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Le cycle perpétuel de la hype

Temps de lecture : 6 min

Ou comment les technologies futuristes passent de mode avant de connaître un retour en grâce.

Des Google Glass. REUTERS/David W Cerny
Des Google Glass. REUTERS/David W Cerny

«La réalité virtuelle sera sans doute l’une des grandes technologies de notre avenir. Elle permettra d’immenses progrès dans de nombreux secteurs. La plupart des gens se concentrent aujourd’hui sur ses applications dans le secteur des loisirs, mais ses véritables impacts se feront dans les domaines des arts, des affaires, des communications, du design, de l’éducation, de l’ingénierie, de la médecine et de nombreux autres secteurs.»

Ce texte est extrait d’un article publié en 1996 dans un magazine baptisé Futurist. A l’époque, cela semblait tout à fait probable. La réalité virtuelle était partout au milieu des années 1990, des consoles de jeux Nintendo aux films hollywoodiens, en passant par les chansons de Jamiroquai. Enfin, du moins, l’idée de la réalité virtuelle était partout.

Dans la pratique, cependant, la réalité virtuelle n’a pas marché. Limités par des processeurs trop lents et des détecteurs de mouvements encore sommaires, les ingénieurs furent incapables de rendre l’expérience réellement captivante. Et du côté logiciel, le développement de mondes interactifs en 3D s’avéra fastidieux. Une recherche sur Google Ngram montre que la popularité du mot était à son apogée en 1998 et chuta ensuite. La réalité virtuelle était apparemment une voie technologique sans issue.

Mais était-ce vraiment le cas? En 2012, une start-up du nom d’Oculus annonçait son projet de développer des «casques de réalité virtuelle vraiment immersifs pour les jeux vidéo» et sa campagne sur Kickstarter permit de lever 2,4 millions de dollars en quelques jours seulement.

Deux ans plus tard, Mark Zuckerberg annonçait que Facebook allait débourser deux milliards de dollars pour racheter Oculus VR. Aujourd’hui, Sony et Samsung sont en train de construire leurs propres casques de réalité virtuelle et le fondateur d’Oculus, Palmer Luckey, a fait la couverture de Wired.

La réalité virtuelle serait, comme l’annonce le sous-titre de son portrait «sur le point de révolutionner le monde du jeu, le cinéma, la TV, la musique, le design, la médecine, le sexe, le sport, l’art, les voyages, les réseaux sociaux, l’éducation… et la réalité». Rien que ça!

Cela peut sonner comme le récit exceptionnel d’une technologie passée de mode qui connaît un incroyable retour en grâce après des années de sommeil. Mais, comme nous l’explique Jackie Fenn, vice-présidente de Gartner, société de recherches sur les technologies, cela n’a rien d’exceptionnel. A vrai dire, c’est même plutôt tout le contraire.

Selon elle, si l’on examine l’histoire de presque toutes les grandes technologies qui ont eu du succès au siècle dernier, on obtient des schémas similaires. Tout d’abord, il y a la découverte, qui génère une certaine tendance attirant les consommateurs «pionniers» et «évangélistes». Puis, les médias traitent du sujet avec force superlatifs pour rendre compte des merveilles qui attendent les futurs utilisateurs. Flairant le bon coup, les hommes d’affaires emboîtent le pas. Il ne reste plus qu’à attendre l’adoption par le grand public.

Mais le train de la mode va plus vite que celui du progrès. Il faut plusieurs mois pour qu’une idée révolutionnaire fasse le buzz, soit en une des magazines et donne des idées aux industriels. Il faut des années, voire des décennies, pour en faire un produit grand public qui fonctionne.

Déçus par les résultats des premiers prototypes et avides de nouvelles histoires à raconter, les mêmes médias qui avaient loué la nouvelle technologie se retournent contre elle. Le public devient cynique. Les entrepreneurs qui avaient sauté sur la nouveauté l’abandonnent tout aussi rapidement. Et les premiers utilisateurs passent à quelque chose d’autre.

Pourtant, si la technologie tient vraiment ses promesses, selon Jackie Fenn, elle ne meurt pas. Quelqu’un, quelque part (un bricoleur de génie dans son garage ou un ingénieur dans un riche laboratoire isolé des pressions du marché) continue à travailler dessus. Ils tirent des leçons des erreurs qui ont été faites et en tirent une vision plus réaliste des forces et des limitations de la technologie en question. Au final, l’idée refait surface et finit par être acceptée par le grand public.

Jackie Fenn nomme cela le «hype cycle» (cycle de la mode). Cela ressemble à ça:

Jackie Fenn est convaincue que ce cycle est plus ou moins prévisible et qu’il peut s’appliquer aussi bien aux stratégies économiques qu’aux technologies émergentes. Son livre de 2008 Mastering the Hype Cycle prend pour exemples les cartes de fidélité, le commerce électronique et l’idée de «business models». Chacune de ces idées a connu une mode soudaine, suivie d’un contrecoup et d’une disgrâce avant de se stabiliser.

En se fondant sur le travail de Fenn, Gartner a commencé à publier des rapports annuels sur les «hype cycles» qui indiquent où se situent diverses tendances sur cette courbe en S, permettant de prédire quelles technologies devraient décliner ou connaître un regain d’intérêt à l’avenir.

Le rapport de 2010 de la société avait, par exemple, estimé sans se tromper que les téléviseurs 3D à écrans plats étaient surcotés. Celui de 2013 prévoyait le même avenir aux big data, à la ludification et l’impression 3D grand public. L’impression 3D professionnelle, néanmoins, avait atteint la phase d’éclaircissement, tandis que la reconnaissance vocale atteignait le pallier de productivité (ce avec quoi je suis assez d’accord).

Le hype cycle de 2013 selon Gartner.


Aussi plaisant soit ce modèle, néanmoins, le progrès ne suit pas toujours un trajet vraiment prévisible. Certaines technologies, comme le World Wide Web, rencontrent assez peu d’obstacles sur le chemin qui les mène à la reconnaissance internationale (Vous vous souvenez quand Newsweek minimisait son avenir en 1995?). D’autres, comme la réalité virtuelle, subissent des revers si importants qu’elles entrent dans de longues périodes d’hibernation avant de refaire surface.

Et comme l’a fait remarquer Matt Novak sur le blog Paleofuture de Gizmodo, plusieurs avenirs high-tech que l’on nous avait promis ne se sont jamais vraiment réalisés (ou, du moins, pas dans la forme prévue à leur origine).

Parfois, comme avec le vidéophone créé par Bell Labs dans les années 1960, c’est au moins en partie parce qu’ils ne correspondent pas aux infrastructures existantes.

On pourrait dire la même chose des voitures électriques. Elles connurent leur heure de gloire au début du XXe siècle, mais, les routes s’améliorant, elles cédèrent la place à des voitures à essence dotées d’une plus grande autonomie et nous avons fini par avoir de vastes réseaux de stations essence en lieu et place de stations de rechargement.

Dire qu’aucune de ces idées n’a rebondi rapidement serait en dessous de la vérité. Mais, ici encore, aucune n’est vraiment morte.



Pub d'AT&T

Près d’un siècle plus tard, les voitures électriques sont de retour, repensées en véhicules urbains de luxe. Le vidéophone a pour sa part fait sa réapparition en temps que gadget lors d’une vidéo promotionnelle de la société AT&T en 1993, mais il ressemblait encore beaucoup aux téléphones de l’époque. En fin de compte, comme le remarque Novak, «le vidéophone a conquis l’humanité» non pas en temps que matériel, mais en temps que logiciel (comme Skype ou FaceTime).

La réalité virtuelle, suggère Novak, est en train de connaître une métamorphose similaire.

Si vous regardez autour de vous dans une pièce bondée, vous aurez peu de chances de voir quelqu’un avec un casque de réalité virtuelle, mais vous verrez une myriade de gens les yeux rivés sur un écran minuscule au travers duquel ils vivent une vie numérique pleine de pseudos, d’avatars, de collègues éloignés et d’amis virtuels.

Il semble aujourd’hui que les casques de réalité virtuelle soient également sur le point de faire leur retour. Mais sont-ils en phase d’éclaircissement ou juste au départ d’un nouveau cycle? Jackie Fenn dit n’être sûre de rien.

Pour tout dire, je doute que quiconque puisse être sûr de quelque chose en la matière. Si l’on prend assez de recul, le cycle de la mode se met à ressembler moins à un simple processus discret qu’à une vague sans fin.

Mais il y a tout de même une chose que nous savons: les tendances futuristes d’aujourd’hui, des Google Glass au big data en passant par les MOOC, connaîtront des revers. Les gens s’en moqueront, tout ne marchera pas comme prévu et tous ceux qui s’attendaient à une révolution immédiate seront déçus.

Mais nous savons aussi que cela n’annoncera en rien la fin de la technologie «mettable», de l’analyse de données ou de l’enseignement en ligne.

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