Monde

La fin de l'Amérique: cauchemar climatique

Temps de lecture : 14 min

Troisième volet de la série sur les scénarios de la fin de l'empire américain. Sécheresses, incendies et villes englouties pourraient ruiner le pays.

Notre grand-frère, Slate.com, a lancé une série d'été sur les multiples scénarios vraisemblables ou non, plausibles ou totalement improbables, sérieux et moins sérieux qui pourraient mener à la disparition des Etats-Unis et de l'empire américain. Nous publierons traduits l'ensemble des articles de la série. Celui-ci est le troisième article. Il a été précédé d'un premier texte introductif intitulé: Le thème porteur de la disparition des Etats-Unis et d'un deuxième sur Les quatre scénarios des futurologues.

Les prophètes de malheur des années 1950 n'avaient aucun doute quant à l'événement qui provoquerait la chute de l'Amérique; leur seule interrogation portait sur la hauteur du champignon atomique. Le changement climatique est bel et bien la guerre nucléaire du 21ème siècle. L'horloge de la fin du monde, concept inventé par le «Bulletin of the Atomic Scientists» en 1947, donne une estimation de la menace nucléaire; en 2007, les scientifiques ont commencé à intégrer la menace climatique à leurs calculs.

Le politologue Herman Kahn était le poète de la terreur nucléaire; aujourd'hui, des scientifiques comme James Hansen et James Lovelock se chargent de décrire l'apocalypse environnementale à venir, avec force détails : sécheresse et incendies, villes englouties, morts en pagaille... Dans son dernier livre, «The Vanishing Face of Gaia», Lovelock écrit que «le réchauffement climatique pourrait mettre un terme à toute vie humaine sur terre».

Il pourrait être dangereux de penser que la crise existentielle de notre génération est aussi celle qui va nous détruire. Dans un article du Weekly Standard intitulé «Le syndrome d'Icare», Jim Manzi fait le parallèle entre la «panique du charbon» dans la Grande-Bretagne des années 1860 et les scénarios catastrophes modernes (pic pétrolier, réchauffement climatique). En effet, la pénurie de charbon et la Guerre Froide ne sont pas venu à bout du monde moderne; mais ce simple fait ne prouve rien quant aux dangers du changement climatique. Nous avons survécu jusqu'ici, mais quelque chose finira bien par avoir raison de notre civilisation.

Partons du principe que nous pouvons plus enrayer le changement climatique. Le gouvernement met des mesures en place; nous changeons nos comportements; nous répandons du fer dans l'océan; rien n'y fait. Le réchauffement de la planète s'installe. Une question demeure: pourrait-il provoquer la disparition de l'Amérique?

Il est permis de penser que le changement climatique ne peut pas tuer, à lui seul, une nation comme les Etats-Unis. La terre ne va pas surchauffer en un clin d'œil, et nous avons assez de ressources pour nous adapter à un monde plus chaud. La Commission intergouvernementale sur le changement climatique estime que la température mondiale ne devrait augmenter que de 3°C d'ici 2100, ce qui fait dire à Manzi que «sur le plan de l'économie matérielle, les Etats-Unis ne devraient pas connaitre de coûts nets [imputables au réchauffement climatique anthropogénique] d'ici à la fin de ce siècle.»

L'autre extrême: un cataclysme météorologique foudroyant. Peter Schwartz et Doug Randal, auteurs d'un rapport sur le «changement climatique brutal» pour le département de la Défense, soutiennent que le chaos climatique ne se manifestera pas de façon linéaire; que «les signes avant-coureurs de la catastrophe environnementale seront visibles dans quelques dizaines d'années, pas dans quelques siècles.»

Même si les calculs de Manzi sont corrects (la température grimpe petit à petit, nous nous y adaptons), le changement climatique est tout de même en mesure de liquéfier l'Amérique. Nous avons simplement un sursis d'au moins 90 ans. Même dans le meilleur des cas, le réchauffement de la planète pourrait empirer avec le temps; il pourrait également exacerber d'autres facteurs pouvant bien, eux, tuer l'Amérique. En jargon militaire, on appelle cela un «multiplicateur de risque»: il augmentera la demande d'énergie, intensifiera les pénuries d'eau, et mettra les relations internationales sous tension. Dans un rapport de la «CNA Corporation» sur le changement climatique et la sécurité nationale rédigé en 2007, l'amiral à la retraite Joseph Lopez assure que le réchauffement climatique créera « plus de pauvreté, plus d'immigration forcée, plus de chômage. Les extrémistes et les terroristes ne pourraient pas rêver mieux.»

En bref, les hommes seront plus pauvres, plus assoiffés et plus désespérés. Ce n'est pas qu'un avis éclairé : il est déjà arrivé que des civilisations s'effondrent à cause d'un changement de température ou de précipitations. Dans «The Great Warmin : Climate Change and the Rise and Fall of Civilizations», Brian Fagan revient sur la disparition de la civilisation des indiens Pueblos à Chaco Canyon (Nouveau-Mexique actuel) pendant la période de l'optimum climatique médiéval (à peu près du IVème au XIVème siècle). Des sécheresses massives forcèrent les familles à partir à la recherche d'une terre plus accueillante; au final, il ne resta plus personne.

L'effet du «Dust Bowl» [série de tempêtes de poussière ayant frappé la région des grandes plaines dans les années 30] rappelle le phénomène de Chaco Canyon. Les «okies» [fermiers venus de l'Oklahoma] commencèrent à migrer lentement; les mouvements migratoires (du Sud et des grandes plaines vers la côte Ouest) s'intensifièrent quand les sécheresses se firent plus sévères et que l'économie nationale continua de s'effondrer. Selon Robert McLeman, un géographe de l'Université d'Ottawa qui étudie les migrations liées au climat, les personnes les plus riches restèrent sur place, refusant d'abandonner leurs terres. Les pauvres ne pouvaient pas se permettre de partir; ils formèrent des communautés improvisées non loin de leurs villes d'origines (la version «Grande Dépression» des camps de réfugiés). La classe moyenne ouvrière fut la plus mobile; en particulier les personnes ayant de la famille en Californie.

Les «migrants climatiques» de la Grande Dépression ne furent pas accueillis à bras ouverts. En 1936, le département de police de Los Angeles mis en place un «blocus anti-clochards», contraignant les nouveaux arrivants «visiblement sans ressources» à repartir d'où ils étaient venus. La police prétendait alors que 60% des voyageurs avaient un casier judiciaire; plus tard, des recherches menées par la LAPD ont révélé que «le plus souvent, les «okies» étaient des agriculteurs, travailleurs, très pieux, accompagnés de leurs familles». Le blocus prit fin deux mois après sa mise en place: en plus d'être totalement illégal, il nuisait à la réputation de Los Angeles (John Langan, un réalisateur d'Hollywood, menaça de trainer la ville en justice après avoir été arrêté à la frontière de la ville; ses vêtements étaient sales.)

L'Amérique pourrait fait une croix sur ses idéaux et décider de fermer ses portes au reste du monde; mais même dans ce cas, le pays devra se contracter. Les grandes plaines pourraient devenir une réplique du désert du Sahara. Des villes comme la Nouvelle-Orléans et Miami (et peut-être même New-York et Boston) pourraient être abandonnées si des tempêtes récurrentes et une hausse du niveau de la mer rendaient leur sauvetage trop coûteux. (De récentes simulations climatiques laissent penser que la côte Est verra le niveau de la mer monter plus vite et plus haut que dans n'importe quel autre centre de population dans le monde).

Manque de chance, la plupart des régions en expansion sont aussi les points de convergence potentiels de l'Armageddon climatique. Phoenix, Los Angeles et le reste de l'Ouest devront faire avec la sécheresse, la chaleur extrême, et la pénurie d'eau; la Floride et Houston subiront les attaques de super-tempêtes. Et il y a pire: la population américaine devrait doubler d'ici 2100, et la plupart des petits nouveaux verront le jour en Arizona, en Californie et en Floride...

Tous ces gens (une nouvelle génération d'okies) devront trouver un endroit où aller. Les Américains ont souvent prouvé qu'ils étaient capables de bouger: la Grande Migration des Afro-américains, du Sud rural jusqu'au Nord industrialisé; les mouvements de population entre la Rust Belt [ceinture de la rouille industrielle, au Nord-Est] et la Sun Belt [ceinture du soleil, au Sud]; les départs massifs de citadins vers les banlieues...

Reste qu'une migration motivée par le changement climatique serait d'un autre ordre. La colonisation progressive de l'Ouest sauvage a fait de l'Amérique ce qu'elle est aujourd'hui; quitter l'Ouest reviendrait à défaire l'un des mythes fondateurs de notre pays. De plus en plus de personnes dans un espace de plus en plus réduit: dans ce contexte, les ressources rares se raréfieront encore plus. Ceux qui décideront de vivre à la dure dans l'arrière-pays inhospitalier pourraient devenir une nouvelle génération de pionniers, de héros et d'innovateurs, faisant tout leur possible pour rendre ces territoires à nouveau habitables. Mais ces «localistes acharnés pourraient aussi s'appauvrir et s'éloigner de l'Amérique ; devenir des survivalistes, des guérilleros prêts à se battre ou à quémander pour survivre.

Il est possible d'imaginer que le gouvernement de l'Amérique surchauffée ploie sous le poids d'un tel désastre. Les habitants des zones préservées pourraient refuser de payer pour la reconstruction de zones entières, ce qui pourrait morceler le pays. Les régions liées par des intérêts et des problèmes communs (les régions côtières auraient besoin de barrages anti-inondation; le Sud-Ouest et les grandes plaines feraient face à la même sécheresse) pourraient mettre leurs ressources en commun et former des gouvernements locaux. Les endroits les plus touchés par les affres du changement climatiques pourraient offrir des primes de risque et autres avantages aux nouveaux-venus pour les faire rester, élargissant ainsi leur base d'imposition. Quant aux quelques oasis, elles pourraient ériger des murs pour repousser les masses de voyageurs assoiffés...

Où pourraient se trouver ces oasis? J'ai posé cette question à Robert Shibley, professeur d'architecture et d'urbanisme à l'Université de Buffalo. Selon lui, il serait «aberrant» de continuer à vivre dans les zones à risque. Son idée: les rives du Lac Erié.

Il y a cent ans, Buffalo était la huitième ville d'Amérique. Quand le Canal de l'Erié a été ouvert, en 1825, la ville était parfaitement positionnée pour devenir un grand centre de transbordement et d'industrie. Shibley est le co-auteur du plan local d'urbanisme de Buffalo. Il me fait visiter la ville dans sa Toyota Prius; me montre du doigt les points de repère de cette époque révolue. «Ici, vous nous voyez à notre apogée», me dit-il alors que nous entrons sur Lincoln Parkway, une grande rue bordée d'arbres débouchant sur un parc conçu par Frederick Law Olmstead.

En 1982, quand Shibley est arrivé à Buffalo, la ville était un exemple typique de détérioration urbaine. C'est justement ce qui avait motivé son choix: la ville «souffrait de tous les problèmes que je voulais étudier, en ma qualité d'urbaniste». Buffalo est aujourd'hui la troisième grande ville la plus pauvre des Etats-Unis, derrière Détroit et Cleveland. La ville comptait 580.000 habitants en 1950; selon les estimations, ils ne sont plus que 275.000 aujourd'hui. Dans les quartiers populaires, anciens lieux d'habitation des «grain scoopers» [personnes chargées de décharger le grain des bateaux] et des ouvriers sidérurgistes, les maisons style Queen Anne sont vides; quand l'industrie a quitté la ville, les habitants lui ont emboîté le pas.

Buffalo, Detroit et Cleveland sont l'équivalent moderne des villes fantômes du Far West. Ce ne sont plus que des coquilles vides, des reliques de l'âge industriel: les mineurs sont venus, les ressources se sont envolées, tout le monde est reparti. Mais quand le pays surchauffera, nous nous souviendrons que ces villes n'ont pas été construites autour des Grands Lacs par hasard. Les cinq Grands Lacs contiennent 21% de l'eau douce de surface de la planète; une telle réserve de H2O pourrait s'avérer providentielle. Shibley fait remarque que Buffalo a d'autres caractéristiques intéressantes: «il y a des terres agricoles autour de notre périmètre; les chutes [du Niagara] génère de l'énergie, et notre infrastructure industrielle est exceptionnelle (la route, le chemin de fer...) ». Et comme si tous ces avantages ne suffisaient pas, il y a un paquet de superbes maisons à vendre sur les rives du lac. Nous passons devant un charmant lotissement; Shibley le pointe du doigt et s'exclame: «Venez chez nous! Nous avons tout ce qu'il faut!»

Dans l'Amérique surchauffée, Buffalo ne sera peut-être pas un paradis. Le changement climatique accentuera les extrêmes; les hivers particulièrement rigoureux seront peut-être encore plus durs à supporter. Mais si une large partie du pays venait à manquer d'eau (tout en devant faire face à des tempêtes de sable), le blizzard serait sans doute considéré comme un moindre mal. Ce n'est pas un hasard si James Howard Kunstler, qui prophétise l'imminence d'une apocalypse (liée à la dégénérescence supposée de l'Amérique à l'ère post-pétrole), vit dans le nord de l'Etat de New-York : «J'ai choisi cet endroit en connaissance de cause, écrit-t-il dans «The Long Emergency». [Nous] sommes entourés de terres agricoles, et je pense que mon petit patelin au nord de l'Etat de New-York devrait rester à peu près civilisé».

Si la Rust Belt devient la région la plus prisée du continent, Buffalo et Cleveland n'auront plus à se soucier des baisses de populations: leur problème, ce sera la surpopulation. Bien sûr, il y a beaucoup d'espace au-delà des Grands Lacs, de l'autre côté de la frontière, au Canada. L'état futur du Grand Nord canadien aura d'ailleurs un immense impact sur les «Lower 48» [les 48 Etats continentaux, hormis l'Alaska]...

Que deviendra le Canada à l'ère du réchauffement climatique? Deux théories totalement contradictoires s'affrontent. Selon la première, le changement climatique rendra le pays plus hospitalier, lui donnant plus de terres agricoles (tandis que les autres pays auront du mal à faire pousser quoi que ce soit). La seconde est plus sombre: selon Thomas Homer-Dixon (l'équivalent canadien de notre gourou de l'effondrement sociétal Jared Diamond), son pays doit se préparer au pire. Les latitudes nord sont «extrêmement vulnérables face au changement climatique», dit-il. Et si le Canada ne manque pas de grands espaces, la plupart de ces terres sont arides. «Si les Américains se sont arrêtés au 49ème parallèle, c'est qu'ils avaient une bonne raison, explique-t-il. Ils ont laissé le reste aux Anglais: une terre tout juste bonne à donner des peaux de castor».

Dans le second scénario, le Canada devient le Mexique: ses citoyens préfèrent traverser la frontière pour améliorer leur sort. Dans le premier, qui veut que le sud de l'Amérique du Nord souffre plus que le reste du contient, ce sont les Etats-Unis de demain qui deviennent le Mexique, et les grands espaces du nord sont des plus attirants. C'est peu ou prou le point de départ du scénario de «The Fire Next Time», minisérie ringarde de 1993. Quand un pêcheur de crevette de Louisiane (Craig T. Nelson, de la série «Coach») perd tout dans un gigantesque ouragan, il décide de payer un passeur pour franchir la frontière du Canada avec sa famille; ils traversent un Grand Lac en bateau à moteur, évitant la version canadienne du «blocus anti-clochard». Le pêcheur et les siens finissent par s'installer dans un village idyllique de Nouvelle-Ecosse, mais la dernière scène est sinistre: un plan fixe nous montre le soleil, boule de feu éclatante et rageuse. L'astre les forcera sans doute à fuir vers le nord pour le reste de leurs vies.

Robert McLeman, le géographe de l'Université d'Ottawa, me dit que quatre départements du gouvernement canadien lui ont demandé de les briefer sur les migrations climatiques et les problèmes de sécurité pouvant en résulter. Vus les efforts déployés pour renforcer la frontière canadienne après les attaques du 11 septembre 2001, difficile de partir du principe que les deux pays feront meilleur voisinage dans un monde surchauffé. James Lovelock, qui ne se fait jamais prier pour émettre une hypothèse extrême, pense qu'une Amérique chauffée à blanc pourrait même... envahir le Canada.

Si tout se dérègle au point de mettre la survie de l'humanité en danger, le nationalisme sera mis à rude épreuve. Les frontières tracées par l'homme (entre le Mexique et les Etats-Unis, les Etats-Unis et le Canada) pourraient faire ressortir la part la plus sombre de notre nature. Quand les terres intérieures deviendront invivables, nous nous amasserons peut-être autour des étendues d'eau potable, protégeant nos frontières à coup de canon, juchés sur nos bateaux militaires. Mais si nous voulons assurer la survie de la civilisation américaine, il serait plus logique de former une Union des Grands Lacs...

Les Canadiens ont déjà réussi à survivre en environnement hostile. Ils ont créé un pays de toute pièce sur une terre inhospitalière, ce qui explique sans doute leur penchant pour le collectivisme: les coopératives agricoles et financières sont légions, et un système de sécurité sociale à été mis en place dès 1940. Selon Homer-Dixon, même si le réchauffement climatique frappe le Canada plus durement que les Etats-Unis, les nordiques s'en tireront sans doute mieux que les Américains, ces individualistes à l'esprit trop entrepreneurial.
Seul espoir pour l'Amérique : que l'esprit socialiste du Canada finisse par la contaminer.

Josh Levin

Traduit par Jean-Clément Nau

Image de Une: Coucher de soleil au-dessus de New York Lucas Jackson / Reuters

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