Il y répond donc par une reconfiguration idéologique, au fil de l’eau, de son socialisme d’origine, lui qui fut à la fois CERES et fabiusien, entre Chenôve et Sciences-Po. Elle passe par quelques évolutions idéologiques majeures, qu’on ne doit pas sous-estimer.
Une forme de négation des antagonismes sociaux caractérise le montebourgisme gouvernemental. Dans une passionnante table ronde organisée par Jean-Pierre Chevènement et sa fondation, Arnaud Montebourg avait défini son action au ministère du Redressement productif comme une synthèse entre «l’offre» et la «demande».
Son «patriotisme économique», si fondé soit-il, a en revanche la même fonction dans son discours que la «République» chez Manuel Valls. C’est une expression qui vise à résoudre les contradictions sociales du pays. L’importance qu’il donne à «l’union des forces autour de l’appareil industriel» est symptomatique. Il «demande à des intérêts divergents de coopérer» et clame «Voilà l’esprit de ce sursaut commun, coopératif: tout le monde s’y met, ensemble!».
Tous doivent s’unir: ouvriers et patrons. Il y a bien là une forme de révolution idéologique qui n’a strictement rien à voir avec l’aile gauche du PS ou, à fortiori, avec la gauche radicale. Cela rappelle à certains égards l’association capital-travail chère aux gaullistes des années 40 à 60. A l’époque cependant, le compromis social en vigueur était davantage favorable à une telle perspective qu’aujourd’hui. La social-démocratie originelle (a fortiori le socialisme républicain) ne nie pas les rapports de forces sociaux, la dimension de conflit, puisque sur leur base, elle passe ensuite des compromis.
Des constats justes, mais mal identifiés
La négation des antagonismes environnementaux est l’autre aspect de cette évolution idéologique. Pour faire vivre l’idée que l’environnement est un sujet important, structurant pour l’avenir, il faut l’ancrer dans l’expérience concrète des citoyens. Ceux-ci la vivent à travers des expériences concrètes qui ont à voir avec l’inégalité devant la dégradation environnementale. Pour les classes les plus riches, la crise environnementale, c’est une semaine d’enneigement de moins à Courchevel. Pour les plus pauvres, ce sont des drames socio-environnementaux ou des expositions sanitaires préoccupantes (les ouvriers de l’amiante et leurs famille ne le savent que trop). C’est le rôle de toute la gauche d’intégrer ces dimensions à un projet nouveau qui embrasse tous les aspects de la vie sociale (politique du zéro déchet, par exemple). Au gouvernement, le montebourgisme ne s'est pas caractérisé par une passion démesurée pour l’écologie.
Il y a, chez Montebourg, une critique saine depuis longtemps des dérives du capitalisme financier et un constat lucide sur l’impasse dans laquelle la construction européenne se trouve. C’est ainsi qu’il a verbalement remis en cause les règles de la concurrence dans l’UE ou contesté la politique monétaire de la BCE. L’action de la France n’a pas suivi ces paroles.
Pis, les Français ne se sont pas identifiés à leur auteur. Les constats assez justes d’Arnaud Montebourg ne permettent pas de développer une représentation du monde qui fasse écho à l’expérience quotidienne de nos concitoyens. En ce sens, il a les mêmes difficultés que l’ensemble de la gauche et c’est ce qui explique son score dans le récent sondage publié par Marianne.
Son action méritoire à Florange ne se traduit d’ailleurs pas, dans les urnes, par un sursaut de gauche localement. Elle n’a pas empêché l’élection d’un maire de droite à Florange ni d’un maire FN, Fabien Engelmann, dans la commune voisine d’Hayange. Arnaud Montebourg recherche un «ailleurs» politique qui, hélas pour la gauche et pour la France, est largement préempté par le Front national.
Montebourg et Valls pensent au-delà de la gauche
Il tentera de résoudre ces difficultés en recherchant une autre voie, un «autre chemin» que révèle son discours de départ. Marqué par une spectaculaire absence du mot «gauche», du mot «socialisme», ce discours permet d’entrevoir l’avenir. Cette intervention, qui n’apparaît pas infondée sur bien des aspects (critique légitime de l’austérité, constat d’un embourbement du continent européen) anticipe un autre rôle politique pour Arnaud Montebourg, bien éloigné de la construction d’une «gauche de gauche» alternative à la politique actuellement menée.
Montebourg et Valls ont donc choisi de penser au-delà de la gauche et de rompre avec l’histoire du Parti d’Epinay, sinon tout simplement avec l’héritage socialiste. La perspective de Valls, c’est une «troisième force» mêlant le centre-droit et un PS centrisé, dans une stricte orthodoxie européenne. La perspective logique de Montebourg, c’est une sorte de «pôle patriotique», par-delà la droite et la gauche.
Il y a donc un malentendu entre la gauche du PS, les «frondeurs» et Arnaud Montebourg: c’est le cap idéologique vers lequel ils tendent. Un célèbre adage dit que «sur un malentendu, ça peut marcher». Les divergences sont cependant, pour l’heure, importantes.
Pour les uns, il s’agit tout simplement de rester fidèle à ce qui fait l’essence du socialisme républicain depuis Jaurès, pour d’autres il s’agit de bâtir un pôle de radicalité, pour d’autres encore, il s’agit simplement d’aménager la politique actuelle… Pour Arnaud Montebourg, il y a une perspective autre, presque saint-simonienne, néocolbertiste, assez hostile à l’intégration européenne aussi, qui correspond incontestablement à une tradition politique française, mais qui implique aussi des ruptures idéologiques fortes avec ce qu’a porté le PS jusqu’ici.
Pour trouver trace d’une pareille crise idéologique, il faut sans doute remonter à ce qu’a vécu le Labour Party dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher. Cette crise s’est traduite par des invocations de la pureté de gauche, par des victoires sporadiques de la gauche du parti travailliste, puis par le triomphe de Blair… Mais on peut aussi évoquer le destin du Parti communiste italien, dont la modernisation en Parti démocrate de la gauche puis en Parti démocrate vit le parti de Gramsci, Togliatti et Berlinguer se muer en un centre-gauche dont la vocation était, selon Massimo d’Alema, d’être «le meilleur élève de l’Europe de Maastricht». Les refondations idéologiques de la gauche de gouvernement ne se sont pas faites, pour l’heure en Europe, par la gauche.
La crise idéologique de la gauche appelle à sa refondation. Dans tous les aspects de la vie sociale, dans l’expérience quotidienne de chaque citoyen, il lui faut apporter des réponses concrètes qui correspondent également à une interprétation du monde. C’est maintenant le plus difficile.