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Les terribles conséquences des «bonnes intentions» d’Israël

Temps de lecture : 7 min

Ou comment une nation civilisée peut sombrer dans les crimes de guerre.

Un palestinien dans sa maison détruite à Jabaliya (Gaza). REUTERS Finbarr O'Reilly.
Un palestinien dans sa maison détruite à Jabaliya (Gaza). REUTERS Finbarr O'Reilly.

Le 3 août, le New York Times a publié un rapport d’enquête sur la mort de 21 personnes dans une école des Nations unies à Gaza le 30 juillet. L’école, située dans le camp de réfugiés de Jabaliya, servait d’abri à plus de 3.000 Palestiniens ayant fui leur maison. Les informations disponibles à l’heure actuelle indiquent que c’est un tir d’artillerie israélien qui a tué les victimes.

Si l’on considère Israël comme un tyran, l’incident de Jabaliya ressemble à un massacre, l’une parmi de nombreuses attaques sur des cibles civiles. Si l’on considère Israël comme moral par essence –l’unique Etat juif au monde, démocratique, assiégé et agissant dans le but de se défendre– la conclusion naturelle est que quelqu’un d’autre, assurément le Hamas, doit être responsable de cette erreur.

Mais les faits suggèrent que la vérité est peut-être entre deux: tout pays civilisé pourrait commettre une telle atrocité. Cela n’en fait pas moins une atrocité pour autant. En fait, cela ne fait que rendre l’atrocité encore plus dérangeante.

Voici les faits, tels qu’ils ont été compilés par les enquêteurs de l’ONU et par le New York Times. L’ONU tient de nombreux abris à Gaza et envoie régulièrement leurs coordonnées GPS aux Forces de défense d'Israël. Tsahal avait les coordonnées de ce site. Comme d’autres sites similaires, il portait un drapeau de l’ONU.

Sur la base des munitions, des éclats d’obus, des estimations de trajectoires et des témoignages de plus d’une vingtaine de témoins, les enquêteurs de l’ONU ont conclu que trois obus avaient touché des maisons en face de l’école, que deux avaient touché une salle de classe où des réfugiés dormaient et qu’un autre avait touché la cour, où des hommes faisaient la prière.

Selon Ben Hubbard et Jodi Rudoren, reporters au New York Times:

«… le nombre, la trajectoire et les traces dexplosion dobus pointent tous en direction de lartillerie. Les représentants des Nations unies ont dit que des fragments dobus trouvés sur le site avaient des codes correspondant à des obus non explosés récupérés dans dautres écoles, que les experts en munitions ont identifiés comme des obus dartillerie de 155 millimètres. Les dégâts constatés indiquaient que les obus venaient du nord-est où les unités dartillerie israéliennes sont stationnées, dans les collines à lextérieur de la frontière avec Gaza.»

Israël a reçu de nombreuses preuves en images de la destruction de la part de l’ONU le 30 juillet.

A ce moment-là, une porte-parole de Tsahal a dit que des militants avaient «ouvert le feu contre des soldats israéliens depuis les environs» de l'école et que les troupes israéliennes avaient «répondu en tirant en direction de l’origine des tirs». Le New York Times dit avoir envoyé par e-mail un plan des endroits bombardés au porte-parole de Tsahal, le lieutenant-colonel Peter Lerner, en lui «demandant de montrer où les forces israéliennes opéraient et depuis où, dans un rayon de 200 yards (un peu moins de 200m, NDLR) autour de l’école, ils avaient vu des tirs ennemis; il n’a pas répondu.»

Quand le New York Times a contacté le général israélien dont le comité enquête sur ce genre d’incident, il «a dit qu’il ne connaissait pas les détails de ce qui s’était passé à Jabaliya parce que les troupes impliquées étaient toujours sur le terrain et qu’elles n'avaient par conséquent pas été interrogées».

Le général autant que le porte-parole de Tsahal «ont refusé de dire quelles munitions avaient été utilisées». Le New York Times a également demandé à parler avec des représentants de l’Administration israélienne de coordination et de liaison, qui s’occupe des communications entre Tsahal et les organisations internationales. Ces demandes «n’ont pas été accordées, et des questions détaillées posées par écrit n’ont pas reçu de réponse».

Si Tsahal a causé ces morts, comment cette culpabilité peut-elle s’accorder avec son engagement déclaré à épargner les civils? Comment cela a-t-il pu arriver? Voici quatre réponses.

1.Les bonnes intentions

Après la guerre de Gaza en 2009, un rapport de l’ONU a accusé Israël d’avoir délibérément tué des civils dans une attaque sur une autre école. Israël a insisté sur le fait que les morts de civils étaient accidentelles et que ses forces avaient visé des militants qui tiraient un mortier depuis un site à 80 mètres de là. La personne chargée du rapport, Richard Goldstone, a plus tard renoncé à son accusation selon laquelle l’attaque était délibérée. Israël a pris cela pour une exonération.

Mais l’intentionnalité ne fait pas tout. Comme le New York Times le souligne, Gladstone n’a jamais retiré la conclusion du rapport, laquelle disait que l’attaque de 2009 «ne [pouvait] pas passer le test de ce qu’un commandant responsable aurait considéré comme une perte acceptable de vie de civils par rapport à l’avantage militaire recherché».

La même mentalité a cours aujourd’hui. D’après le décompte du New York Times, six abris de l’ONU ont été touchés durant la guerre actuelle. Les représentants de Tsahal insistent sur le fait qu’aucun d’eux n’était ciblé.

Mais il arrive un moment où vous avez accumulé tant d’accidents et de morts que les bonnes intentions ne sont plus une excuse suffisante. En fait, votre fixation sur les bonnes intentions est ce qui vous aveugle et vous rend négligent.

2.La dérive des armes

Lorsqu’on se focalise sur les intentions, on peut facilement perdre de vue des décisions tactiques qui ont pour effet collatéral de mettre des civils en danger. Le passage de Tsahal des missiles guidés à l’artillerie arrive ici en tête de liste. Sur la base de ce que dit l’ONU et de ses propres constatations, le New York Times dit que les tirs fatals à Jabaliya «venaient en toute vraisemblance d’artillerie lourde qui n’était pas destinée à un usage de précision». Une telle artillerie est «considérée comme efficace si elle atterrit à 50 yards (45m, NDLR) de sa cible». Cette marge d’erreur augmente manifestement le risque envers les civils.

Un avocat spécialisé dans les droits de l’homme dit au New York Times que peu importe l’énergie qu’on y met, «on ne peut tout simplement pas pointer ce type d’arme avec suffisamment de précision dans cet environnement parce qu’elle est si destructrice».

Du point de vue des bonnes intentions, voilà une excuse. Mais la moralité n’a pas seulement à voir avec l’endroit où on vise. Il y a aussi l’arme que l’on utilise. Il est facile de se dire qu’on a visé du mieux qu’on a pu, quand la décision fatale était d’utiliser une arme avec laquelle on n’aurait pas pu viser mieux.

3.La dérive contextuelle

Le général israélien anonyme interviewé par le New York Times dit que juste avant que l’école ne soit touchée, «des gens du Hamas tiraient sur» des soldats israéliens qui essayaient de démolir un tunnel du Hamas.

Le New York Times a demandé au général s’il était acceptable de faire usage d’artillerie dans cette situation, surtout sachant qu’aucun soldat israélien n’avait été blessé par les tirs du Hamas. Il a répondu que «la question était de savoir s’ils étaient ou pas devant un risque important ou imminent».

S’ils se trouvaient devant un risque imminent, a-t-il argumenté, alors ils pourraient être «autorisés à envoyer l’artillerie ou des obus de mortier en direction de zones urbaines.»

Un général israélien abonde dans ce sens:

«[A]fin de secourir des forces qui se trouvent en difficulté, il faut quelquefois utiliser un peu plus de puissance armée.»

Un autre officiel israélien dit que c’est compliqué:

«Des terroristes qui tirent sur nos soldats, nos soldats qui réagissent.»

Mais ce raisonnement perd de sa pertinence quand on passe du défensif à l'offensif. Quand l’ennemi tire sur vos civils, c’est du terrorisme. Quand on envoie des troupes en territoire ennemi et que les troupes se font tirer dessus, ce n’est pas du terrorisme. C’est une bonne vieille guerre.

A Jabaliya, les seuls civils directement en danger étaient palestiniens. Dans ce contexte, lorsqu’on invoque un «risque imminent», on n’utilise plus la sécurité de ses civils pour justifier le meurtre de soldats ennemis. On utilise la sécurité de ses propres soldats pour justifier le meurtre de civils étrangers. Et on est celui qui expose les soldats au risque dès le départ, de par l’acte d’invasion.

4.Des boucliers humains

Les porte-paroles israéliens ont cité de nombreux cas dans lesquels des militants de Gaza avaient lancé des roquettes depuis des sites de l’ONU ou y avaient stocké des roquettes.

Dans les cas de Jabaliya et d’autres tragédies, le général retraité interviewé par le New York Times argumente que les combattants du Hamas essaient de s’attirer les attaques de Tsahal «et espèrent qu’une erreur causera un désastre, afin de délégitimiser Israël».

Le Premier ministre ainsi que d’autres représentants israéliens ont argumenté que l’utilisation par le Hamas de boucliers humains rendait celui-ci complètement responsable de toute perte civile à Gaza.

Il est d’autant plus facile d’appuyer sur la gâchette avec cette mentalité. Le New York Times dit que les autorités israéliennes n’ont fourni aucune preuve de la présence de combattants ennemis près de l’école de Jabaliya, et interroger les gens dans les rues voisines n’a permis de trouver personne qui ait vu des combattants dans les environs. Il n’y avait pas non plus de douilles ni de trous laissés par des balles.

Est-ce que l’utilisation fréquente de boucliers humains de la part de l’ennemi justifie le fait de tuer des civils dans un cas où il n’y a aucune preuve de ce comportement? Ce raisonnement a-t-il joué un rôle dans la décision de Tsahal de tirer?

D’une manière générale, j’ai de la sympathie pour Israël. Le pays attache largement plus de soin à épargner les civils que ne le fait le Hamas, et certaines de ses mesures pour réduire les pertes civiles sont exemplaires.

Mais on ne peut pas laisser cela nous aveugler quant à ce qui s’est passé ici.

L’effrayante conclusion dans le cas de Jabaliya est qu’il n’y a pas besoin d’être diabolique pour perpétrer une telle catastrophe. Il faut juste être humain.

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