«Don't do stupid shit.» Barack Obama a raison en politique étrangère, il vaut mieux ne pas faire de «conneries» («bêtises», en langage plus diplomatique). Hillary Clinton, qui fut sa secrétaire d’Etat après avoir été sa rivale à l’élection présidentielle de 2008, a aussi raison: «Don't do stupid shit» ne peut pas constituer une doctrine de politique étrangère, vient de déclarer celle qui pourrait être la candidate démocrate en 2016, dans un long entretien avec le magazine The Atlantic.
Elle reconnaît elle-même qu’elle en est encore au stade de la réflexion, à la recherche d’une conception globale de l’action extérieure qui refuse à la fois l’isolationnisme et l’aventurisme. Cet équilibre que Barack Obama n’a pas trouvé après l’interventionnisme des années George W. Bush.
Quelle est la différence entre la Syrie et Erbil?
Mesuré à l’aune des décisions du président américain au cours de l’année écoulée, c’eut été une «bêtise» d’intervenir en Syrie à l’été 2013 quand Bachar el-Assad a utilisé des armes chimiques contre sa propre population. Et c’eut été une «bêtise» de ne pas intervenir un an plus tard quand les djihadistes de l’Etat islamique chassent les chrétiens d’Irak, menacent la minorité yazidie et s’avancent jusqu’aux porte d’Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan irakien.
Quelle est la différence radicale entre ces deux situations? Pourquoi Barack Obama, dans le premier cas, refuse-t-il d’ordonner les frappes aériennes qui auraient sans doute porté un coup au régime de Damas, et pourquoi, dans le deuxième cas, envoie-t-il ses avions et ses drones pilonner l’artillerie du «califat»?
Pour les critiques du président, ces changements sont une marque d’hésitation et une preuve de faiblesse.
Mais des décisions apparemment contradictoires peuvent s’expliquer par l’analyse de situations différentes. En Syrie, Barack Obama s’est longtemps méfié des groupes hétéroclites composant l’opposition. Il n’était pas le seul. La plupart des dirigeants occidentaux craignaient comme lui que des livraisons d’armes n’aboutissent dans «de mauvaises mains», c’est-à-dire chez les islamistes les plus extrémistes. De plus, ces derniers étaient déjà largement alimentés par les pays du Golfe et par l’Arabie saoudite.
Hillary Clinton n'a pas tort
Toutefois, Hillary Clinton n’a pas tort quand elle reproche à demi-mot au chef de la Maison blanche d’avoir négligé les forces laïques et démocratiques de l’opposition syrienne, permettant ainsi la création d’un rapport de forces favorable aux plus radicaux. Voilà ce qu'elle déclare à The Atlantic:
«L’incapacité à contribuer à la construction d’une force militaire crédible chez les gens qui étaient les organisateurs des protestations contre Assad –il y avait des islamistes, des laïques, des gens entre les deux–, cette incapacité a créé un grand vide que les djihadistes ont maintenant rempli.»
En d’autres termes, les combattants de l’Etat islamique que l’on retrouve aujourd’hui en Irak ont profité de la retenue américaine en Syrie pour se renforcer. Quand elle était secrétaire d’Etat, jusqu’en janvier 2013, Hillary Clinton s’était d’ailleurs prononcée pour une aide américaine accrue à l’opposition syrienne. Comme plusieurs conseillers (ou conseillères) du président, telles Samantha Power ou Susan Rice, mais Barack Obama en avait décidé autrement.
Outre la confusion régnant dans l’opposition à Bachar el-Assad, une autre raison a emporté son refus d’intervenir: l’expérience calamiteuse de la guerre américaine en Irak que lui avait léguée son prédécesseur. Obama avait été élu pour terminer la guerre en Irak, ce qu’il a fait –ou cru faire– en 2011. Ce n’était pas pour risquer une nouvelle aventure en Syrie. D’autant plus que le précédent libyen et le chaos post-Kadhafi ne l’incitaient pas à braver ses réticences spontanées.
Les mêmes considérations auraient pu jouer à propos de l’Irak et, au début de l’avancée de l’Etat islamique, elles ont incité le président américain à une grande prudence. La donne a changé avec la menace pesant sur le Kurdistan et sur Erbil.
... Mais Obama a ses raisons
D’abord, la capitale kurde abrite une forte représentation américaine récemment renforcée par le transfert d’une partie du personnel diplomatique en poste à Bagdad. Barack Obama, qui a pris grand soin de ne jamais déclarer une opposition de principe à toute intervention militaire des Etats-Unis, a érigé la menace directe pesant sur des citoyens ou des intérêts américains en un des critères justifiant l’usage de la force.
D’autre part, la région autonome du Kurdistan est une alliée des Etats-Unis et un des seuls endroits où se trouve un gouvernement «convenable» (decent en VO) de toute la région. Outre les Kurdes, les chrétiens et d’autres minorités sont pourchassés par les djihadistes.
Obama ressent, évidemment, une responsabilité spéciale envers l'Irak
En Syrie, la Russie s’est présentée comme le rempart des chrétiens face aux islamistes. Il ne fallait pas la laisser s’attribuer encore ce rôle en Irak, alors que Vladimir Poutine n’avait pas manqué de voler au secours du Premier ministre Nouri Kamal al-Maliki quand celui-ci était snobé par les Américains.
Enfin, Barack Obama ne peut pas ne pas ressentir une responsabilité spéciale envers l’Irak.
Le chaos qui règne dans le pays est avant tout la conséquence de l’intervention de 2003 et de l’incurie des responsables américains au lendemain de la chute de Saddam Hussein. Les structures étatiques ont été détruites, l’armée décimée, les représailles et affrontements religieux entre chiites et sunnites tolérés.
Sans doute Barack Obama a-t-il répété qu’il revenait d’abord aux Irakiens de trouver une issue à la crise politique et à se mobiliser contre l’Etat islamique. Toutefois, le retrait total des forces américaines en 2011 a laissé un vide que les extrémistes de tous bords ont rempli.
Pour Barack Obama, il n’y a pas de retour en arrière possible, mais il peut d’autant moins se désintéresser de ce qui se passe en Irak qu’un autre acteur est impliqué: l’Iran qui s’inquiète du sort des chiites irakiens et a donc le même intérêt que Washington à arrêter la progression du «califat».
Un président à l'aise avec la complexité
Responsable du Council on Foreign Relations de New York, le politologue Richard Haass décrit l’état d’un monde dépourvu de structure dominante. La politique étrangère ne saurait y être guidée par un seul principe, comme au temps de la guerre froide. Les relations entre les divers protagonistes sont complexes:
«Vous pouvez coopérer avec certains pays sur certains sujets certains jours de la semaine, et être en rivalité avec ces mêmes pays sur d’autres sujets à d’autres moments.»
Jusqu’à maintenant, les sujets et les conflits n’ont pas interféré les uns avec les autres. Washington et Moscou sont adversaires en Ukraine mais continuent de travailler ensemble sur le nucléaire iranien. Les Etats-Unis sanctionnent l’Iran pour l’amener à un compromis sur son programme nucléaire, mais ont un intérêt objectif commun à lutter contre le «califat». Les djihadistes sont des ennemis en Irak, mais dans une certaine mesure et jusqu’à une date récente, ils étaient utiles dans l’opposition à Bachar el-Assad.
Cette complexité ne déplaît pas à Barak Obama qui se trouve intellectuellement à l’aise au milieu de ces défis. Il en analyse avec acuité les interconnexions et les subtilités.
Mais est-ce un avantage pour un «commandant en chef»? Cette compréhension fine de la complexité du monde a tendance à le paralyser plus qu’à l’inciter à agir. Il vient d’accorder un long entretien à Thomas Friedman du New York Times. Il y passe en revue tous les problèmes du monde. Il apparaît moins comme le président des Etats-Unis que comme un brillant commentateur.