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Ne pas faire (plus) de mal: cela devrait être l'objectif des Etats-Unis au Moyen-Orient

Temps de lecture : 11 min

A chaque fois que les Américains interviennent dans cette région, ils ne font qu'empirer les choses. Il est désormais temps de prendre ses distances sans regarder en arrière.

Barack Obama, le 9 août 2014. REUTERS/Yuri Gripas
Barack Obama, le 9 août 2014. REUTERS/Yuri Gripas

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais le Moyen-Orient va de mal en pis ces jours-ci.

En Syrie, la guerre civile se poursuit inexorablement. Israël et les Palestiniens ont passé le mois écoulé à patauger dans un énième bain de sang absurde (le plus gros flot sanguin étant palestinien). En Irak, l'EIIL ne cesse d'étendre sa domination, ce qui met l'existence de milliers de Yézidis en péril et a incité l'administration Obama à ordonner des raids aériens, pour fournir notamment une assistance humanitaire aux membres de cette minorité religieuse.

Pendant ce temps-là, à Bagdad, les responsables politiques préfèrent se tirer dans les pattes. La Libye poursuit sa progression vers le délitement total, faisant mentir tous les partisans de l'intervention occidentale qui s'étaient auto-congratulés au moment de la chute de Kadhafi.

Un général américain a été tué en Afghanistan et un nouveau scandale électoral y menace la démocratie, ce qui pourrait offrir de nouvelles opportunités aux Talibans, aux dépends de Kaboul.

L'ex-Premier ministre et tout nouveau président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a traité le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi de «tyran», ce qui est pour le moins cocasse compte-tenu des propres tendances autoritaires d'Erdoğan.

Les bisbilles diplomatiques entre l'Arabie saoudite, les Emirats Arabes Unis et le Qatar ne sont toujours pas résolues.

Et même la nature semble y mettre du sien: le dangereux virus MERS qui sévit sur la Péninsule arabique pourrait être transmissible par contact aérien.

Je suis certain que quelques bonnes nouvelles se sont cachées dans le lot, mais il faudra vraiment le vouloir pour les dénicher.

Avec une telle succession d'événements, les catilinaires et les Cassandre en viennent à pulluler comme des guêpes autour d'une table de pique-nique. Dans le Washington Post, le néoconservateur Eliot Cohen déplore le «naufrage» de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, et fait porter l'intégralité du chapeau à Obama, incapable selon lui d'admettre que «la guerre est la guerre» et de rallier la nation à l'idée d'en mener plusieurs (qu'importe que la dernière guerre pour laquelle Cohen se soit enthousiamé –l'invasion de l'Irak en 2003– ait causé bien plus de dégâts que tout ce qu'a pu faire Obama).

Un argumentaire bien plus convaincant nous est offert par l'ancien ambassadeur Chas Freeman, qui passe en revue plusieurs décennies d'ingérence des Etats-Unis dans la région et en tire cette conclusion déprimante:

«Difficile de trouver un seul projet américain au Moyen-Orient qui ne soit pas dans un cul-de-sac ou qui s'y précipite tout droit.»

Y a-t-il le moindre envers positif à cet affligeant décor? C'est possible. Après tout, quand les choses vont aussi mal, difficile d'échapper à la nécessité de revoir de fond en comble la ligne de conduite américaine dans la région. Et en faisant abstraction de nos chers tabous et autres mots d'ordre afin d'adopter un nouveau point de vue, que pourrions-nous observer?

Plus de partenaire valable

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les interventions que cite Freeman se sont déroulées en partenariat avec divers alliés locaux. De telles alliances ont certainement relevé d'une nécessité stratégique pendant la Guerre froide (bien que cela soit aussi sujet à débat), mais la triste réalité actuelle, c'est que les Etats-Unis ne peuvent plus compter sur le moindre partenaire valable.

L’Egypte est une dictature militaire corrompue à l'avenir sinistre et, en Turquie, le régime d'Erdoğan et de l'AKP s'oriente tout droit vers le parti unique, tandis que son ambitieuse politique étrangère à «zéro problème» a méchamment déraillé.

En Syrie, hors de question d’œuvrer avec Bachar el-Assad –et pour de bonnes raisons–, mais la plupart de ses opposants sont loin d'être pour autant fréquentables.

L'Arabie saoudite est une monarchie théocratique et gériatrique qui traite la moitié de sa population –les femmes– comme des citoyens de seconde zone (au mieux).

L'Iran est un autre genre de régime théocratique: le pays peut se targuer d'éléments quasi démocratiques dans son fonctionnement, mais son passif en matière de droits de l'homme est abyssal et ses ambitions régionales des plus préoccupantes.

Et le paysage ne s'améliore pas vraiment en poursuivant la visite.

En Jordanie, la monarchie hachémite est un allié depuis des décennies, mais elle demeure lourdement dépendante d'un soutien extérieur, ce qui la rend trop faible et trop fragile pour être le pilier de l'engagement américain. Idem pour le Liban.

La Libye n'a même pas de gouvernement, ni même le début d'un commencement d'autorité avec laquelle les Etats-Unis seraient susceptibles de vouloir s'associer.

Israël achève sa dernière offensive contre les Palestiniens –sans le moindre objectif stratégique à long-terme– et son évolution droitière fait que des personnalités politiques de premier plan y prônent aujourd'hui ouvertement des logiques éliminationnistes.

Par ailleurs, la «relation spéciale» qu'entretiennent les Etats-Unis et Israël est un carburant de l'anti-américanisme et fait passer Washington pour aussi hypocrite qu’incapable aux yeux d'à peu près tout le monde.

Mais du côté des groupes politiques palestiniens, la situation n'est pas non plus rose: l'Autorité palestinienne est corrompue et impuissante, et certains éléments du Hamas en sont toujours à promouvoir un anti-sémitisme résolument toxique.

Des Etats comme le Qatar et le Bahreïn n'ont pas de ressources foncières suffisantes pour accueillir des bases américaines et bon nombre de ces gouvernements coopèrent avec les Etats-Unis uniquement par intérêt, quoiqu'il soit difficile, à l'heure actuelle, de trouver quiconque dans la région susceptible d'être un atout moral ou stratégique véritablement authentique.

Face à un environnement aussi peu prometteur, quelle serait la chose sensée –ou même, oserais-je dire, réaliste– à faire pour les Etats-Unis?

La réponse familière consiste à dire que le monde est imparfait et que nous n'avons pas d'autre choix que de faire avec. On se pince le nez et on tombe d'accord avec les parties les moins problématiques de la région. Ou, pour reprendre une formule chère à Michael Corleone, ça n'a rien de personnel, ce sont juste les affaires.

Quel intérêt pour les Etats-Unis?

Mais défendre un tel point de vue, c'est partir du principe qu'un engagement profond avec cette zone troublée est toujours essentiel aux intérêts nationaux des Etats-Unis, ce qui suppose en outre que les Etats-Unis tirent de nets bénéfices de leur récurrente ingérence, effectuée au nom de partenaires pas toujours vraiment très loyaux. En d'autres termes, cela suppose que ces partenariats et cet engagement conséquent des Etats-Unis améliorent la sécurité et la prospérité des Américains chez eux. Mais compte-tenu de la situation actuelle de la région et de celle de la majorité de nos putatifs alliés, une telle hypothèse est de plus en plus contestable.

De fait, la plupart des conflits et des divisions qui agitent aujourd'hui la région ne représentent pas de menaces directes et mortelles envers les intérêts vitaux des Etats-Unis. Voir ce qui se passe en Syrie, à Gaza, ou ce qui arrive à la démocratie israélienne est évidemment très douloureux, mais, pour la grande majorité des Américains, ces événements n'ont que très peu d'impact direct sur leur existence. A moins, évidemment, que nous soyons assez stupides pour nous replonger la tête la première dans ce maelstrom.

En outre, le Moyen-Orient contemporain est déchiré par une série de conflits où les lignes de front se chevauchent et qui sont principalement dus à des échecs gouvernementaux répétés, eux-mêmes exacerbés par des interventions extérieures hasardeuses.

Il y a l'opposition entre sunnites et chiites, évidemment, entre islamistes (de différentes branches) et entre régimes autoritaires traditionnels (là encore d'espèces diverses). Ajoutez à cela des conflits incarnant des dissensions religieuses (comme en Syrie, au Liban, en Irak et ailleurs) et la vieille méfiance réciproque entre Arabes et Perses. Et n'oubliez pas le conflit entre juifs d'Israël et arabes de Palestine, dont l'écho se répercute dans tout le monde arabe et musulman.

Au lieu de se la jouer acrobate hyperactif jonglant avec des douzaines d'assiettes, le mieux serait peut-être de prendre encore davantage nos distances

Et c'est là que les Américains feraient bien de se rappeler que, si les Etats-Unis ont sans doute des intérêts permanents dans la région, il n'y ont pas pour autant des amis éternels.

Eu égard à ses intérêts stratégiques, l'objectif central des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale a été d'empêcher que quiconque ne fasse main basse sur le Golfe Persique et ses richesses pétrolières.

Toutes les divisions et les dissensions secouant la région ont beau nous tourmenter, ces conflits éloignent aussi plus que jamais la possibilité qu'une seule puissance arrive un jour à y asseoir sa domination.

Qui pense sérieusement que l'Iran, l'Irak, l'Arabie saoudite, l’Etat islamique (ex-EIIL), les Kurdes, la Russie, la Turquie, la Chine ou n'importe qui d'autre soit en mesure de s'approprier et de gérer cette vaste et turbulente région et d'y apaiser tensions et conflits? Absolument personne. Et même si c'était le cas, l'objectif stratégique central et principal des Etats-Unis serait réalisé, que Washington lève ou non le petit doigt.

Ce que nous enseigne le passé

D'aucuns pourraient faire valoir qu'essayer de mettre fin aux souffrances des populations engage notre responsabilité morale, et qu'il en va d'un impératif stratégique à éradiquer les terroristes et éviter la propagation d'armes de destruction massive.

Ce sont des objectifs on ne peut plus louables, mais si l'histoire des vingt dernières années nous enseigne la moindre chose, c'est que des interventions armées visant à résoudre de tels problèmes que font en réalité que les empirer. L’Etat islamique n'existerait pas si les néo-cons ne nous avait pas poussés aveuglément en Irak, et l'Iran serait moins justifié à rêver à un arsenal nucléaire si le pays n'avait pas vu les Etats-Unis peser de tout leur poids sur la région et le menacer directement par un changement de régime.

Donc au lieu de se la jouer acrobate hyperactif jonglant avec des douzaines d'assiettes, le mieux serait peut-être de prendre encore davantage nos distances.

Non, je ne veux pas parler d’isolationnisme: ce que je veux dire, c'est prendre vraiment au sérieux l'idée d'un désengagement stratégique et faire descendre toute la région encore un peu plus bas dans la liste des priorités de l'Amérique en matière de politique étrangère.

D'abord, arrêtons de vouloir régler le conflit israélo-palestinien

Au lieu de cajoler constamment ces pays pour qu'ils fassent ce qu'on estime le meilleur –et ne recevoir d'eux que mépris ou griefs en échange– peut-être devrions-nous les laisser se dépatouiller tous seuls avec leurs problèmes pendant un petit moment. Et si l'un d'entre eux veut faire appel à l'assistance américaine, qu'il y mette le prix.

Entre autres, la politique que j'envisage ici signifierait que les Etats-Unis en finissent avec leurs vaines tentatives de trouver une solution au conflit israélo-palestinien. Par le passé, j'ai pu m'inscrire en faux contre un tel projet, mais il est désormais évident qu'aucun président ne voudra braver les partisans américains d'Israël et rendre l'aide que les Etats-Unis apportent à Israël conditionnée à la fin de l'occupation. D'ici là, toutes les tentatives de paix, même les mieux intentionnées du monde, resteront inexorablement lettre morte.

Un réaliste a bien aussi le droit de rêver, non?

Au lieu de gaspiller un prestige et un temps précieux pour des efforts aussi stériles, le gouvernement américain devrait sortir de ce puits sans fond tant qu'il n'est pas disposé à dépasser son habituel ballottement entre palabres et suppliques.

Si les dirigeants israéliens veulent risquer leur propre avenir en créant un «grand Israël», qu'il en soit ainsi. Pour Israël, il serait regrettable que le pays finisse en apartheid et en paria international, mais empêcher une telle destinée ne relève pas des intérêts vitaux des Etats-Unis (si c'était le cas, la politique américaine depuis Oslo aurait été bien différente).

Pour être cohérent, bien sûr, les Etats-Unis devraient aussi cesser d'aider économiquement et militairement l’Egypte, Israël et peut-être quelques autres. Je ne m'attends pas à ce que le Congrès se déniche subitement une colonne vertébrale et fasse ce qu'il y a à faire, mais un réaliste a bien aussi le droit de rêver, non? Et même si la «relation spéciale» reste plus ou moins en l'état, que les diplomates américains cessent a minima de perdre davantage de temps et d'énergie à tenter l'impossible.

A l'évidence, la trajectoire que j'envisage ici laissera probablement le Moyen-Orient dans un état déplorable et ce pendant un petit bout de temps. Mais c'est ce qui va de toutes façons lui arriver, qu'importe les décisions de Washington.

La question est donc: faut-il que les Etats-Unis versent encore davantage de sang et d'argent pour une série d'opérations futiles, et d'une façon qui énervera tout plein de gens dans la région et les leur donnera envie d'une quelconque vengeance? Ou est-ce que les Etats-Unis devraient plutôt prendre leurs distances avec tout le monde dans la région et se préparer à intervenir uniquement si la vie d'un nombre substantiel d'Américains est en danger, voire dans l'improbable éventualité d'une réelle et imminente menace d'hégémonie régionale?

Cela pourrait difficilement être pire que maintenant

La seconde solution relèverait d'un changement radical pour la politique étrangère américaine, et je peux déjà en envisager quelques effets secondaires adverses.

A moins que les Américains souffrent d'une dépendance masochiste à l'échec, c'est apparemment le moment idéal pour une refonte

Certains gouvernements locaux pourraient être moins enclins à partager des renseignements avec nous ou à collaborer sur le plan de la lutte contre le terrorisme. Ce serait malheureux, mais d'un autre côté, vu que le terrorisme anti-américain qui fermente dans la région est globalement une violente réaction à d'anciennes manœuvres des Etats-Unis, un moindre engagement de notre politique étrangère pourrait plutôt permettre d'atténuer le problème.

Dans tous les cas, dans ses résultats, cette nouvelle approche pourrait difficilement faire pire que tout ce que les Etats-Unis ont réussi à accomplir ces vingt et quelques dernières années. A moins que les Américains souffrent d'une dépendance masochiste à l'échec, c'est apparemment le moment idéal pour une telle refonte.

Un dernier point: cela n'empêcherait pas une action des Etats-Unis limitée à des objectifs purement humanitaires –comme les parachutages de vivres et de ressources à destination des minorités religieuses assiégées en Irak et menacées par la famine.

Il ne s'agit pas d'un «engagement profond»; tout au plus, c'est essayer de sauver des populations d'une mort imminente. Mais je n'enverrais pas des forces militaires américaines –y compris des drones ou des avions– pour remporter une bataille que le gouvernement irakien ou les Kurdes sont incapables de gagner seuls.

Les Etats-Unis ont passé une bonne partie de ces dix dernières années à traquer cet insaisissable Graal, et le résultat en a justement été le genre de chaos et de rivalités religieuses à l'origine de cette toute dernière crise.

Nous avons peut-être la possibilité de faire un peu de bien aux minorités en danger, mais, par-dessus tout, qu'on ne fasse pas davantage de mal, ni à la région, ni à nous-mêmes.

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